Etat des lieux – La politique coloniale de la France à l’époque révolutionnaire

 Dossier Laméca

1802
La rébellion en Guadeloupe

ETAT DES LIEUX
LA POLITIQUE COLONIALE DE LA FRANCE A L'EPOQUE REVOLUTIONNAIRE

 

Notes sur le débat colonial en France à la veille de la Révolution

Le débat colonial est une réalité en France durant tout l'Ancien Régime, mais, au XVIIIème siècle, il prend une ampleur non négligeable. Au cœur de ce débat, l'utilité ou non d'avoir des colonies. Mais à l'époque du sucre-roi qui conditionne tant la vitalité économique des nations mercantilistes, la voix des adversaires de la colonisation ne pèse pas d'un poids bien lourd face à l'omniprésence et à la toute puissance du lobby colonial.

La controverse se fait jour sous la plume des philosophes des Lumières qui ont tous , ou presque, développé des thèses sur la question : de la "théorie des climats", avancée par Montesquieu pour justifier un esclavage que par ailleurs sa raison réprouve, aux "arpents de neige du Canada", évoqués par Voltaire pour cautionner le retour dans le giron français des isles à sucre préférées au Canada, ou encore avec les prises de position plus radicales d'un Diderot ou d'un Condorcet, l'on va de contradictions en contradictions chez ces hommes dont plusieurs ont investi des intérêts personnels dans les affaires coloniales.

A la veille de la Révolution le fossé se creuse entre partisans et adversaires, surtout sur les questions d'éthique, et notamment à propos de l'esclavage. Et si on en arrive à se regrouper en clubs de réflexion (Société des Amis des Noirs contre Club Massiac), c'est parce que les théories se radicalisent et que les projections dans l'avenir s'avèrent à la fois prophétiques et redoutables.

Finie l'époque où l'on pouvait se reconnaître dans les propos de l'intendant Dubuc :

Des nègres et des vivres pour des nègres, voilà toute l'économie des colonies.

Dans ses Mémoires, le marquis d'Argenson n'écrit-il pas ?

Les colonies coûtent cher et, je le demande, à quoi profitent-elles ? il faut perpétuellement inventer des expédients de tyrannie pour qu'elles restent dans la soumission, et par là, gêner leur commerce et leur subsistance… elles obéissent mal, se révoltent et finissent par se constituer en républiques indépendantes.

Désormais, il faut écouter Mirabeau :

Le monde nouveau certainement secouera le joug de l'ancien… Mais dès qu'une colonie aura fait le saut, autant en feront les autres.

Mais il faut surtout lire l'abbé Raynal :

Le nouvel hémisphère doit se détacher un jour de l'ancien. Ce grand déchirement est préparé en Amérique par l'accroissement de la population, des cultures, de l'industrie et des lumières. Tout s'achemine à cette scission et les progrès du mal dans l'ancien monde, et les progrès du bien dans l'autre…

De toute évidence, ces réflexions sont inspirées par l'exemple des 13 colonies américaines en rupture avec leur métropole anglaise. Dès lors, ce syndrome nord-américain traumatise les consciences et pèse sur le sort des colonies. D'autant que les économistes s'en mêlent et, à l'image d'Adam Smith, désignent le mode de production esclavagiste comme un frein au développement de l'économie mondiale. Les cahiers de doléance rédigés en vue des Etats Généraux de 1789 traduisent en partie cette prise de conscience : 44 d'entre eux évoquent cette question de l'esclavage : 24 émanent du Tiers Etat, 14 du Clergé et 8 de la Noblesse. Un seul, rédigé par le Tiers Etat de Nantes, réclame protection pour la traite des noirs, 15 optent pour l'adoucissement de l'esclavage et 25 demandent carrément son abolition.

 

L'évolution du statut des colonies sous la Révolution

Si la Constituante, dans la foulée de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, n'ose pas aller jusqu'à abolir l'esclavage, elle ne se désintéresse pas pour autant de la question coloniale.

Dès mars 1790, les Assemblées coloniales, créées deux ans plus tôt, sont habilitées à émettre des vœux et la liberté du commerce, tant réclamée par les colons, est facilitée. Les colonies sont, par ailleurs, autorisées à envoyer en France des délégués, puis leurs députés sont invités à participer au Comité colonial. En 1791, la création d'un ministère spécial des colonies est même envisagée mais se heurte à l'hostilité des colons dont les prétentions suscitent la vive réaction de Robespierre :

Périssent les colonies si les colons veulent, par les menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts. Je déclare au nom de la nation entière, qui veut être libre, que nous ne sacrifierons pas aux députés des colonies ni la nation, ni les colonies, ni l'humanité entière.

Sous la Législative, une timide avancée est opérée en direction des seuls libres de couleur auxquels l'on accorde, le 24 mars 1792, l'égalité des droits civils et politiques avec les blancs. Il faut donc attendre la Convention pour avoir des réformes structurelles réelles, avec la réglementation de la traite le 27 juillet 1793 et, surtout, la loi du 16 pluviose an 2 qui abolit l'esclavage dans les colonies. La Convention privilégie une politique d'assimilation des colonies. La Constitution de l'an 3 décrète, dans son article 6 :

Les colonies sont partie intégrante de la République et sont soumises aux même lois constitutionnelles. A ce titre, elles sont érigées en départements et l'on abolit les douanes entre la France et l'outremer.

Toutefois, Victor Hugues se refuse à appliquer cette Constitution à la Guadeloupe, la jugeant inadaptée et dangereuse.

Sous le Directoire, avec le retour au pouvoir de bon nombre de nostalgiques de l'Ancien Régime, chauds partisans de l'expansion coloniale, on constate un premier infléchissement de la politique du pouvoir métropolitain : on réglemente les obligations des propriétaires et des cultivateurs et l'on entame le rappel des fugitifs dont on commence à favoriser la restitution des biens confisqués. La brutalité des mesures prises sous le Consulat ne tardent pas à amener dans les îles des changements radicaux au point d'y susciter rébellions et répressions.

 

Bonaparte et les colonies

Napoléon Bonaparte, cet insulaire natif de la Corse, rêva un temps, lors de son jeune âge, de faire carrière dans le prestigieux corps des officiers de marine, synonyme de nombreux séjours dans l'univers colonial. Lors de son passage à l'Ecole militaire de Paris, il est instruit au quotidien des péripéties de la guerre d'Indépendance Américaine où s'illustrent plusieurs français parmi lesquels La Fayette, Rochambeau, de Grasse ou l'amiral d'Estaing.

Il ne cache d'ailleurs pas sa grande admiration pour l'abbé Raynal dont les écrits et les conseils inspirent sa politique outre-mer : expédition d'Egypte, restitution de la Louisiane qui avait été cédée à l'Espagne par Choiseul, hostilité à la politique coloniale de l'Angleterre…

Mais il acquiert la fibre coloniale surtout lorsqu'il sert, lors du siège de Toulon en 1794, sous les ordres du Général de brigade Dugommier. Ce colon guadeloupéen, vétéran de la guerre d'Indépendance, après s'être impliqué dans les premiers troubles de l'ère révolutionnaire aux Antilles, y dirige les opérations et désigne comme commandant d'artillerie le jeune Bonaparte. Ne lui prête-t-on pas ces propos visionnaires adressés ensuite à la Convention, à laquelle il réclamait le grade de Général pour son protégé ?

Récompensez et avancez ce jeune homme car, si on était ingrat envers lui, il s'avancerait tout seul.

Dans son testament, rédigé peu de temps avant sa mort à Sainte Hélène, Napoléon rend, du reste, un hommage vibrant à ce Général Dugommier avec lequel il eut de nombreux entretiens sur la vie dans les colonies et les richesses que celles-ci pouvaient procurer à leur métropole.

Ses rêves d'exotisme sont ensuite comblés lors de sa rencontre, puis son mariage, avec Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve de M. de Beauharnais, guillotiné par les Conventionnels. Cette fille originaire des Trois Ilets en Martinique, que Bonaparte appelle affectueusement son "colibri des îles", l'envoûte littéralement et l'initie aux parfums des Antilles en même temps qu'à son inconstance et à sa frivolité.

C'est donc un Bonaparte parfaitement avisé des questions coloniales, par ses lectures et ses rencontres multiples, qui accède au pouvoir sous le Consulat. Sa volonté de reconstituer un Empire colonial français, sérieusement malmené depuis la guerre de Sept ans, et même menacé de disparition par la politique conquérante de l'Angleterre, s'appuie, par conséquent, sur une connaissance précise des tenants et des aboutissants du monde colonial en général, et des Antilles en particulier. Une fois résolus les aléas de la diplomatie, et l'aboutissement de la paix avec l'Angleterre, c'est un homme décidé qui fait du retour à l'ordre ancien sa priorité d'action dans les îles.

 

Bonaparte veut rétablir l'ancien régime colonial

Bonaparte se préoccupe très tôt de légiférer en matière coloniale. Dès l'an 8, il réclame à l'amiral Ganteaume, Président du Conseil d'Etat, la préparation d'un texte érigeant un nouveau système de gouvernement pour Saint Domingue, la Guadeloupe, Bourbon et l'île de France.

Par un arrêté du 19 avril 1801, le cadre administratif de l'Ancien Régime colonial est restauré avec quelques aménagements : le Gouverneur devient le Capitaine-Général, l'Intendant est remplacé par un Préfet Colonial, mais perd l'administration de la justice puisqu'on instaure une séparation du pouvoir judiciaire avec l'institution d'un grand juge, le Commissaire de justice.

En réalité, cette réforme a pour but de renforcer la concentration des pouvoirs et la subordination de toutes les administrations aux ordres du Ministre des colonies, lui même homme de confiance du Premier Consul. Elle prend le contre-pied de la volonté d'assimilation contenue dans la Constitution de l'an 3, mais s'inscrit dans la droite ligne de l'esprit qui prévaut lors de l'élaboration de la Constitution de l'an 8. Celle-ci, en effet, dans son article 91, exclut les colonies de son champ d'application . "Le régime des colonies est déterminé par des lois spéciales", ce qui les replace juridiquement dans la situation de 1791, époque où sévissaient encore la traite et l'esclavage.

Bonaparte est convaincu que les troubles survenus aux Antilles depuis 1791 sont dus à la faiblesse du pouvoir central qui s'était vu imposer l'abolition de l'esclavage et n'avait pas su contrer le manque de patriotisme des blancs qui firent appel aux Anglais dans le seul but de ne pas perdre leurs propriétés et leurs esclaves. Il est donc bien décidé à y remédier, quitte à se déjuger.

Ainsi, il porte lui-même une entorse à cette Constitution de l'an 8 à la suite des événements sanglants de 1802, décrétant le 30 floréal An 10 (20 mai 1802), "que le régime des colonies est soumis pendant dix ans aux règlements qui seront faits par le gouvernement". Un mois plus tôt il avait prévu que, dans les colonies restituées au traité d'Amiens, "les tribunaux existant en 1789 continueraient de rendre la justice suivant les lois alors observées" .

Enfin, l'arrêté du 16 juin 1802 lève toute équivoque, déclarant que "pour l'état des personnes aux colonies, pour la propriété, pour la compétence des assemblées coloniales, les colonies seront réglées par les lois et règlements en vigueur avant 1789".

Difficile d'être plus clair : il ne reste plus qu'à légiférer pour abroger la loi du 16 pluviôse an 2 qui avait aboli l'esclavage. Sans le moindre scrupule, Bonaparte affiche ses contradictions en s'adaptant aux circonstances, rassurant tantôt les noirs dont il craint l'explosion, tantôt les blancs en les incitant à la patience, le temps d'organiser la force armée qui doit faciliter l'unification du système en imposant partout les vues du pouvoir.

 

Bonaparte et la question de l'esclavage

Les différents écrits, arrêtés ou décisions pris par Bonaparte à son arrivée au pouvoir ne laissent planer le moindre doute sur ses intentions eu égard à la pratique de l'esclavage dans les colonies. Néanmoins, il hérite d'une situation complexe puisque le décret du 16 pluviose an 2 a conduit à l'abolition effective de l'esclavage à Saint Domingue, en Guadeloupe et en Guyane. Par contre, ni la Martinique et Tabago, tombées aux mains des Anglais, ni les Mascareignes (Bourbon et île de France) qui ont renvoyé le porteur du décret, n'ont connu de rupture dans cette pratique.

Aussi, dès le lendemain du 18 brumaire, il entreprend une large consultation sur la question. Ses deux ministres de la Marine et des colonies successifs, Forfait puis Decrès, ont pour mission de réunir autour d'eux des colons, des militaires et des fonctionnaires afin de recueillir leurs points de vue. Or, ce sont, pour la plupart, d'anciens cadres de l'Ancien Régime comme l'ex commis du Roi, Guillaume de Vaivre, le chevalier de Fleurieu, ancien président de la section Marine au Conseil d'Etat, de Lacoste, chef de division coloniale sous Louis XVI, de Baudry de Lozières qui créa jadis une troupe royaliste à Saint Domingue ou encore Barné Marbois, l'ancien déporté de Sinnamary, très écouté par Bonaparte.

A cet entourage immédiat, il faut ajouter les centaines de rapports qui se succèdent, venant soit des négociants des ports, soit des colons ou des administrateurs vivant dans les colonies. Parmi ces derniers, les rapports argumentés de Rochambeau, Jeannet-Oudin, et surtout Victor Hugues et Sonthonax (ces trois derniers ayant été acteurs de l'abolition en 1794 avant de devenir de chauds partisans du rétablissement de l'esclavage), semblent avoir contribué à balayer les hésitations de Bonaparte. Richepance, lui aussi, abonda en ce sens puisque, dans un mémoire sur l'utilisation des noirs dans l'armée, il termine en insistant sur la nécessité du travail servile et le danger de faire appel aux noirs :

ces hommes ne devraient jamais avoir le port d'armes dans nos rangs, ils finissent par apprendre à les manier et à s'en servir très adroitement.

Mais peut-on passer sous silence ce rapport du Ministre Decrès, longuement étudié par Bonaparte, qui comportait le passage suivant ?

Loin de moi toutes ces idées prétendues libérales qui, pour étendre mes affections sur l'Univers, font appeler tous les malheurs sur ma patrie. Je suis trop Français pour être cosmopolite, et, de même que Sparte eut ses îlotes, je veux des esclaves dans nos colonies.

Les hésitations de Bonaparte se traduisent concrètement par des décisions contradictoires, puisque dans le même temps où il publie plusieurs proclamations donnant toutes les garanties aux noirs de Saint Domingue ou de Guadeloupe sur leur statut, la loi du 30 floréal (20 mai 1802), maintient l'esclavage dans toutes les colonies où il n'a pas été aboli. Cette situation ambiguë était de nature à semer le trouble et est l'une des causes essentielles du sang versé à partir de mai 1802 en Guadeloupe, puis à Saint Domingue.

Conforté par les premiers succès de Richepance à la Guadeloupe, et par la déportation de Toussaint Louverture, Bonaparte lève cette ambiguïté dès le 7 août 1802 dans une lettre à Decrès :

Il faut tout préparer au rétablissement de l'esclavage. Ce principe est non seulement celui de la métropole, mais encore celui de l'Angleterre et des autres puissances européennes. Un homme destiné à passer sa vie dans les colonies doit sentir que, si les noirs ont pu se maintenir dans les colonies contre les Anglais, ils tourneraient leur rage contre nous, égorgeraient les blancs, menaceraient sans cesse d'incendier nos propriétés et ne présenteraient aucune garantie au commerce qui n'offrirait plus de capitaux et resterait sans confiance.

 

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SOMMAIRE

HISTOIRE
21 octobre 1801, les hommes de couleur prennent le pouvoir en Guadeloupe
6 mai 1802, le Général Richepance arrive en Guadeloupe pour y rétablir l'ordre
Baimbridge et Fouillole dans la tourmente révolutionnaire de 1802
Matouba, 28 mai 1802
L'agitation politique en Guadeloupe entre 1794 et 1802
Chronologie

PERSONNAGES
Le combat de Delgrès
Le combat de Richepance
Biographies des principaux protagonistes

ETAT DES LIEUX
Les communes de Guadeloupe
L'agriculture en Guadeloupe en 1799
La population de Guadeloupe en 1796
La politique coloniale de la France à l'époque révolutionnaire

REFERENCES
Textes historiques
Glossaire historique
Textes littéraires
Illustrations audio-vidéo
Bibliographie

crédits

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par René Bélénus

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, mai 2002 - mai 2022