2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française

Dossier Laméca

LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE

 

 

Une antique image dévalorisée du noir ?

A-t-il existé des stéréotypes négatifs liés à la couleur noire avant le préjugé de couleur, tel qu’il s’est constitué dans les vieilles colonies ? Il est possible d’en repérer parmi les textes les plus anciens de l’histoire occidentale, qu’il s’agisse de la Bible ou de textes grecs et romains… Le christianisme les a certainement amplifiés, avec un symbolisme chromatique extrêmement affirmé, la blancheur étant associée à la pureté et la noirceur au péché (à la même époque, la civilisation musulmane n’est sur ce point pas en reste, développant le même type de dévalorisation du noir). Les thèmes raciaux se précisent durant le Moyen-Age, avec l’idée de "barrières" issues de la naissance, qu’on ne peut franchir. C’est certainement en Espagne que les représentations de ce genre se cristallisent, avec par exemple la création des catégories de morisques ou de marranes qui, musulmans ou juifs convertis, continuent à faire l’objet de soupçons : le baptême ne suffit point à extirper la tare originelle... Les Espagnols, à la fin du Moyen-Age, semblent être obsédés par la pureté du sang (limpieza de sangre). Or ce sont eux qui, par la découverte du Nouveau Monde et la mise en contact avec des humanités insoupçonnées, vont être amenés à proposer le premier lexique racial, avec l’apparition de mots jusque là inconnus : nègre, métis, mulâtre, caste

L’existence avérée de vieux stéréotypes ne signifie pas toutefois l’émergence d’un véritable préjugé, efficace dans la structuration des rapports sociaux. Il faut attendre une nouvelle ère, celle de la rencontre des mondes et de la mise en exploitation des contrées nouvellement découvertes pour que le critère racial de distinction devienne "opérationnel". Le propre de la colonisation va être d'enfoncer l’Autre racisé au bas de l'ordre social, en correspondance avec une nouvelle division du travail mondialisée, qui se fonde en particulier sur la reviviscence du vieux système de l’esclavage, tombé largement en désuétude, et l’organisation de transferts massifs de main d’œuvre servile depuis le réservoir africain…

 

Les premiers temps de la colonisation : une certaine absence du préjugé…

Les premiers temps de la colonisation constituent un moment privilégié pour scruter l’émergence de ce qu’on nomme bien vite le "préjugé" dans les Antilles de colonisation française. Durant ces premières années, il règne encore aux Antilles une société peu hiérarchisée : le sucre n’a pas encore fait son apparition et l’esclavage reste, durant cette période des engagés, un phénomène relativement marginal. Il semble bien que ces premiers temps aient été marqués par une certaine absence du préjugé de couleur… Les arrivants sont alors peu nombreux et les unions – légitimes ou illégitimes – entre hommes blancs et femmes noires apparaissent relativement fréquentes, ne suscitant guère d’opposition, si ce n’est de quelques religieux à l’âme chagrine.

Il peut être instructif, afin de mieux éclairer cette période de fondation, d’examiner ce que rapportent en la matière les premiers chroniqueurs, en particulier le R.P. Du Tertre. Ce qu’il dit des fruits des premières unions interraciales (les mulâtres) est effectivement révélateur d’une certaine absence de préjugé.

Document 3
Le jugement du R.P. Du Tertre sur les mulâtres.
Jean-Baptiste Du Tertre (1610-1687), Histoire générale des Antilles habitées par les François,1667-1671, pp. 511-513.
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

Mais, dans son chapitre consacré aux esclaves, on perçoit une hésitation sur la causalité du phénomène : subissent-ils le poids de l’esclavage parce qu’ils sont noirs ? Par rapport aux "sauvages", "les Nègres seuls en portent toute la peine… comme si la noirceur de leur corps estoit le caractère de leur infortune". Il poursuit plus loin dans la même veine : "Je ne scay ce que cette nation a fait ; mais c’est assez que d’estre noir, pour estre pris, vendu et engagé à une servitude facheuse qui dure toute la vie", témoignant donc d’une ébauche de racisation de l’esclavage. Il est également possible de percevoir une première dégradation dans la condition faite aux Noirs :

Autrefois (le Père Du Tertre a rédigé son texte au début des années 1660 : le fait rapporté vaut donc pour les toutes premières années de la colonisation) il y avait des Nègres à la Martinique qui, par un abus intolérable, portaient l’épée ; mais l’on a été obligé de leur oster, à cause des fascheuses suites que cela pouvait avoir, et ils ne portent plus qu’un baston à la main comme les laquais.

 

La mise en place de la société d’habitation

L’accroissement considérable du nombre d’esclaves, avec la mise en place d’une société d’habitation (où l’appel à la main d’œuvre servile est essentiel) à partir de la fin du XVIIe siècle, change l’atmosphère des relations humaines aux Antilles. D’une part la condition servile est strictement codifiée par un texte émanant de l’administration royale, le Code Noir (édicté en 1685, soit la même année que la Révocation de l’Edit de Nantes…).

Document 4
Le Code Noir.

Art. 1
Voulons que l'Edit du feu roi de glorieuse mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles ; se faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d'en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens. [...] Lire la suite >>>

Si le Code Noir encadre quelque peu l’arbitraire du maître, il entérine la totale soumission de l’esclave, prévoyant les diverses punitions requises par ce statut. Par contre, même si son nom, le Code Noir, traduit une certaine perméabilité au lexique coloriste (on note toutefois, dans le corps du texte lui-même, une seule occurrence du terme "nègres" à la place d’esclaves), un tel texte se situe, selon Y. Debbasch, dans une optique "à la romaine" : la seule distinction prévue tient au partage entre les libres, parmi lesquels sont cités au premier chef les maîtres, et les esclaves, avec une catégorie intermédiaire, ceux qui ne sont pas nés dans la liberté mais qui y accèdent : les affranchis. De plus le Code n’interdit pas systématiquement les unions interraciales puisque, s’il sanctionne le concubinage d’un maître avec son esclave, il prime la célébration d’une telle union par le mariage, en prévoyant l’affranchissement de l’esclave épousée…

Mais l’élaboration des textes juridiques peut être en décalage avec la maturation de l’idéologie coloniale, marquée par un processus de racisation des hiérarchies sociales (voir Couleur, société et population : la mise en évidence d’un processus de "racisation"). On se dirige en effet vers une réaction contre le libéralisme des premiers temps en matière d’alliances. Une nouvelle donne s’impose, marquée, face aux mulâtres, par la dépréciation d’une classe d’hommes considérée comme issue de conjonctions illégitimes et dangereuses pour l’ordre colonial. L’Intendant Patoulet parle d’un "sang impur (1)".

Le Père Labat est un témoin précieux sur cette période de transition, fin XVIIe siècle et début XVIIIe siècle. Nouvelle donne : les mulâtres sont désormais maintenus dans l’esclavage, grâce à la reviviscence de l’antique loi romaine partus sequitur ventrem, les mulâtres nés d’une mère esclave gardant le statut de leur mère. C’était cependant compter sans le désir des maîtres d’affranchir leur progéniture illégitime : ainsi se constituèrent au fil du temps des lignées dont la liberté datait de plusieurs générations.

Document 5
Le jugement du R.P. Labat sur les mulâtres.
Jean-Baptiste Labat (1663-1738), Nouveau voyage aux isles de l'Amérique, contenant l'histoire naturelle de ces pays, l'origine, les moeurs, la religion et le gouvernement des habitans anciens et modernes, les guerres et les événemens singuliers qui y sont arrivez... le commerce et les manufactures qui y sont établies..., 1724, pp. 32-37.
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

 

L’ancienne Saint-Domingue

Saint-Domingue constitue, durant une période relativement brève (moins d’un siècle, de la cession à la France en 1697 jusqu’au début de la crise révolutionnaire en 1791) "une des plus intenses expérimentations capitalistes de l’histoire (2)". Malgré la dureté du système, une population intermédiaire s’est formée rapidement : en quelques décennies, cette population est arrivée à posséder un tiers des terres et un quart des esclaves.

Tout au long de la mise en place d’un système juridique de discrimination et d’inégalité, il se crée un corps structuré de doctrine visant à rationaliser le préjugé. Un certain nombre de textes, émanant de l’administration centrale mais inspirés par les maîtres des îles, expriment ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine coloniale", dont l’idéologie de couleur apparaît comme la pièce maîtresse : "inhérente à la structure même de la société esclavagiste dont elle assure la pérennité… y toucher reviendrait à vouloir le bouleversement de l’ordre établi (3)".

Cette loi est dure, mais sage et nécessaire, dans un pays où il y a 15 esclaves pour un blanc : on ne saurait mettre trop de distance entre les deux espèces ; on ne saurait imprimer aux nègres trop de respect pour ceux auxquels ils sont asservis. Cette distinction, rigoureusement observé même après la liberté, est le principal lien de subordination de l’esclave par l’opinion qui en résulte que sa couleur est vouée à la servitude et que rien ne peut le rendre égal à son maître (4).

"Le nègre dans l’état actuel des choses est encore plus éloigné de son maître par la couleur que par la servitude (5)". D’où la tentative, pour le groupe blanc, d’une séparation nette grâce au recours à la doctrine de la pureté de l’extraction et de la blancheur absolue, construite à partir d’un paradigme généalogique. Sur ce front de la race-lignée est désormais érigée la fameuse ligne de couleur si bien décrite par Moreau de Saint-Méry, qui installe une stricte séparation entre les Blancs et tous les autres, ramenés, quel que soit leur degré de décoloration, à l’autre couleur primitive pour la raison qu’ils en sont en partie issus.

La reconnaissance d’une parfaite origine européenne est l’appartenance à la milice blanche. L’admission dépendait du jugement de l’opinion et supposait une enquête informelle dans la tradition orale. Mais au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, dans une atmosphère qui s’envenime, il faut désormais faire la preuve de la pureté de son extraction. La pièce essentielle du dossier est certainement l’arbre généalogique, ce "prisme magique par le secours duquel ils (les colons) s’assureront des couleurs mères et primitives (6)". Fait alors son apparition un groupe particulier, celui des "suspects" que la rumeur, ou des esprits jaloux, accuse d’ascendance mêlée et qui sont obligés de se défendre en justice, faisant mener enquête dans les registres. Diffamez, il en restera toujours quelque chose : "Malheur à qui est obligé de se faire déclarer blanc, la tache imprimée par l’opinion lui reste après l’arrêt même" (Ibid). Les suspects, même s’ils ont juridiquement un statut de blancs, ne peuvent jouir socialement que d’une place de libres. La société des Blancs reste en dernier ressort la véritable régulatrice ; négligeant les arrêts, c’est elle qui répartit les habitants de la colonie de part et d’autre de la ligne de démarcation. Et, dans cette tâche, l’ouvrage n’est jamais terminé : la barrière est toujours plus marquée, de crainte qu’elle ne soit assez visible. La société blanche se livre là à un incessant travail de bornage, la ségrégation apparaissant comme une véritable technique de cantonnement.

On assiste également à l’émergence d’une nouvelle classe intermédiaire, celle des mésalliés, assimilés aux libres. La tache qui les marque est considérée comme indélébile, survivant même à la disparition du conjoint de couleur. Une telle alliance "était interprétée comme faisant la preuve d’une moralité douteuse et d’une vilité de caractère qui, une fois acquise, l’était à jamais (7)".

Par là s’affirme une politique de ségrégation, qui prend tout son sens lorsque l’on considère l’interdiction de toute donation entre vif ou à cause de mort de blanc à libre de couleur. Il s’agissait là d’empêcher que des pans de la fortune blanche ne tombe entre les mains des hommes de couleur, ce qui, à terme, aurait menacé la prééminence économique du groupe blanc.

Deux documents majeurs nous instruisent de manière remarquable sur la réalité de la structure socio-raciale de Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle. Celui d’Hilliard d’Auberteuil est à la fois descriptif et normatif : il donne en effet son opinion personnelle sur ce que devrait être la société coloniale.

Document 6
Hilliard d’Auberteuil.

Né à Rennes en 1750, Michel-René Hilliard d’Auberteuil partit pour Saint-Domingue à l’âge de 14 ans, où il servit comme clerc de notaire, amassant des matériaux pour une publication qu’il publia, revenu en France, sous le titre Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint Domingue, Paris, 1777. Sa pensée, très hétérogène entend poser les bases d’un ordre social fondé sur une véritable ingénierie raciale, foncièrement inégalitaire…

Ainsi pose-t-il le problème des mésalliés. On peut en effet suivre à Saint- Domingue l’émergence de cette nouvelle classe intermédiaire. Ceux qui ont osé franchir le pas de choisir un conjoint parmi les gens de couleur sont assimilés aux « libres » (sous entendu de couleur). La tache qui les marque est considérée elle aussi comme indélébile, survivant même, dans le cas d’un veuvage, à ce qui l’avait causée. Une telle alliance « était interprétée comme faisant la preuve d’une moralité douteuse et d’une vilité de caractère qui, une fois acquise, l’était à jamais » (Debbasch 1967 : 74). Voici en la matière l’opinion d’Hilliard d’Auberteuil (p. 77-78 de son ouvrage) :

Un Blanc qui épouse légitimement une mulâtresse descend du rang des blancs, et devient l’égal des affranchis ; ceux-ci le regardent même comme leur inférieur : en effet cet homme est méprisable. Celui qui est assez lâche pour se manquer à lui-même, est encore plus capable de manquer aux lois de la société, et l’on a raison, non seulement de mépriser, mais encore de soupçonner la probité de ceux qui par intérêt ou par oubli, descendent jusqu’à se mésallier.

C’est surtout avec Moreau de Saint-Méry que nous avons la description la plus accomplie de l’ancienne Saint-Domingue, avec sa ligne de couleur infinie séparant les Blancs de tous les autres, mais aussi avec ses nombreuses catégories de métissage.

Document 7
Moreau de Saint-Méry.

Moreau de Saint-Méry.
(Pastel de James Sharples)

Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, né le 13 janvier 1750 à Fort-Royal, en Martinique est un juriste et historien célèbre pour sa contribution à l’histoire de Saint-Domingue. Après ses études à Paris, il devient avocat au Parlement en 1771, puis, revenu aux Antilles, il part en 1776 pour l’île de Saint-Domingue où il fait vite fortune comme planteur, accédant aux meilleures positions sociales, ratifié d’un poste au Conseil supérieur de Cap. Il revient à Paris, sur l’instigation du gouvernement de Louis XVI, pour l’achèvement et l’impression de son travail sur la législation coloniale, qui paraît à Paris de 1783 à 1790, en 6 volumes, sous le titre Lois et constitutions des îles françaises sous le vent, de 1550 à 1785, vaste compilation des actes publics qui concerne essentiellement la Saint-Domingue française du XVIIIe siècle, œuvre imprégnée d’un certain esprit des Lumières car elle voudrait contribuer à une rationalisation de l’administration coloniale... A la Révolution, entraîné dans le mouvement des esprits, il participe à la création d’un comité colonial, destiné à empêcher toute réforme du système esclavagiste, et collabore aux travaux du Club Massiac, représentant les grands planteurs esclavagistes à Paris. Réfugié aux Etats-Unis pendant la terreur, il y publie à Philadelphie son grand œuvre, Description de la partie française de Saint-Domingue (1797-1798). Reparti en France en 1799, il est chargé de missions diplomatiques, nommé en 1802 par Bonaparte administrateur général des Etats de Parme, Plaisance et Guastalla. Tombé ensuite en disgrâce et finalement retourné aux Etats-Unis, il mourut à Philadelphie en 1819. [...] Lire la suite >>>

 

Jalons juridiques d’un ordre ségrégationniste au XVIIIe siècle

Tout au long du XVIIIe siècle vont être prises un certain nombre de dispositions légales et réglementaires visant à instaurer aux îles un régime de castes fondé sur la distinction des couleurs, régime qui trouve son expression définitive après 1760. Désormais la politique royale trouve l’essentiel de son inspiration aux îles, et l’on s’accoutume à traiter le statut juridique des individus en fonction de leur couleur.

Ces dispositions entraînent d’abord une restriction aux unions interraciales. L’objectif est même de procéder à l’annulation de l’article du Code Noir autorisant les mariages entre maîtres et femmes esclaves ! Une telle restriction s’impose en Guyane en 1741. Aux îles le texte résiste mieux : la seule mésalliance juridiquement reconnue concerne les nobles, déchus de leurs titres s’ils épousent des mulâtresses… D’autres décisions restrictives furent prises ensuite régulièrement, peut-être parce que ce genre de mesures était difficilement applicable... En 1778, une ordonnance, certes d’application éphémère, interdit tout mariage entre Blancs et gens de couleur.

Toute proximité familiale entre Blancs et gens de couleur, marquée en particulier par le port des mêmes patronymes, devait être occultée. Ainsi, en Guadeloupe, les mères de couleur étaient obligées de donner à leurs enfants un "surnom tiré de l’idiome africain, ou de leur métier et couleur, mais qui ne pourra être jamais celui d’aucune famille blanche de la colonie" (arrêt du 15 novembre 1763). A ces pratiques s’ajoutait en outre la présomption d’une origine illégitime, même si celle-ci remontait loin dans le temps, fondant une lignée bâtarde au sens strict du terme.

Outre ces entraves aux unions interraciales et aux relations parentales entre castes, on s’efforça de maintenir les mulâtres dans une situation amoindrie. La législation et la pratique firent alors en sorte que les mulâtres demeurent dans une situation inférieure, sans pouvoir économique et surtout sans pouvoir politique. Ils furent exclus des principaux emplois publics (administration, armée, police, justice, clergé), leur groupe étant lui-même l’objet de vexations et de discriminations.

Il leur fut interdit de prendre le titre de Sieur et de Dame, de se réunir même sous prétexte de noces, festins ou danses, d’occuper des places spéciales dans les cérémonies, de circuler dans les promenades publiques et de s’asseoir dans les auberges fréquentées par les Blancs, de pénétrer dans le royaume sous quelque prétexte que ce soit, de porter des noms réservés aux Blancs… (8)

Cette politique du mépris s’accompagnait d’une nouvelle lecture du Code Noir imposant à tout libre de devoir le respect à tout blanc… Apparaissait ainsi pour les libres un nouveau crime, celui d’irrévérence, dont découlait l’impossibilité d’actionner un blanc en justice (sur ce point, se reporter à l’opinion d’Hilliard d’Auberteuil). Une telle pratique, permettant des cas flagrants d’arbitraire et l’expression la plus crue des rapports de force, fut très mal vécue, surtout par ceux dont les nouvelles richesses des libres excitaient les convoitises : dans la concurrence, les Petits Blancs, comme à Saint-Domingue, se révélaient être les pires adversaires des gens de couleur... "Ce mulâtre m’a manqué !" : l’accusation était redoutable. On attend du libre simplicité, décence : qui s’écarte de cette attitude est taxé d’arrogance et d’insolence. De plus, le fait urbain conduisait à concrétiser toujours davantage la ségrégation (places spéciales au théâtre, dans les cimetières, les transports…). La couleur valait de plus comme présomption de servitude : la lutte contre les "faux libres" imposait aux gens de couleur de devoir prouver sans arrêt leur liberté et constituait pour eux une humiliation supplémentaire.

C’est certainement à Saint-Domingue que le droit discriminant fut le plus affirmé : le degré d’affirmation apparaît lié, dans une certaine mesure, à l’accroissement démographique de la population libre. Le préjugé avait également contaminé la société métropolitaine, même si celle-ci, loin de l’univers des plantations esclavagistes, pouvait néanmoins tolérer l’ascension de certains mulâtres. Une bonne illustration de ces ambiguïtés est fournie par la vie du célèbre Chevalier de Saint-George…

Document 8
Le Chevalier de Saint-George.

Monsieur de Saint-George.
(portrait de Mather Brown)

Joseph Bologne de Saint-George, plus connu sous le nom de Chevalier de Saint-George, né en Guadeloupe vers 1747, décédé en 1799, sans doute fils d’un colon, George de Bologne Saint-George et d’une esclave, a acquis sa renommée dans la France de la deuxième moitié du XVIIIe siècle grâce à ses talents dans le domaine de la musique et de l’escrime, menant par ailleurs une carrière militaire. Elevé et éduqué en France, sa vie témoigne d’une double réalité : d’une part de la possibilité, pour un Mulâtre venu des colonies, sans doute grâce à l’intelligence et à l’efficacité de sa conduite face au préjugé, d’accéder aux honneurs mondains, d’autre part de la force de ce même préjugé, auquel il s’est souvent heurté. Ainsi la marquise de Créquy exprima-telle son indignation sur ce qu'elle nommait "prostitution" et qui portait atteinte selon elle à "l'honneur militaire et national" :

C'était grand deuil et grand pitié, mon Enfant, de voir un gentilhomme français, un chevalier de l'ordre de St.-Louis, un vieillard employé pour la couronne et connu de l'étranger, qui spadassinait comme sur un théâtre et contre un mulâtre ; avec un histrion d'escrime, un gagiste de manège, un protégé de Mlle de Montesson !

Le chevalier de Saint-George a fréquenté les milieux abolitionnistes, prenant la tête, à la Révolution, de la Légion franche des Américains. En décembre 2001, la rue Richepanse à Paris (du nom du général français venu en 1802 rétablir, sur ordre de Bonaparte, l’esclavage à la Guadeloupe) a été débaptisée pour devenir la rue du Chevalier de Saint-George.

Voici un exemple des remarquables talents de compositeur du Chevalier de Saint-Georges :

 

L’ordonnancement hiérarchisé des couleurs dans les Petites Antilles du XVIIIe siècle apparaît dans les œuvres de deux peintres, Agostino Brunias et Le Masurier.

Document 9
Agostino Brunias.

Agostino Brunias, Femmes libres de couleur accompagnées de leurs enfants et de leurs serviteurs dans un paysage.
(Brooklyn Museum)

Agostino Brunias (c. 1730-1796), peintre italien basé à Londres, quitta l’Angleterre au sommet de sa carrière pour la Dominique et les îles voisines des Antilles de récente colonisation britannique. Dans le groupe caractéristique de la diversité des couleurs de peau propre aux sociétés antillaises (représenté dans un paysage de l’île de la Dominique, à la façon des portraits de propriétaires terriens de Hogarth ou de Gainsborough...), deux femmes, sans doute métisses, se distinguent, parées de bijoux (qui témoignent de la floraison d’un art local), vêtues de longues robes à l’européenne, jupons plissés et corsages lacés, mais coiffées du haut foulard typique de la mode du pays, surmonté d’un large chapeau qui protégeait des ardeurs du soleil. Ce sont peut-être des sœurs, accompagnées de leur mère, avec leurs enfants à la chevelure blonde et leurs esclaves. Elles témoignent de l’opulence qu’avaient pu atteindre certaines familles de libres de couleur, avec un style de vie qui se voulait aristocratique, le nombre des suivantes et des domestiques signalant le rang social (les hommes et les jeunes garçons sont en livrée de laquais, comme en Europe… ).

L’art de Brunias semble être le produit d’une stricte observation et vouloir transmettre une vérité ethnographique. Il a toutefois été l’objet d’une double interprétation : celle qui le réduit à une vision idyllique de la société coloniale esclavagiste et celle qui, au contraire, du fait de l’accent systématiquement mis sur la richesse ou la simple aisance des subalternes et sur leur insistance à arborer une riche apparence vestimentaire au moins égale à celle des membres de l’élite blanche, dévoile une tonalité subtilement subversive, à travers laquelle est mise en scène une société libre et harmonieuse, débarrassée de l’artifice des hiérarchies raciales… Ainsi Toussaint Louverture portait-il sur son gilet des boutons décorés de reproductions de peintures de Brunias.

Ces considérations sont inspirées de l’ouvrage de Amanda Michaela Bagneris, Coloring the Caribbean: Agostino Brunias and the painting of race in the British West Indies, c.1765-1800, Ph.D., Harvard University, 2009 ; Lennox Honychurch, "Chatoyer's Artist: Agostino Brunias and the depiction of St Vincent" :
http://www.cavehill.uwi.edu/bnccde/svg/conference/papers/honychurch.html
 

Document 10
La société antillaise à la fin du XVIIIe siècle, peinte par Le Masurier.

Le Masurier, tableau connu sous le nom de "famille métisse".

Peintre à peine connu avant d’être redécouvert par le célèbre historien d’art anglais Hugh Honour il y a maintenant près de quarante ans, Le Masurier semble s’être surtout illustré dans les années 1770 par des peintures religieuses commandées par des églises parisiennes. Il a séjourné entre 1774 et 1785 à la Martinique, où il accompagnait le comte Maximilien Claude de Choiseul-Meuse, aide-major général puis commandant en second de la Martinique entre 1766 et 1789. C’est durant son séjour martiniquais que Le Masurier a peint ses tableaux antillais, où peut se lire la place des couleurs dans l’ordonnancement social.

Le Masurier, scène de marché.

 

Dernières manifestations du préjugé institutionnel à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle

L’idéologie coloriste est donc clairement fixée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Elle se manifeste d’abord par le racisme des Blancs envers tous les non-Blancs, et ce racisme a une expression juridique. Le préjugé s’exprime ensuite dans ce qu’on a pu appeler le "sous-racisme" des gens de couleur, et qu’on devrait plutôt dénommer racisme dérivé, dans la mesure où il constitue une intériorisation et un reflet du racisme originaire, le racisme blanc.

C’est toute une cascade de mépris qui s’est mise en place, qui va du plus clair vers le plus sombre, en descendant toute la gradation des nuances. On aurait tort de minimiser ce versant du préjugé et cette dialectique des contradictions secondaires, "les groupes intermédiaires participant du préjugé, à titre d’opprimés et d’oppresseurs (9)". Leur rôle va être déterminant dans toute l’histoire d’Haïti ; dans les Petites Antilles restées françaises, par réaction à la politique discriminatoire menée à leur encontre, une bonne part de la stratégie des gens de couleur va consister à se faire reconnaître en tant que groupe privilégié, différent des Nègres et apte à devenir l’égal des Blancs (ce que certains ont pu appeler la "trahison des mulâtres"...).

Pour l’heure, c’est au moment où le préjugé a désormais une nette assise juridique qu’il va commencer à être remis en question, avant même l’impact des événements révolutionnaires de la métropole aux Antilles. A la fin du XVIIIe siècle, particulièrement à Saint-Domingue, l’élite des gens de couleur s’affirme ; les libres se révèlent utiles à la défense. Se mettent alors en place les bases idéologiques de la législation révolutionnaire qui devait aboutir, nonobstant quelques tentatives de restauration au début du XIXe siècle, à la disparition juridique du critère de couleur, par le principe affirmé de l’égalité de tous les libres (1833). On notera que la défaite des ségrégationnistes sur le terrain juridique annonce et devance à peine celle des esclavagistes…

 

Conservation ou aménagement de la ségrégation juridique ?

Dans la Saint-Domingue prérévolutionnaire, une théorie dissidente se fait jour, le "ségrégationnisme modéré", qui transparaît au travers de certains textes : Règlement du gouverneur d’Estaing, qui devait rester ineffectif; article mulâtre de l’Encyclopédie ; Mémoire de Barré de Saint Venant (10). Moreau de Saint-Méry se rattache à ce courant rénovateur. Tout aussi modérée apparaît l’intelligentsia de couleur. Certes, quelques-uns de ses membres traitaient ouvertement de "préjugé idéal cette distinction qui les séparait des Blancs". Mais elle continue à adhérer largement à la hiérarchie des races qui fonde sa position privilégiée  et qui est devenue partie intégrante de sa philosophie. L’expression de "sous-racisme" a déjà été avancée : l’appartenance à l’élite supposait en effet la décoloration... Dans les Mémoires de Raimond (11), représentant de cette élite, on décèle la rencontre de deux courants : l’aménagement du critère de couleur, ou sa pure et simple annulation. Raimond ne paraît en tout cas pas gagné au principe d’une égalité des races : "le recours à la fiction de la blancheur est l’indice de son imprégnation raciste (12)". Pour lui, "la classe des personnes de couleur est sans contredit le plus sûr appui des Blancs contre la rébellion des esclaves (13)". "Alliance assurément contre nature", ainsi que le souligne M. Duchet, "mais qui éclaire parfaitement la nature du préjugé et son caractère nobiliaire (14)".

 

L’impact de la crise révolutionnaire à Saint-Domingue

Ce n’est pas le lieu ici de faire un historique des premiers épisodes de la crise révolutionnaire aux Antilles et de son impact sur les relations interraciales. Qu’il suffise de dire que les colons blancs résistent à l’imposition des nouveaux textes métropolitains lorsqu’ils ne sont pas inspirés par le groupe de pression influent qu’ils ont installé à Paris. Ils choisissent même parfois la voie de la répression pure et simple, comme en témoigne la sinistre affaire Ogé (15). Ils brocardent volontiers ceux dont ils pensent qu’ils sont les initiateurs d’un nouvel esprit réglementaire. Ainsi cette chanson créole faite au Cap en juillet 1791, qui accompagnait la pendaison en effigie de l’abbé Grégoire (16)… Il va leur falloir cependant vite choisir, entre l’esclavage et la ségrégation, devant l’épreuve de vérité que constitue le déclenchement de la guerre servile.

Où était donc cette opinion que l’on pensait bien leur avoir inculquée par l’abaissement de la couleur jusque dans la personne des libres, et qui était censée leur avoir appris mieux que la résignation : le sentiment que leur condition était naturelle ? (Elle n’avait jamais été) autre chose qu’une réconfortante illusion… Privée de son masque raisonnable, la ségrégation se trouvait rabaissée à l’état de préjugé au sens ordinaire du mot, c’était tout un univers mental qui vacillait (17).

Les libres pouvaient jouer un rôle militaire non négligeable face aux esclaves révoltés. L’alternative était simple : "Entre sacrifier son existence et sa propriété, et les préjugés que l’orgueil enfanta, il n’y a pas à balancer (18)".

La nouvelle législation métropolitaine, en toute logique, s’inspirait d’un esprit visant à faire disparaître le critère de couleur en tant que principe régulateur de la société. Cette abolition était censée conduire à une indifférenciation des individus, à la fois égaux et semblables, dans la mesure où l’appartenance raciale cessait d’être pertinente. C’était cependant compter sans les résistances locales, et l’ancrage de l’idée de race dans les esprits, idée qui, même si elle ne devait plus servir à fonder une hiérarchie, n’en continuait pas moins à façonner les identités : "Les libres raisonnent en fonction d’une identité qui doit conserver son originalité (le critère ne pouvant être que la couleur)". L’intégration est "dénaturée, comprise comme une égalité dans la diversité", alors que "la légalité métropolitaine implique la confusion des deux ethnies (19)". Il faut dire que l’opinion coloniale dans son ensemble, et au premier plan les Blancs, résiste à une telle confusion. Face à la clôture du groupe supérieur, les "libres" sont rejetés dans leur groupe phénotypique : "Ce phénomène ancre les libres dans la méfiance; leur fait redouter la fusion comme s’il s’agissait d’un piège, les incite à raisonner en terme de classe et donc de couleur : du coup l’intégration se vide d’une partie essentielle de son contenu (20)". Les libres de couleur forment ainsi les compagnies spéciales de gardes nationaux ; ils ont le réflexe de compter en tant que classe, ou en tant que minorité, réclamant en tant que groupe, revendiquant essentiellement un partage du pouvoir et des places. Il s’agit là d’un dosage, mais en aucun cas d’une fin de la discrimination…

Cette démarcation des mulâtres vaut aussi bien vers le bas, c’est- à-dire du côté des Noirs... Le "sous-racisme" des mulâtres trouve là son expression la plus entière. Mais, dans la guerre civile de Saint-Domingue, les gens de couleur, après quelques hésitations, finissent par choisir leur camp : celui de la révolte contre les Blancs, amenant ainsi le pays d’Haïti à l’indépendance.

Pour la première fois dans l’histoire de la colonisation, une rébellion de la population de couleur, alliée à une révolte servile, défait un gouvernement blanc... Mais lorsqu’en novembre 1803 Noirs et mulâtres sont les maîtres indiscutés de Saint-Domingue, les deux groupes désormais se trouvent face à face... La nature raciale de cette confrontation a beau être gommée par la distinction anciens libres/nouveaux libres, c’est bien deux groupes phénotypiques - et généalogiques - qui sont en présence et qui coexistent au sein de la nouvelle classe dirigeante (vieilles familles mulâtres de l’époque de Saint-Domingue, nouvelles familles noires issues essentiellement des chefs militaires de la lutte de libération), constituant deux factions rivales au sein de la même classe. Cette opposition est compliquée par un facteur géographique, le Nord apparaissant plus noir que le Sud, vécu comme le fief des mulâtres. On sait qu’après l’assassinat de l’empereur Dessalines, en octobre 1806, la nouvelle nation éclate en deux Etats rivaux, le royaume noir de Christophe au nord, et la république mulâtre de Pétion au sud. L’unité nationale une fois rétablie, les deux groupes développent dès lors des idéologies concurrentes.

Ce n’est pas le lieu de suivre ici le développement de la pensée noiriste jusqu’au duvaliérisme. Notons simplement que cette coupure entre mulâtres et Noirs s’inscrit, idéologiquement, dans la perpétuation d’une vision raciale de la réalité (21) : "En se retirant, fût-ce très tôt comme à Saint-Domingue, la colonisation abandonne en alluvion... une philosophie des ethnies que le temps, avec tous ses bouleversements, n’est pas encore parvenu à éroder (22)".

 

Aux Petites Antilles : Révolution et Restauration

Pour les petites îles du Vent - Martinique et Guadeloupe, qui restent, elles, dans le giron français - c’est le retour en 1802 au statu quo ante, après les années de trouble qu’avait connues la Guadeloupe depuis le début des événements révolutionnaires, années marquées par une première libération des esclaves (la Martinique était passée durant cette période sous contrôle britannique...). Retour qui n’est peut-être pas sans rapport avec les origines blanches créoles de la nouvelle impératrice Joséphine…

Les notables des îles sont désormais reconnus comme "les meilleurs interprètes des dogmes coloniaux redécouverts" ; on déplore la nocivité des théories philanthropiques et l’on chante au contraire à l’envie les vertus du système antérieur... Pour la première fois, constate Y. Debbasch, l’opinion locale blanche a le droit ségrégationniste qu’elle désire… Ainsi, en Guyane, un arrêté de Floréal an XI introduit une étiquette jusque-là inconnue. Seuls les originaires d’Afrique paraissent adaptés au travail de la terre sous les Tropiques. C’est ce qu’écrit aussi bien Vatable, alors commandant ("le climat des colonies, pour la culture des terres et les autres travaux de force, ne convient qu’aux Africains, cela est démontré depuis longtemps"), que Chabert de Lacharrière, conseiller à la Cour royale ("le sang des Africains paraît seul être calculé par la nature pour résister à la combustion produite par la chaleur"), en réponse, en 1820, à une demande d’information du ministre, le baron Portal, concernant l’établissement éventuel aux îles de cultivateurs blancs (23). Continuait cependant à se poser le problème de la non-coïncidence entre ordre social et ordre racial. Déjà, à la fin du XVIIIe siècle, le gouverneur d’Ennery, conscient du danger, avait proposé qu’on admît "que tout ce qui était esclave était noir, et tout ce qui était libre était blanc, surtout en fait de cultivateurs et de possesseurs d’esclaves", liant ainsi le préjugé à la condition et non plus à la couleur. Mais les esprits n’étaient pas alors disposés à accepter un tel point de vue, et l’on assiste au contraire après la Révolution à une « réaction nobiliaire » des colons blancs réaffirmant leur prééminence contestée durant la période précédente.

Assez vite cependant, cette restauration est battue en brèche. Curieusement, cette remise en cause coïncide chronologiquement avec les débuts de la Restauration politique. Ainsi offre-t-on aux Haïtiens (récupérer Saint-Domingue valait bien une telle concession, ce qui ne manquait pas d’illusions.. .) un système répartissant les gens de couleur selon leur nuance, en un certain nombre de castes. On voulait par là se gagner les mulâtres, en juridisant leur sous-racisme... Les Mulâtres ne pourraient –ils pas en effet servir de tampon protecteur entre les Blancs et la masse des Noirs esclaves ? Ainsi le colonel Boyer-Peyreleau, ex-baron de l’Empire, écrit-il, en 1825, à leur propos :

Laborieux, susceptibles du plus grand amour-propre et jaloux de leur condition, ils se placent toujours d’eux-mêmes au-dessus des noirs, et on pourrait facilement mettre à profit ces heureuses dispositions, pour se les attacher sans réserve, et pour maintenir les deux castes l’une par l’autre, au moyen de concessions faites à propos aux gens de couleur (…) On a jugé de ne maintenir en vigueur, des dispositions du Code Noir, que celles qui favorisent l’amour propre ou l’intérêt des grands propriétaires. Pour calmer l’inquiétude de la classe des affranchis, peut-être suffirait-il d’exiger la peine et entière exécution de l’ordonnance de 1685 ? (24).

Au-delà de cette proposition, mais dans la même perspective, le programme des réformistes du début du XIXe siècle consiste à organiser systématiquement les nuances de manière à permettre le "passage de la ligne", génération après génération, pour les libres qui se rapprochent asymptotiquement du groupe blanc - en contradiction avec le caractère infini de la ligne de partage, tel qu’il était rapporté par Moreau de Saint-Méry.

Document 11
"Question incidente, concernant l’état des hommes de couleur aux colonies."
De l’art de blanchir par degrés...

Un texte, dû à la plume d’un "ancien colon de Saint-Domingue" résidant à la Guadeloupe, datant de l’année 1820, nous permet de pénétrer dans les méandres de cette pensée réformiste. Intitulé "Question incidente, concernant l’état des hommes de couleur aux colonies", il constitue certainement l’une des réponses à une enquête menée en la matière par l’administration royale auprès des notables des îles (Archives nationales, Section outre-mer, C 63 d 454). Dès le début du texte, l’auteur dévoile le but de la réforme concrète qu’il propose : "Dans les colonies à esclaves, il convient de multiplier les contrepoids de la population". Troupe de ligne, milice blanche et gens de couleur forment déjà un poids suffisant contre la masse des esclaves. Mais, alors que les Blancs se diversifient par des contrastes d’intérêts, les gens de couleur manifestent "une sorte de consistance et d’ensemble nuisible au système colonial". [...] Lire la suite >>>

 

Survie de la doctrine coloniale : l’affaire Bissette

Le projet était donc en définitive d’aménager institutionnellement la hiérarchie des nuances de manière à promouvoir le blanchiment des gens de couleur et à organiser leur passage insensible dans la classe des Blancs. Mais une telle opinion était loin d’être partagée par tous les représentants de l’élite coloniale. Les nuances supérieures pouvaient-elles être réellement promues à la dignité du Blanc ? En d’autres termes, la ligne de couleur pouvait-elle cesser de fuir à l’infini ? Un autre texte, qui constitue lui aussi une réponse aux interrogations royales, est révélateur d’un autre d’état d’esprit (25) : on y trouve exprimée en quelques mots la quintessence du préjugé colonial…

Document 12
Note sur les gens de couleur par un propriétaire colonial aussi respectable qu’instruit.
(Archives nationales, Section outre-mer, C 63 d 454)

En observant attentivement les colonies, on sera convaincu que le seul principe de leur sûreté consiste dans l’essence de la couleur blanche. Si c’est ce qu’on appelle un préjugé, ce préjugé est le conservateur des colonies ; lui seul vaut une armée, et sans lui une armée serait insuffisante.

Cette opinion attachée à la qualité blanche maintient toutes les autres classes dans le rang qui leur est assigné ... Il n’y a en cela ni arbitraire ni despotisme : c’est l’état des choses, c’est leur nature ; c’est même leur origine : car les colonies ont été fondées par les Européens, par les Français ; ils y ont amené des Noirs pour les cultiver...

La colonie est tranquille, et elle le sera, si le gouvernement français ne laisse aucun accès à toute opinion qui serait modificative du principe immuable sur lequel repose l’ordre des colonies.

Les ultras du préjugé sont pour l’heure en force : dans les îles du Vent "la fidélité est unanime à l’idéologie traditionnelle : chaque élément de l’ordre ségrégationniste sous-tend tous les autres, et toucher à un seul ferait écrouler l’ensemble. Chaque indice discriminatoire a valeur de symbole, quelle qu’en soit la minceur (26)". Aussi la réaction est-elle vigoureuse lors de l’affaire Bissette en 1824 (27).

Document 13
Mémoire justificatif pour MM. Bissette, Fabien et Volny (12 janvier 1824).
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)
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Mais de nouveaux germes sont semés dès ce moment : la condition faite aux gens de couleur est en effet mieux connue de l’opinion métropolitaine, à travers un exemple concret. Le préjugé jette en fait ses derniers feux sur le plan juridique. Dès 1828 reprend une politique de mouvement, jalonnée par divers incidents, comme celui provoqué en 1829 par les libres de la Guadeloupe qui refusent de signer les actes d’état civil tant que leur sera déniée la qualité de Sieur, manifestant eux aussi un refus "de distinguer entre fondamental et secondaire", ou la résistance des officiers publics qui maintiennent dans les actes les mentions de couleur…

Ces résistances expliquent certainement en partie "la volonté des leaders de couleur d’organiser leur classe en tant que telle"; "à la réaction ségrégationniste traditionnelle a répondu la manifestation d’une tendance à l’isolement, au repli (28)". Là encore, nous constatons le report d’une idéologie hiérarchiste à une idéologie différentialiste sous-jacente, partagée par l’ensemble des parties. Ainsi est fondée en 1831 une "association" patriotique et fraternelle des gens de couleur, où ceux-ci doivent adhérer plus ou moins volontairement... Désormais une affaire qui oppose l’une à l’autre deux personnes appartenant aux classes rivales est considérée comme intéressant, officiellement, la classe toute entière. Un tel état de fait entraîne la réaction motivée de la Direction de l’Intérieur : "La classe de couleur ... se séparait de la classe blanche ... et éloignait ainsi la fusion qu’elle désire opérer (29)".

 

Le passage à une idéologie sans assise juridique : esclavage sans ségrégation (1833-1848)

On a pu voir tout ce que le préjugé de couleur avait secrété dans l’arsenal institutionnel. A l’issue du premier tiers du XIXe siècle, cet arsenal est aboli, et le préjugé retourne à son essence mère, celle d’une pure idéologie.

La charte coloniale d’avril 1833 abolit définitivement toute ségrégation juridique. Déjà les gouverneurs de la Martinique et de la Guadeloupe avaient été chargés d’abroger tous les actes locaux prononçant des prohibitions à l’égard des hommes de couleur.

Document 14
Abrogation des actes discriminatoires (10 janvier 1831) (30).

Mais la nouvelle loi électorale censitaire est vécue aux îles comme un maintien déguisé de la politique de ségrégation, dans la mesure où le droit d’élection est concentré dans la classe des planteurs. La période qui va de 1833 à 1848 est en fait une période ambiguë : l’esclavage est encore une réalité juridique ; peut-on dire dans ces conditions que le préjugé est définitivement aboli sur le plan institutionnel alors que subsistent encore des hommes enchaînés qui, dans leur immense majorité, sont toujours caractérisés par leur couleur ? (31) Le témoignage de V. Schoelcher, tel qu’il ressort de l’enquête qu’il fit dans l’ensemble des Antilles à la fin des années 1830, enquête consignée dans son ouvrage intitulé Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, paru en 1842, reste particulièrement précieux sur l’état des esprits à cette époque, et sur les pratiques sociales qui en résultaient.

Document 15
Le préjugé de couleur dans les années 1840, d’après Victor Schoelcher.

Après avoir expliqué le pourquoi de l’apparition et de la persistance du préjugé de couleur, Schoelcher écrit :

Les hommes inintelligents ont oublié le principe de cette terrible loi de conservation ; beaucoup même ne s’en doutent point, et se croient réellement des êtres d’une nature privilégiée. Les hommes qui pensent savent ce qu’il en est, et maintiennent le fait existant comme une raison d’Etat à laquelle la justice même doit être sacrifiée ; mais il est impossible d’avoir idée en Europe du zèle presque féroce avec lequel les uns et les autres défendent les prérogatives du plus mince d’entre eux, vis-à-vis de la classe sacrifiée.

Il est vrai, et Schoelcher le sait par expérience, que les colonies françaises ne font pas en la matière figure d’isolées :

Par rapport au préjugé, comme sur tout autre point, nous ne sommes ni plus ni moins avancés que les autres nations. Nous sommes même d’une mansuétude admirable, comparativement aux Américains, que l’on peut considérer, il est vrai, comme les maîtres les plus farouches de la terre... On a dit que les Espagnols ne connaissaient pas le préjugé de couleur; c’est une erreur, et il faudrait que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets pour que ce pût être vrai…

Au sein même des colonies françaises, le préjugé semble avoir plus d’emprise sur la Martinique que sur la Guadeloupe. Ainsi, à propos d’une affaire où s’est exprimé l’orgueil de couleur, Schoelcher poursuit :

Cela est arrivé à la Guadeloupe, où le préjugé de couleur cependant a bien moins de violence que dans l’île voisine, où l’on ne se déshonore pas tout à fait à donner la main à un sang mêlé, où il y a dix-sept mulâtres parmi les conseillers municipaux, et seize parmi les officiers de milice !

Mais au-delà de la persistance du préjugé, c’est toute une situation de tension raciale qui se dessine durant ces années :

Le préjugé de couleur est presqu’aussi vivace que jamais et porté à un tel point dont il faudra garder des preuves authentiques, si l’on veut que l’avenir y croie.. . A la vérité, il y a aujourd’hui plus que du préjugé ... il y a de la colère, de la haine. La loi du 24 avril 1833, en abolissant les distinctions établies par l’ancienne législation coloniale et en conférant les droits politiques aux libres de toutes couleurs, soit de naissance, soit par suite d’affranchissement personnel, a dessiné les instincts d’antagonisme qui subsistaient entre les deux classes. La loi est bonne, puisqu’elle prépare évidemment la fusion... mais elle n’a fait encore que développer les germes de rivalité existants… Les hommes de couleur… veulent, par la raison qu’ils ont les passions propres à l’homme, plus que l’égalité, ils voudraient la domination… Aujourd’hui il y a séparation complète, à la Martinique surtout, ce sont deux partis en présence.

On voit donc bien à l’œuvre la manière dont le préjugé blanc aboutit en fait à la construction d’une identité à fondement racial chez les gens de couleur. Dans ces conditions, la "fusion" peut-elle être autre chose qu’un vœu pieux ?

Il faut qu’un abolitionniste le leur dise, il est urgent de l’avouer, dans la lutte sourde qui a lieu sur les terres des Antilles, ils nuisent eux-mêmes à leur propre cause ; ils ne se dirigent ni avec adresse ni avec courage moral, ni avec la dignité qui serait nécessaire dans leur position.. . Il n’est que trop vrai, les mulâtres se sont courbés eux-mêmes sous les fourches du préjugé, ils n’ont pas moins de dédain pour les noirs, les insensés ! que les blancs n’en ont pour eux ; et un mulâtre se ferait autant scrupule d’épouser une négresse, qu’un blanc d’épouser une mulâtresse ! Quelqu’un l’a dit avec vérité : un mulâtre hait son père et méprise sa mère. Triste conséquence des erreurs humaines, elles se commandent, elles s’enchaînent ; on a sous les yeux aux colonies une série graduée de dédains d’une classe envers l’autre qui serait ridicule si elle n’était déplorable. Quiconque a des cheveux laineux, signe essentiel de la prédominance noire dans le sang, ne saurait aspirer à une alliance avec des cheveux plats. Les femmes de couleur qui ont la chevelure crépue s’imposent des tortures horribles en se coiffant pour la tirer de façon à laisser croire qu’elle est soyeuse… Cet éloignement qu’ils montrent vis-à-vis du nègre est un scandale aux yeux de la raison, une joie profonde pour leurs ennemis ; et ce qui maintient la force des colons, ce qui perpétue leur supériorité, c’est précisément la haine que les sangs-mêlés ont créée par leur orgueil, entre eux et les noirs. Ceux-ci les détestent et leurs proverbes toujours si admirablement expressifs ne manquent pas contre leurs fils insolents : "Quand milate tini iun chouval, li dit négresse pas maman li…

 

Pour connaître l’état des esprits qui régnaient alors aux îles, nous pouvons également nous reporter aux belles pages qu’un visiteur éclairé comme l’abbé Dugoujon a consacré à la Guadeloupe, dans ce recueil de lettres paru en 1842 sous le titre générique de Lettres sur l’esclavage dans les colonies françaises.

Document 16
Le préjugé de couleur dans les années 1840, d’après l’abbé Dugoujon.

L’abbé Casimir Dugoujon, originaire du Gers, se rendit pour la première fois en Guadeloupe en 1840 en tant que vicaire de la paroisse de Sainte-Anne. Le regard critique qu’il porta immédiatement sur l’esclavage provoqua son rappel en France en 1841 sur intervention des planteurs de la paroisse et du gouverneur. Il n’en publia pas moins en 1845, avec la recommandation de Schoelcher, ses Lettres sur l’esclavage dans les colonies françaises (Paris, Pagnerre) un recueil de correspondance qui était un témoignage virulent contre l’esclavage. Il fut appelé en 1848 par Schœlcher, sous-secrétaire d’Etat aux Colonies du nouveau gouvernement républicain, en tant que préfet apostolique de la Guadeloupe. Il se heurta dès son arrivée aux instructions du gouverneur de l’île, le colonel Fiéron, qui l’accusa de menacer la sécurité de la colonie. Il fut renvoyé en France dès janvier 1849… (d’après le résumé d’une conférence de Jacques Adélaïde-Merlande à la Société d’histoire de la Guadeloupe).

L’abbé Dugoujon est inspiré de sentiments évangéliques et humanitaires, ce qui le fait ranger du côté des abolitionnistes convaincus, mais dans un esprit fort différent du laïque Schoelcher. Ses convictions ne l’empêchent pas d’avoir un regard, d’autant plus pénétrant qu’il est extérieur, sur la société coloniale. [...] Lire la suite >>>

 

Les conclusions des deux abolitionnistes sont identiques : la hiérarchie des nuances chez les gens de couleur a un effet dislocateur, qui ne peut que renforcer le pouvoir de l’élite blanche…

Mais les esprits acquis au préjugé sont encore en force, y compris parmi les voyageurs qui visitent les Antilles. Ainsi le journaliste bonapartiste Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac n’hésite pas, dans l’ouvrage qu’il en tire (32), à s’en prendre aux abolitionnistes, car pour lui l’esclavage agricole constitue un moyen privilégié pour que la "race blanche" puisse être l’institutrice de la "race noire"…

Document 17
Le préjugé de couleur dans les années 1840, d’après Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac.
Adolphe Granier de Cassagnac (1806-1880), Voyage aux Antilles françaises, anglaises, danoises, espagnoles, à St-Domingue et aux Etats-Unis d'Amérique, 1842-1844, pp. 288-291.
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

Le préjugé de couleur est donc fermement institué dans les mœurs antillaises à la veille de l’Abolition de l’esclavage. Pour connaître son évolution ultérieure, et ses avatars contemporains, on peut se reporter au chapitre de ce dossier, Déclin et avatars contemporains du préjugé.

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(1) Archives Nationales, F3 248, 1681.

(2) S . W. Mintz, "Groups, Group Boundaries and the Perception of Race", Comparative Studies in Society and History, 13, 4, 1971, p. 437-450.

(3) Y. Debbasch, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Paris, Dalloz, 1967, p. 54.

(4) Archives nationales, Mémoire de la milice, F3 132.

(5) Moreau de Saint-Méry, Observations d’un habitant des colonies, Paris, 1789, p. 20, texte rédigé en réaction au mémoire de l’abbé Grégoire à l’Assemblée Nationale en faveur des gens de couleur.

(6) Mémoire pour le Sieur Reculé, Bibl. Moreau de Saint-Méry, XX, 97.

(7) Y. Debbasch, qui lui-même se fonde sur Hilliard d’Auberteuil.

(8) Charles-André Julien, Les Français en Amérique, 1713-1784, Paris, P.U.F., 1955, tome 1, p. 83.

(9) M. Labelle, Introduction, Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1978.

(10) Bibliothèque Moreau de Saint-Méry, F3 124.

(11) Mémoires de Raimond, Archives nationales, F3 91.

(12) Y. Debbasch, p. 125.

(13) Raimond, Observations sur l’origine et les progrès du préjugé des colons blancs contre les hommes de couleur, Paris, 1789.

(14) M. Duchet, "Esclavage et préjugé de couleur", in P. de Comarmond & C. Duchet (éds), Racisme et société, Paris, Maspéro, 1969.

(15) Mulâtre, issu d’une famille aisée, Vincent Ogé fut l’un des fondateurs de la Société des colons américains, proche de la Société des amis des Noirs. Il argumenta pour l’égalité des libres, mulâtres et affranchis, auprès des députés à l’Assemblée constituante. Revenu à Saint-Domingue, et après avoir fomenté une révolte dans le Nord de l’île, il fut condamné à être roué vif en février 1791, au Cap Français, mettant fin à l’espoir d’égalité pour les libres de couleur…

(16) Transmise par Moreau de Saint-Méry : Non milat’ p’allé jamé blanc/ Grégoire po yo, c’est pour l’argent./ Cap pend li, c’est bien fette ! / Savonette a bon per’ quiouré / p’allé fer blanc, si blanc pas vlé / C’est yo tout sel qui maitte. (Non les mulâtres ne seront jamais blancs /Grégoire est pour eux mais c’est pour de I’argent /Le Cap l’a pendu, c’est bien fait ! /Tous les savons des bons pères /N’en feront pas des Blancs, si les Blancs ne le veulent /C’est eux seuls qui le peuvent (souligné par nous). Traduction française par G. Hazael-Massieux, in "La créolisation est-elle un phénomène limité dans le temps ?", Etudes créoles, 1986, IX-1, p. 123.

(17) Y. Debbasch, p. 197.

(18) Lettre Mossut à Galiffet, Archives nationales, 107 AP 28 (28/10/1791).

(19) Y. Debbasch, p. 197.

(20) Ibid., p. 226.

(21) Ainsi, dans le texte de la première constitution du pays, tous les Haïtiens sont désignés Noirs et les Blancs sont exclus de la propriété de la terre... La haine à l’égard de l’ancien colonisateur est avant tout une haine raciale, comme en témoigne la célèbre déclaration de Boisrond-Tonnerre : "Pour rédiger l’Acte de l’Indépendance, nous avons besoin de la peau d’un homme blanc pour parchemin, de son crâne pour écritoire, de son sang pour encre et d’une baïonnette pour plume...". Dans un autre esprit, les mulâtres se considèrent comme les seuls véritables "américains", dans la mesure où les Noirs peuvent être considérés comme des Africains et les Blancs comme des Européens : c’est eux qui ont véritablement vocation à prendre possession du pays de Saint-Domingue.. . Voir, sur le thème de la couleur dans les luttes politiques haïtiennes, D. Nicholls, From Dessaline to Duvalier. Race, Colour and National Independence in Haiti, Londres, Cambridge University Press, 1979.

(22) Y. Debbasch, p. 309.

(23) Archives nationales, Section outre-mer, C 63 d 454.

(24) Eugène Edouard Boyer-Peyreleau, Les Antilles françaises, particulièrement la Guadeloupe, depuis leur découverte jusqu’au 1er novembre 1825, Paris, Ladvocat, 1825.

(25) Ibid.

(26) Y. Debbasch, p. 279-280.

(27) L’affaire judiciaire connue sous le nom d’ "affaire Bissette" secoue la Martinique en 1823-1824. Plusieurs libres de couleur furent alors arrêtés, accusés d’avoir diffusé un libelle séditieux, intitulé De la situation des gens de couleur libres aux Antilles françaises, et de préparer un complot contre les Blancs de la colonie. L’arrêt les condamnant fut cassé en 1827.

(28) Y. Debbasch, p. 294.

(29) Cité par Y. Debbasch, p. 296.

(30) Extrait de l’ouvrage de Linstant.

(31) Peut-être les gens de couleur sentaient-ils confusément que le problème de la "race" ne serait pas complètement réglé tant qu’ils resteraient sous les chaînes des esclaves partageant avec eux une part d’ascendance...

(32) Voyage aux Antilles, françaises, anglaises, danoises, espagnoles ; à Saint-Domingue et aux États-Unis d’Amérique, Paris, Dauvin et Fontaine, 1842-44.

 

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SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir

6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration

Bibliographie générale
Conférence audio

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par Jean-Luc Bonniol

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