4. Justifications et contestations du préjugé de couleur

Dossier Laméca

LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE

 

 

Le racisme anti-noir correspond à un système de représentations populaires qui se constitue, suite à des stéréotypes préexistants, à partir des débuts du mouvement de colonisation. Mais il va prédéterminer des conceptions savantes sur les variétés et sur les hiérarchies humaines qui émergent à partir de la fin du XVIIe siècle et se développent au XVIIIe et au XIXe siècles. Ce racisme philosophique, puis scientifique, a son envers, avec le développement, au temps de l’avènement des Lumières, d’une idéologie adverse promouvant l’égalité des hommes et la lutte contre le préjugé.

 

Le racisme anti-noir, du côté de la philosophie et de la science

L’idéologie coloriste est clairement fixée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Elle se manifeste d’abord par le racisme des Blancs envers tous les non-Blancs, et ce racisme a une expression juridique. Le "préjugé" s’intègre alors à la théorie scientifique des races en gestation, théorie qu’il va contribuer à alimenter. Les Noirs apparaissent dans cette théorie comme une "race" physiquement dégradée, intellectuellement inférieure et livrée, selon une formulation déjà présente chez le Père Labat, à "tous les vices attachés à la couleur noire".

Le préjugé cherche en effet sa justification rationnelle à l’âge des Lumières, époque où le développement de théories raciales s’inscrit dans les diverses tentatives de classement des phénomène naturels, au sein desquelles celle de Linné apparaît la plus accomplie. Linné, dans son entreprise systématique de classification du vivant, distingue ainsi plusieurs variétés humaines (Européens, Asiatiques, Africains et Américains, auxquelles il surajoute celle des "monstrueux" (1)) . Ce travail de catégorisation, outre la couleur de la peau et les autres particularités physiques, intègre aussi souvent des caractéristiques psychologiques, tout en exprimant, de manière récurrente, des préférences esthétiques. Buffon (2) profile ainsi un système hiérarchique dominé par l’homme, en l’occurrence blanc… Les Blanc sont pour lui "les hommes les plus beaux… et les mieux faits de toute la terre"; les plus laids sont les Noirs, qu’il place au dernier degré de l’espèce humaine, aussi laids que des singes, en les comparant aux pongos situés à l’échelon immédiatement inférieur.

Voici par exemple ce qu’écrit un esprit "éclairé" de l’époque à propos de l’éventualité de faire des nègres des travailleurs libres (3) :

Tous les voyageurs qui les ont fréquentés, tous les écrivains qui en ont parlé, s’accordent à les représenter comme une nation qui a, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’âme aussi noire que le corps. Tout sentiment d’honneur et d’humanité est inconnu à ces barbares ; nulles idées, nulles connaissances qui appartiennent à des hommes. S’ils n’avaient le don de la parole, ils n’auraient de l’homme que la forme. (Ils ont) une intelligence qui semble en dessous de celle qu’on a admirée chez l’éléphant (...), leur naturel est pervers, toutes leurs inclinations sont vicieuses. (...) On serait tenté de croire, d’après ce portrait, que les Nègres forment une race de créatures par laquelle la nature semble monter, des Orang-Outang, des Pongos, à l’homme.

Le philosophe Emmanuel Kant lui-même n’est pas en reste dans cette dévalorisation de la couleur noire, à travers les nombreux textes qu’il a consacrés à la notion de race. S’il reconnaît l’unicité du genre humain, il pense que des "germes" présents dans la souche primitive de l’homme sont activés par des facteurs externes, principalement climatiques, expliquant l’apparition de variétés humaines différenciées, changements qui selon lui sont irréversibles. Mais à l’hérédité de la couleur de la peau, il associe d’autres caractères, faisant preuve par là d’un indéniable jugement de valeur. Ainsi le Noir est selon lui "paresseux, mou et frivole" (Des différentes races humaines, 1775). On trouve dans un texte antérieur, Observations sur le sentiments du beau et du sublime (1764) un paragraphe sur les "nègres" qui reprend directement une description de Hume :

Les Nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au dessus de la niaiserie. M. Hume invite tout le monde à citer un seul exemple par lequel un Nègre aurait prouvé des talents, et il affirme ceci : parmi les centaines de millions de Noirs qui ont été chassés de leur pays vers d’autres régions, bien que beaucoup d’entre eux aient été remis en liberté, on n’en pourrait trouver un seul qui, soit en art ou en science, soit dans une autre discipline célèbre, ait produit quelque chose de grand… (La différence entre les Blancs et les Noirs) semble aussi grande quant aux facultés de l’esprit que selon la couleur de la peau.

Ce préjugé sur les Noirs n’entraîne toutefois pas une quelconque justification de l’esclavage. Il n’en demeure pas moins que de telles assertions, fixistes et inégalitaires, surprennent chez un auteur connu pour ses positions universalistes et émancipatrices… (4)

Un nombre croissant de scientifiques s’accordent toutefois sur le fait que la couleur n’a qu’un rôle secondaire et se mettent à la recherche d’autres caractères, qu’ils trouvent du côté de la morphologie, notamment crânienne, avec la prise en compte du degré de prognathisme. Le profil des noirs prend autant d’importance que leur teint. Déjà Peter Camper, en 1768, dans sa thèse sur l’angle facial, dessine une série de crânes et de profils, deux singes, un Nègre et un Kalmouk, dans ce qui apparaît comme une démonstration apparemment scientifique…

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Angles faciaux de Campers.

Les Africains, et eux seuls, semblent proches du physique des singes. Autre nouveauté de l’époque : les traits du visage sont censés faire apparaître la personnalité, surtout si peuvent être perçues des ressemblances avec des animaux. La physiognomonie de Lavater se veut une science pour déceler les vertus et les vices à partir de la forme du crâne et de l’anatomie du visage… La physionomie négroïde est censée correspondre à un maximum de sensualité et à un minimum de capacité intellectuelle, surtout chez les peuples d’Afrique centrale et occidentale, ceux précisément qui ont été les plus touchés par la traite.

L’anthropologue allemand Blumenbach (5), à la charnière entre le XVIIIe et le XIXe siècle, même s’il est d’avis que les différentes variétés de l’homme s’interpénètrent et s’il a reconnu la part des facteurs environnementaux dans les différenciations du genre humain, finit, sous l’influence de Kant, par accepter l’idée de leur irréversibilité. Cela le conduit à identifier cinq types principaux (en fonction de leur géographie d’origine et de leurs traits physiques), avec au sommet les Européens, qu’il dénomme les "Caucasiens" (terminologie qui reste encore utilisée dans certaines catégorisations statistiques, notamment en matière de santé publique aux USA…). A la même époque, le naturaliste français J.J. Virey, dans son ouvrage (6) (pourtant fortement imprégné d’abolitionnisme…) intègre une planche mettant en parallèle le profil d’une statue antique de Zeus, d’un africain ibo au prognathisme accentué et d’un orang-outang. Son ouvrage est publié en 1801 mais il connaît de nombreuses rééditions car il est fort populaire (il est traduit en 1837 en Caroline du Sud, sou le titre A History of the Negro Race…).

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Planches de Virey.

Anténor Firmin s’est amusé à dresser un florilège des déclarations sur les Noirs, issus des meilleurs esprits qui l’ont précédé, de Kant à Renan en passant par Gobineau…

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Florilège des préjugés négrophobes, par Anténor Firmin.
Anténor Firmin, De l’Égalité des races humaines, Paris, 1885, pp 477-482.
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

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A l’heure où s’impose l’idée d’une causalité biologique, où se met en place la méthode statistique et où apparaissent les sciences expérimentales, la race apparaît comme un paradigme partagé aussi bien par les partisans du monogénisme (l’origine unique du genre humain aurait été suivie d’une différenciation postérieure) que par ceux du polygénisme (qui postulent des humanités dérivant de sources dès le départ séparées). Personne (ou presque) ne semble alors questionner ce qui apparaît comme une évidence.

Le système de mesures craniométriques va constituer le fondement de l’anthropologie physique pendant plus d’un siècle. Il revient au médecin P. Broca d’organiser institutionnellement cette anthropologie raciale, en fondant la Société d’anthropologie de Paris (1859) puis l’École d’anthropologie (1876). Il met dès lors en place outils et concepts pour définir et comparer les races, le plus fameux étant l’indice céphalique, inventé par le professeur d'anatomie suédois Anders Retzius (1796-1860) qui distingue les individus au crâne allongé ("dolichocéphales") et les individus au crâne court ("brachycéphales"). Broca est lui-même à l’origine de la première échelle des couleurs de peau, publiée en 1864. Cette raciologie entend se situer hors des considérations politiques, ce qui ne l’empêche pas d’établir des hiérarchies naturelles entre les races humaines (tant du point de vue des capacités physiques que mentales), dont la perfectibilité est inégale.

Les principaux théoriciens français du racisme, à savoir A. de Gobineau, G. Vacher de Lapouge et G. Le Bon, naviguent en fait dans les marges de l’anthropologie officielle : leurs idées sont déconsidérées par la majorité des anthropologues. Broca fustige les idées de Gobineau ; mais la Société d’anthropologie accueille malgré tout en son sein Le Bon (en 1878). Et P. Topinard, savant aux opinions pourtant antiracistes, ouvre les pages de la Revue d’anthropologie à Vacher de Lapouge.

Parmi ces théoriciens, qui contribuent à la constitution d’un véritable racisme politique en France, le plus célèbre est certainement Gobineau.

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Gobineau.
Gobineau, Arthur de (1816-1882). Essai sur l'inégalité des races humaines (2e éd., précédée d'un avant-propos et d'une biographie de l'auteur) par le Cte de Gobineau,... 1884
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

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Gobineau, avec l’Anglais Chamberlain, a nourri les théories racistes du XXe siècle, où l’antisémitisme triomphe, occupant on le sait la place cardinale dans l’idéologie nazi.

Dans le même temps le racisme anti-noir se renouvelle dans le cadre de l’impérialisme européen de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : il va désormais imprégner l’imaginaire colonial des métropoles européennes, tout en inspirant les pratiques de ségrégation et d’apartheid aux USA et en Afrique du Sud… Si la France paraît un terreau relativement privilégié pour l’éclosion des doctrines racistes, les USA ne sont pas en reste, dans un climat idéologique marqué de surcroît par le maintien tardif d’un système esclavagiste. L’anthropologie raciale, influencée par le naturaliste suisse émigré Louis Agassiz (1807-1873), qui ne cache pas sa répulsion physique à l’égard des Noirs, apporte une légitimation savante au maintien de l’institution servile, avec des auteurs comme Samuel G. Morton ou Josiah C. Nott. L’eugénisme triomphant et la permanence des pratiques de ségrégation sont ensuite justifiés théoriquement par les juristes et théoriciens Madison Grant et L. Stoddard.

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Madison Grant et Theodore Lothrop Stoddard.

Madison Grant (1865-1937), avocat américain, est surtout connu pour son travail comme eugéniste et naturaliste. En tant qu'eugéniste, Grant fut l'auteur de certains des travaux scientifiques racialistes les plus célèbres, et il a joué un rôle dans le renforcement des restrictions législatives sur l'immigration et le développement de la politique de stérilisation aux États-Unis. Auteur du livre Le Déclin de la grande race (The passing of the Great Race, 1916, paru en français avec une préface de Vacher de Lapouge), ses idées sur les Indo-Européens ont fortement influencé les dirigeants nazis Alfred Rosenberg et Adolf Hitler. Le livre figurait en bonne place dans la bibliothèque personnelle d’Adolf Hitler.

Theodore Lothrop Stoddard (1883-1950), historien, journaliste et théoricien politique, est l’auteur de nombreux ouvrages, la plupart consacrés aux problèmes de race et de civilisations. Il s’est intéressé principalement aux dangers que feraient courir les peuples de couleur à la civilisation blanche. Son livre le plus fameux est The Rising Tide of Color Against White World-Supremacy.

En Allemagne, alors que les nazis prennent le pouvoir et procèdent dans l’Université à l’éviction des professeurs juifs, les trois grandes disciplines de l’anthropologie deviennent officiellement racistes, théorisant la nécessité de maintenir pure la "race aryenne", notamment vis-à-vis de la "race juive", supposée venir "souiller" le sang germain. Ce genre de considérations a participé à la médicalisation de la race, autour du thème de la santé et de l’hygiène raciales, face au péril de la dégénérescence et du déclin. Pour préserver une race "saine", il s’agit d’éviter toute souillure par pénétration, installation puis "pullulation" d’éléments extérieurs conçus comme inférieurs donc indésirables. Le nazisme s’est engouffré dans cette idée de dégénérescence, le mélange racial étant conçu comme le facteur absolu de décadence, entraînant la contagion du sang et des autres substances corporelles, comme la semence et le lait. Il constitue dans la première moitié du XXe siècle l’acmé des théories racistes, qui ont encore, même dans les autres pays, pignon sur rue (le problème de la réalité des races n’étant pas encore à l’ordre du jour…). Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre Mondiale pour assister au déclin de ces théories, mais, en ce qui concerne le racisme anti-noir, un racisme institutionnalisé va perdurer jusqu’aux années 1960 aux Etats-Unis, avec le régime de la ségrégation, et en Afrique du Sud jusque dans les années 1990, avec le système de l’apartheid.

 

La lutte contre le préjugé de couleur

C’est à partir du XVIIIe siècle qu’apparaissent les premières contestations du préjugé de couleur. Cette nouvelle donne idéologique progresse au XIXe siècle (alors même que c’est l’époque où s’impose le racisme scientifique). En se limitant au cas de la France, citons en premier, pour le XVIIIe siècle, le célèbre texte de Montesquieu, tiré de L’esprit des lois. Texte à l’humour dévastateur, mais qu’il est parfois peut-être difficile de percevoir…

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Montesquieu.

De l’esclavage des nègres
Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir.
Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez les nations policées, est d’une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car, si elle était telle, qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?
Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XV, chapitre V.

La plupart des philosophes des Lumières s’engagent dans cette voie (Diderot, Rousseau, Condorcet…). Le texte le plus engagé dans la lutte contre le préjugé, à cette époque des Lumières, est certainement celui de l’abbé Raynal, dans sa célèbre Histoire des deux Indes, où l’on a pu voir, notamment dans le passage connu sous le nom de « Spartacus noir » (sans doute écrit par Diderot), la prédiction d’une révolte noire…

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Le Spartacus noir de l’abbé Raynal.

L’abbé Guillaume-Thomas Raynal, né à Lapanouse (Aveyron) et mort en 1796, est devenu célèbre avec son ouvrage Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, immense succès d’édition au XVIIIe siècle, condamné par arrêt en 1772 et mis à l’index en 1775.

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A la veille de la Révolution, la Société des amis des Noirs, animée notamment par l’Abbé Grégoire, milite activement pour la fin de l’esclavage, tout en s’élevant contre le préjugé. Curé d’Emberménil et député de Lorraine, l’abbé Grégoire adresse en 1789 à l’Assemblée nationale le Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de Saint-Domingue, & des autres îles françaises de l’Amérique (élu à la Convention, il va être celui qui va porter, en février 1794, le premier décret d’abolition de l’esclavage…)… Durant ces premières années de la Révolution, le groupe des hommes de couleur s’active, afin d’assurer la promotion de ses intérêts, contre ceux des planteurs représentés dans le Club Massiac. En témoigne le libelle, dû à un certain J.M.C. Américain, intitulé Précis des gémissements des sang-mêlés dans les colonies françaises, texte évoquant la situation des gens de couleur à Saint-Domingue, paru à Paris en 1789, dans lequel on trouve exprimées, au-delà de la pleine identité américaine dont seuls peuvent se prévaloir les sangs-mêlés, leurs deux exigences essentielles, celle d’une pleine égalité pour les libres, et celle de la liberté pour ceux qui naissent dans les fers.

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Précis des gémissemens des sang-mêlés dans les colonies françoises, par J.M.C. Américain, Sang-mêlé (chez Baudouin, Imprimeur de l'Assemblée Nationale, 1789).
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

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Dans la première moitié du XIXe siècle, le discours abolitionniste prend de l’ampleur. Il s’accompagne souvent de la dénonciation du préjugé de couleur. Ainsi, V. Schoelcher prend nettement parti en faveur de la suppression des limitations imposées aux hommes de couleur. Son émule catholique, l’abbé Dugoujon, lui aussi fervent abolitionniste, n’est pas en reste. Sur ces derniers, se reporter à la partie 2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française et 3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation".

Il n’en demeure pas moins que, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, très peu de savants prennent la peine de militer publiquement contre les idées racistes. Un seul anthropologue prend clairement position: il s’agit de l’homme politique et lettré haïtien Anténor Firmin (1850-1911), qui publie De l’Égalité des races humaines (1885), ouvrage au demeurant fort peu lu par ses contemporains.

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De l’Égalité des races humaines (1885) par Anténor Firmin.
(Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

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Au début du XXe siècle, l’école sociologique française, qui explique le social par le social, porte lors de sa naissance un coup de force contre les paradigmes racialistes jusque là dominants. Durkheim combat d’abord le racisme de Vacher de Lapouge, mais rapidement se détourne de tout commentaire sur la question raciale… Un tel positionnement, qui va de pair avec une neutralité politique affichée, débouche sur un paradoxe : il empêche de donner aux notions de race et d’ethnicité une signification sociale et détourne de toute réflexion sur les identités et les relations interculturelles - à la différence des sciences sociales américaines.

Dans le même temps en effet, F. Boas, formé en Allemagne et ayant migré aux Etats-Unis, assure à l’anthropologie culturelle américaine un nouveau départ, se fondant sur une notion de culture renouvelée dans un sens particulariste et historique. Boas mène d’abord le combat contre les présupposés racistes en anthropologie physique. Il effectue des mesures de crânes sur plusieurs générations de migrants italiens (1911), ce qui l’amène à conclure que les changements d’environnement produisent chez une population donnée des altérations physiologiques, dans un temps trop court pour être le résultat de transformations génétiques. Cette vision rénovée des rapports entre hérédité et environnement (co-agissants) est pour lui décisive. Mais son apport théorique essentiel réside dans la séparation nette qu’il installe entre race et culture, et dans l’indépendance de celle-ci par rapport à la biologie, l’anthropologue devant selon lui se concentrer sur l’étude de la culture. Ses élèves démontrent également l’inanité des thèses racistes, notamment M.J. Herskovits dans les années 1920, ou encore M. Mead, ou l’anthropobiologiste A. Montagu… L’influence de Boas sur l’Ecole de Chicago a été d’autre part déterminante, en particulier par l’intermédiaire d’un autre de ses élèves, E. Sapir : de 1920 à 1945, cette école sociologique, proche de l’anthropologie, a développé, entre autres, une sociologie des relations interethniques fondée sur une vision dynamique et interactionniste des identités. C’est à l’un de ses fondateurs, R. E. Park, qui a collaboré avec le leader "noir" B. T. Washington, que l’on doit la première mise en forme sociologique de la race : selon lui, un ensemble de signes externes (l’ "uniforme racial") comporte une valeur symbolique dans un système de relations sociales.

C’est aux Etats-Unis que l’on trouve, face à la ségrégation, une réaction émanant du groupe minoré lui-même… Citons au premier chef Frederick Douglass, ancien esclave (jusqu’à l’âge de 20 ans) et auteur d’une des plus importantes autobiographies d’esclaves, qui a joué jusqu’à sa mort en 1895 un rôle important dans la lutte pour l’égalité raciale aux USA. Citons également, pour la même période, Martin Delany, premier officier noir lors de la Guerre de Sécession, partisan pour les Noirs américains d’une émigration, dans la mesure où il estime qu’ils n’ont aucun avenir dans un pays qui refuse de les considérer à l’égal des Blancs… A la fin du XIXe siècle, Booker T. Washington, né esclave d’un père blanc et d’une mère noire apparaît, jusqu’à sa mort en en 1915, comme l’un des leaders principaux dans la lutte pour l’émancipation des Noirs américains, exprimant toute fois une idéologie qui le conduisait à se cantonner, afin de garantir la paix civile, dans une posture de soumission, considérant qu’une sortie de la ségrégation était impossible à court terme… W.E.B. Du Bois (né en 1865), appartenant à la génération suivante, s’est lui fermement opposé à ce compromis : premier noir américain à obtenir un doctorat, il fut l’un des fondateurs de la National Association for the Advancement of Colored People, engageant fermement le combat contre les lois Jim Crow (voir Variantes du racisme anti-noir - Etats-Unis) et la ségrégation. Publié en 1903, son ouvrage, The Souls of Black Folk, est considéré comme l’une des pièces maîtresses de la littérature noire américaine. Chantre ensuite du panafricanisme, il est mort au Ghana en 1963, après une vie d’une longévité exceptionnelle. Une place à part doit être faite à Marcus Garvey, né à la Jamaïque en 1885, mais qui a mené l’essentiel de ses activités politiques aux Etats-Unis, apôtre inlassable d’un retour à l’Afrique et porteur d’une doctrine "nationaliste noire" radicale qui l'oppose aux mouvements intégrationnistes de gauche. Resté dans la mémoire jamaïcaine, il est vu par certains comme le précurseur du rastafarisme.

L’entreprise de revalorisation de la couleur noire a son pendant dans les colonies françaises, à peu près à la même époque, avec le mouvement de la négritude, né à Paris dans les années 1930, avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon Gontran Damas. Désormais s’opère, sur une base transnationale, ce qu’on a pu appeler un "retournement du stigmate", qui fait de l’ancienne couleur dépréciée un motif de fierté, ouvrant de nouvelles perspectives qui vont s’affirmer dans l’après-guerre…

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion internationale réalise effarée l’ampleur des crimes nazis, planifiés et exécutés avec l’appui de la science, et particulièrement de l’anthropologie raciale. L’Unesco organise alors deux réunions d’experts internationaux, en 1949 et 1952 (la déclaration finale est de 1962, point ultime pour l’Unesco de la réflexion des biologistes sur la question raciale), qui débouchent sur deux "déclarations universelles". Au fil des pages, A. Montagu impose l’idée qu’il n’existe "qu’une seule race humaine"... C. Lévi-Strauss, qui participe à la première déclaration sur la race, rédige au même moment un petit livre qui va devenir un des grands classiques de l’antiracisme, Race et histoire. L’ouvrage épingle l’évolutionnisme culturel : les cultures faussement appelées "primitives" ne se sont pas arrêtées dans le temps, même si elles n’ont pas tenu le "journal de leur enfance et de leur adolescence". Le texte, proche par ailleurs de la doctrine de l’Unesco, fait l’éloge de la diversité culturelle et de la collaboration entre les cultures pour le progrès de l’humanité. Dans les années 1960 enfin, c’est l’idée même de race qui commence à être invalidée au plan scientifique (voir La notion de race). Dans les années 1980 se constitue enfin un antiracisme militant, dont, en France, l’association "SOS racisme" est l’expression la plus emblématique.

Mais le début de la mobilisation contre le racisme anti-noir date en fait de l’après-guerre. L’œuvre maîtresse, dans l’univers francophone, est celle de Frantz Fanon (mais son retentissement est allé bien au delà de cette sphère…), exprimée dans Peau Noire, masques blancs (1954). Psychiatre d’origine martiniquaise, il rend compte du vécu intime du Noir, décrivant une expérience psychique qui fait du Noir un sujet racisé, surdéterminé par le regard du Blanc qui l’infériorise et le rend étranger à lui-même. Un seul moyen pour sortir de cet enfermement, détruire les catégories de Blanc et de Noir et se libérer du passé colonial (7)… Cet horizon d’attente dégagé de la race est clairement exprimé dans son intervention au premier Congrès des écrivains et artistes noirs (1956). Cette rencontre internationale, à laquelle ont participé un grand nombre des intellectuels noirs les plus en vue du moment, est représentative de la confluence des idées et des luttes… C’est encore l’époque de la ségrégation aux Etats-Unis, où va s’ouvrir dans les années suivantes la lutte pour les droits civiques, au sein de laquelle va émerger la figure de Martin Luther King. Son choix de la non-violence et son désir de concorde universelle, magnifiquement exprimés dans son discours du 28 août 1963 à Washington ("Je fais un rêve") se heurte à la permanence d’une ségrégation raciale rampante, qui finit par générer l’apparition de mouvements plus radicaux qui refusent l’intégration et réclament le "pouvoir noir", menés par des figures comme Malcom X, Rap Brown ou Stokely Carmichael, adeptes de la lutte armée (Black Panthers sur une base marxiste, Black Muslims, qui donnent naissance à la Nation of Islam de Louis Farrakhan, clairement séparatiste) . Son assassinat en 1968 interrompt son combat et laisse un bilan en demi-teinte (la ségrégation raciale a toutefois vécue sur le plan institutionnel, et des Noirs occupent de plus en plus des positions sociales importantes, comme l’élection de Barak Obama l’a prouvé, quatre décennies plus tard), mais l’écho de sa pensée était entre temps arrivé jusqu’à la prison de Long Island et à Nelson Mandela… Il va falloir cependant attendre les années 1990 pour que soit mis à bas le régime de l’apartheid en Afrique du Sud.

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(1) Linné (1707-1778), auteur du Systema Naturae, 1735-1770.

(2) Buffon (1707-1788), Histoire naturelle de l’homme, 1749.

(3) Rousselot de Surgy, Mélanges intéressants et curieux, Paris, Durand (Pancoucke), 1763, cité par M. Duchet, "Esclavage et préjugé de couleur", in P. de Comarmond & C. Duchet, Racisme et société, Paris, Maspéro, 1969, p. 112.

(4) Jean Mondot, article « Kant Emmanuel », in Pierre-André Taguieff (dir.) Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013.

(5) Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), De Generis humani varietate nativa, 1795.

(6) Julien-Joseph Virey (1775-1846), L'Histoire naturelle du genre humain, Dufart, an IX (Paris 1800 ou 1801).

(7) Myriam Cottias, article Fanon Frantz, in Pierre-André Taguieff (dir.) Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013.

 

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SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir

6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration

Bibliographie générale
Conférence audio

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par Jean-Luc Bonniol

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