6. Déclin et avatars contemporains du préjugé

Dossier Laméca

LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE

 

 

Il faut ici considérer l’extension du racisme colonial à l’ensemble de l’Occident. Le préjugé de couleur a connu de nouvelles manifestations avec l’impérialisme européen à la fin du XIXe siècle ; il a persisté jusqu’au cœur du XXe siècle, gardant même une traduction officielle dans certains pays, comme les USA ou l’Afrique du Sud. Il a aujourd’hui officiellement disparu, du moins dans ses formes classiques, mais le socle identitaire sur lequel il reposait demeure…

 

Après l’abolition de l’esclavage

Dans les Antilles de colonisation française, l’abolition de l’esclavage n’a pas, contrairement à ce qu’espéraient certains analystes, mis fin au préjugé, le critère racial survivant à l’institution dans laquelle il avait pris naissance et la société restant largement partagée entre des grands propriétaires blancs et des descendants d’esclaves, ceux-ci n’ayant eu d’autres ressources que de s’engager comme ouvriers agricoles ou de devenir paysans marginaux… A la permanence des infrastructures socio-économiques a répondu la pérennité de la confusion d’un ordre social et d’un ordre racial.

Pour la France, la période du Second Empire n’a guère été favorable au développement des mesures émancipatrices prises par la Seconde République. L’insurrection du Sud de la Martinique, en 1870, a pour origine un incident de type racial, né d’une frustration persistante de la population de couleur face à l’arrogance des blancs (1). Mais avec la Troisième République, l’atmosphère intellectuelle n’est plus désormais à défendre le préjugé en tant que tel, même si certains journaux émanant des milieux de Blancs créoles, comme La Défense coloniale à la Martinique (2), mènent un combat d’arrière-garde en ce sens. Comme le souligne R. Achéen, le gouvernement métropolitain, à partir des années 1870, en introduisant aux colonies des institutions démocratiques, a provoqué une contradiction dans le système colonial :

Dans ces colonies de plantations que sont les Antilles françaises, où la population de couleur dominée forme l’écrasante majorité, l’instauration du suffrage universel signifiait nécessairement l’accession à des postes de responsabilité de ceux qui, selon une expression de l’époque, représentaient le nombre, donc la force, et par voie de conséquence, ceci entraînait le déclin de cette oligarchie créole qui constituait l’une des structures clés du système colonial...
Jusqu’où irait la fièvre égalitaire, pseudo-philanthropique et négrophile dont (selon les Blancs créoles) était subitement atteint le gouvernement métropolitain ?... N’existait-il pas le danger de voir disparaître cette solide et ancienne doctrine coloniale (souligné par nous) qui avait toujours été le dogme du ministère de la Marine et des colonies depuis Richelieu (3) ?

L’idéologie officielle avait cependant changé : la société était désormais encadrée par un système politique où l’appartenance raciale n’avait plus (du moins officiellement) aucune valeur légale. Ce sont surtout les mulâtres qui profitèrent de l’affirmation d’un régime politique libéral en France. Ils jouirent largement de la politique assimilationniste de la Troisième République, compensant leur infériorité économique en investissant sur le plan culturel. Ils purent par là affirmer leur ascension sociale, se dirigeant vers les professions libérales ou le statut de fonctionnaires et se réservant le privilège presque exclusif de la représentation politique.

Mais, dans le secret des consciences et la sphère privée, le préjugé avait encore de beaux jours devant lui. C’est lui qui a continué à inspirer jusqu’à nos jours la clôture endogamique du groupe blanc créole, et certaines stratégies matrimoniales de blanchiment chez les gens de couleur, où la hiérarchie des nuances a été longtemps prégnante. Il faut dire que le socle identitaire sur lequel il reposait était toujours en place : de manière générale, la société antillaise est restée caractérisée par l’obsession coloriste, l’identification raciale pouvant resurgir à tout instant, en particulier lors de toutes les crises politiques graves (comme en témoigne par exemple, dans les années trente, l’affaire Aliker, au cours de laquelle fut assassiné un journaliste progressiste de couleur par des sbires certainement à la solde d’usiniers blancs...).

Aux USA, l’Abolition de l’esclavage n’entraîna pas un reflux du préjugé de couleur, bien au contraire, puisque la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe correspondent à la montée de la ségrégation et au règne des lois Jim Crow. Sur ce point, on pourra se reporter à : Variantes du racisme anti-noir : le cas des Etats-Unis.

 

La diffusion de la pensée coloniale de la race, entre science et politique

C’est à partir de son vieux foyer colonial, des colonies vers les métropoles, de la périphérie vers le centre, que le racisme coloriste a diffusé, influant les manières de penser les différences humaines.

Un premier constat : il s’est développé en un temps où le terme de race n’était pas disponible dans le sens qu’il a acquis par la suite, à savoir à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce système de représentations s’est trouvé de fait en congruence avec la cristallisation de l’idée de race à la fin du XVIIIe siècle : la biologie émergente a fourni in fine un argument à la pensée raciale préexistante dans les colonies, qui a dès lors trouvé dans la science une justification à son œuvre de hiérarchisation (4). Rappelons que la race, dans ce nouveau savoir aux influences multiples (il trouve sans doute sa matrice principale dans les dispositifs d’amélioration des races animales), qualifie une entité généalogique, une lignée dotée de qualités héréditaires (5). La transposition de principes classificateurs au sein du genre humain, subordonnée à l’argument généalogique, va de pair avec l’idée d’une corrélation avec les aptitudes intellectuelles permettant de fonder une hiérarchie.

Ainsi sont posés des principes effectifs du gouvernement des hommes : de la même manière que, plus d’un siècle auparavant, ce fut au moment où avait cru une population de « libres de couleur » qu’avaient été mobilisés des arguments raciaux pour refonder à un autre niveau les dispositifs de domination, le développement effectif des savoirs naturalistes coïncide avec la fin des formes juridiques, civilement sanctionnées, de l’esclavage, permettant de fonder des dispositifs de même finalité, indépendants du statut des individus : le recours aux savoirs naturalistes et anthropologiques, à l’argument de la race, est investi massivement au moment où la forme juridique est abolie. Le développement d’un savoir naturaliste sur les races suit ainsi une trajectoire inverse à celle de l’esclavage. La domination ne disparaît pas avec la forme juridique avec laquelle elle était associée : ainsi peut se perpétuer un rapport de pouvoir sur d’autres bases, où il peut coexister avec le principe de l’égalité formelle qui objective l’homme comme citoyen, sujet de droit universel, alors même que se constitue un savoir sur les inégalités naturelles (6).

Au XIXe siècle, ce savoir envahit la pensée politique : la race y devient un paradigme dominant, relevant même de l’obsession : la négrophobie devient un lieu commun, ainsi que la mixophobie, alimentées par les discours savants sur ce point se reporter à Le racisme anti-noir, du côté de la philosophie et de la science. Le problème du croisement entre les races apparaît comme un modèle fondamental pour repenser l’histoire des peuples, les mouvements profonds de l’histoire. On peut rappeler en la matière les expériences de Broca sur l’infécondité relative des hybrides et, pour Périer, l’inocuité des mariages consanguins et la nocivité des mélanges entre races… Cette pensée politique, confortée par la science, s’est développée avec l’essor de la seconde colonisation, dirigée principalement vers l’Afrique : on sait que les justifications humanistes (l’apport de la civilisation, et même la lutte contre l’esclavage…) y voisinèrent avec les pires exactions. Imprégnant désormais l’ensemble du corps social, à l’heure de la diffusion, grâce à l’école publique, de « kits identitaires » assurant la fixation des sentiments nationaux (7), elle alimente la propagation de stéréotypes raciaux (notamment lors de ces grands événements que furent les expositions coloniales). La pensée raciale est donc « descendue dans la rue », alimentant les discriminations sociales, ce qu’elle a continué à faire, jusqu’à nos jours…

 

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Dans tous les pays occidentaux, les lois raciales ont été abolies, et le préjugé de couleur n’a plus aucune traduction juridique. Il n’empêche qu’il s’intègre dans ce qu’on appelle désormais un "référentiel ethno-racial" qui réside dans les pensées, inspirant éventuellement des pratiques.

 

Des distinctions persistantes et une discrimination toujours présente…

On ne peut que constater la remarquable vitalité de la catégorisation raciale, qui paraît sans cesse renaître de ses cendres… La non-scientificité de la notion de race n’est en aucune manière un obstacle à son usage : sa puissance métaphorique et sa dimension affective ne sauraient se réduire à des effets de son habilitation scientifique, ce qui explique sa résistance à toute tentative de démonstration de fausseté et la difficulté qu’ont les acteurs de "dépasser les limites de leur cerveau"… De manière générale, on constate la permanence de l’efficacité distinctive des idéologies coloristes, notamment d’un système de catégorisation asymétrique (Blancs versus non-Blancs ou "Noirs"…), qui a diffusé loin de son foyer colonial, influant les manières occidentales de penser la diversité des couleurs : encore aujourd’hui (des exemples américains dans le monde du spectacle peuvent être avancés…) la tendance est de qualifier de "noirs" des individus mêlés, réservant le qualificatif de "blancs" aux seuls individus considérés comme indemnes de mélange... Il y a là un effet déformant dont il est extrêmement difficile, même pour les esprits les plus avertis, de se dégager.

On ne peut que constater, encore aujourd’hui, la persistance de structures répressives de pouvoir et de privilège liées à la race et à la couleur. À la permanence des infrastructures socio-économiques répond en effet la pérennité de la confusion d’un ordre social et d’un ordre racial. La fin du racisme institutionnalisé est plus ou moins proche dans le temps : la République française y a mis fin depuis plus d’un siècle et demi, même si l’on sait que, dans le droit lui-même, la notion de race n’a pas complètement disparu, comme l’a démontré Emmanuelle Saada dans son analyse du règlement de la « question des métis » dans l’Empire colonial français (8), et si l’on peut également remarquer qu’un implicite racial y gouvernait la distinction citoyens/indigènes, implicite qui continue à inspirer, encore aujourd’hui, les discours de nombre d’acteurs politiques. Le système dit de Jim Crow et la ségrégation institutionnelle aux États-Unis n’ont été éradiqués que dans les années 1960, avec le mouvement des droits civiques. L’ancien préjugé est resté embusqué dans nombre d’interactions sociales, même si ces phénomènes ne peuvent souvent être révélés qu’a posteriori, au terme d’observations statistiques sophistiquées (du moins en France, la loi interdisant les statistiques dites "ethniques", pour des raisons évidentes tenant à la volonté de ne pas alimenter, dans le cadre d’une réglementation administrative, le référentiel ethno-racial ambiant) ou par des observations comparatives clandestines, dites « testing », qui permettent effectivement de mettre en évidence les discriminations à l’embauche, au logement, à l’entrée en boîtes de nuit…  Il y a quelques années, une émission de télévision, en France, où deux familles, « blanche » et « noire », ont pu intervertir leurs rôles grâce à un patient travail de maquillage (renouvelant, de manière certes plus soft, l’expérience de John Howard Griffin en 1959, qui donna lieu au récit « Dans la peau d’un noir »), avait été particulièrement éloquente à cet égard (9)…  Et on ne peut que prendre acte de l’impuissance des politiques publiques à véritablement éradiquer ces phénomènes, ce qui prend un relief particulier en France, avec l’affichage officiel des principes républicains. L’héritage colonial, et l’imaginaire qui lui est lié, n’y a pas été complètement évacué, et le pays n’est pas à l’abri de la résurgence d’un racisme archaïque, dont on pourrait donner de nombreux exemples...

 

Une affirmation identitaire racialisée

Il se trouve toutefois que le dispositif distinctif sur lequel repose tout racisme s’est révélé tout aussi fort du côté des anciens dominés que du côté des anciens dominants de l’antique ordre racial. Il est flagrant que, dans les jeux identitaires du XXe siècle, l’ancien stigmate a été revendiqué comme signe d’appartenance… La race en effet, instrument d’oppression et de domination, n’a pu dans l’histoire qu’être imposée à ceux qui la subissaient, relevant de ce qu’on a l’habitude de désigner par le terme « assignation ». Mais la notion a connu dans le dernier siècle, jusqu’aux sociétés plurielles contemporaines, une mutation paradoxale, dans la mesure où elle a pu être appropriée et revendiquée du côté des anciens (et parfois toujours) dominés. Les effets d’infériorisation qu’installe la pensée raciale ont ainsi nourri jusqu’à nos jours le ressenti d’une minoration persistante, souvent objectivement décelable, qui peut se déployer, chez ceux qui estiment en être victimes, dans la subjectivité d’une perception attentive aux moindres signes de mise à l’écart.

Même si elle est imposée du dehors par assignation, elle est en conséquence simultanément et continuellement recréée du dedans, expression de la façon dont un agrégat d’individus minorés peut, au niveau interindividuel, la revendiquer pour se définir en tant que groupe contre un système d’oppression, à partir d’une expérience partagée de souffrances et de luttes. On peut dès lors faire le constat de l’appropriation de l’ancien catalogage racial par les sujets qui le subissent, d’une « définition de soi en tant que noir », qui fait l’objet d’un « travail constant de mise à jour (10) », à travers l’expérience psychique intime propre au sujet qui subit ce processus de racisation. C’est par le mécanisme bien connu de retournement du stigmate que les descendants des victimes du système s’en sont saisis pour se construire une identité, arborant désormais la couleur de leurs ancêtres opprimés comme instrument de revendication et arme politique. Le socle identitaire sur lequel l’ancien préjugé reposait est donc demeuré en place, renvoyant désormais, non plus à l’ancienne assignation mais à un contenu de conscience. La volonté de combattre le racisme à partir de sa propre identité raciale, irréductible, envisagée comme une essence (11), s’apparente à ce que Pierre-André Taguieff a nommé l’antiracisme différentialiste, le plus souvent endogène, qui, au nom du droit à la différence, valorise l’« assomption d’une appartenance communautaire » et la fidélité à des mémoires spécifiques, plus ou moins inventées ou réinventées (12). Ce qui frappe est la récupération des catégories forgées par les anciens oppresseurs, à son propre compte, dans un retour de service libérateur, mais aussi dans un mouvement de pensée qui implique ce qu’on peut appeler un racialisme, inspiré par un certain « essentialisme stratégique » et caractérisé par l’utilisation d’un lexique racial pour identifier les acteurs sociaux.

 

Laffirmation des situations multiculturelles

L’affirmation des situations multiculturelles dans les sociétés contemporaines a exacerbé cette tension dialectique entre assignation raciale d’un côté, identification raciale de l’autre : un discours commun unit les acteurs sociaux opposés et le langage de la race semble s’imposer à tous, livrant la vérité de l’évènement de manière univoque. S’est ainsi imposée dans la description des phénomènes sociaux liés à la difficile coexistence, en certains lieux, de populations dont certaines sont venues d’ailleurs, une double logique. D’un côté une lecture racialiste, qui met systématiquement en scène l’immigration, en termes de successions de générations et en réaction à un communautarisme supposé. De l’autre côté, une affirmation collective qui n’est pas sans lien avec la précédente, dans le cadre d’une ethnicité inventée ou reconstruite. Catalogage de l’Autre et affirmation de soi vont donc de pair, en phase avec l’altération du paradigme présidant aux affrontements sociaux, le combat contre l’inégalité économique laissant en partie la place à une lutte pour la reconnaissance de la différence. Ainsi en va-t-il des revendications de discrimination positive ou des volontés de "statistiques ethniques" : clairement, une identification de groupe va dans ce cas à la rencontre d’un mode de catégorisation émanant de la société globale, avec le risque de contribuer par là à une cristallisation des critères de classement, éventuellement raciaux (et parfois exclusivement raciaux) que ces modes de gestion de l’altérité peuvent entraîner, et donc à la perduration de ces critères.

 

Laffrontement des antiracismes

C’est dans ce cadre qu’est apparu un « contre-racisme », mené de l’intérieur du groupe dominé au nom d’une conscience raciale, dont on peut retracer les manifestations depuis le XVIIIe siècle, qui n’a pu toutefois que rencontrer un autre antiracisme, à vocation universaliste, dont on peut également tracer la généalogie à l’idée d’humanité universelle, telle qu’elle a pu éclore au temps de l’humanisme puis des Lumières. Un antiracisme qui met en avant, ce qui est le corollaire de l’idée d’humanité, l’autonomie de l’individu face aux groupes d’appartenance qui pourraient leur être imposés, et souhaite donc par-là l’abolition de toute référence à la race, refusant les assignations qu’elle induit et les enfermements communautaires qu’elle génère. Ajoutons que cet antiracisme a accueilli, dans les années 70 et 80, la « bonne nouvelle » que constituait l’abolition de la race dans le champ biologique prônée par un grand nombre de généticiens, qui a donné lieu à la popularisation de l’expression : « les races n’existent pas » (si cette proposition était vérifiée, elle semblait le meilleur argument pour combattre rationnellement le racisme, qui semblait condamné dans les soubassements mêmes de l’idée sur laquelle il se fondait (13)). Le souci de se débarrasser du fardeau de la race est conçu dans cette perspective comme le seul chemin menant vers une égalité réelle (de là les réserves face à tout comptage ethnique dans les statistiques publiques, qui risquerait de cristalliser des catégories raciales en les ratifiant par le droit) : évacuation de la race congruente avec l’histoire du droit français depuis la Révolution, jusqu’à la volonté récente de supprimer le terme même dans les textes réglementaires et législatifs, y compris la Constitution...

Le combat contre le racisme s’est donc inscrit dans deux lignes idéologiques, opposées dans leurs principes, puisque l’une met l’accent sur l’affirmation de groupes dans leur singularité (différentialisme), l’autre sur la nécessité de mener la lutte sans tenir compte des appartenances des sujets, par nécessité morale (universalisme) (14). La confrontation entre ces deux formes d’antiracisme a été pendant longtemps non pensée, car leurs fondements théoriques étaient largement occultés dans la conscience des sujets, qui pouvaient au demeurant osciller sans problème entre les deux postures, qui demeuraient « équivoques et instables (15) ». Jean-Paul Sartre a pu toutefois, dans son Orphée noir, texte qui date de 1948, éclairer d’une lumière vive les contradictions existant entre l’antiracisme porté par la négritude et la vocation universaliste d’une pensée libérée de la race (16) ». En 1967, le pathétique dialogue entre un écrivain noir, James Baldwin, soucieux d’authenticité, et une anthropologue blanche, Margaret Mead, désireuse de préserver le fondement universaliste du combat antiraciste grâce à l’oubli de la race (« absolutely ignore race »), publié en français en 1972 sous le titre Le Racisme en question, préfacé par Roger Bastide, révéla le fossé entre les deux antiracismes (17). Du côté de Margaret Mead, le refus de la transmission d’une culpabilité transgénérationnelle issue de ses ancêtres, de « s’enfermer dans le carcan de l’Histoire, dont on ne peut plus sortir pour agir librement », et, reprenant une formule de K. Marx, de se faire le « prisonnier perpétuel des Morts ». Pour James Baldwin, la nécessité de récupérer le passé et l’importance de participer à l’Histoire d’une collectivité : « on n’existe que dans la mesure où on se crée une lignée propre ».

L’épuisement du marxisme et de la notion de classe sociale, idée aujourd’hui souvent alléguée, semble correspondre avec la montée de nouvelles exigences de reconnaissance appuyées sur des tropismes mémoriels. Une nouvelle donne s’est ainsi imposée dans les dernières années, nouvelle donne caractérisée désormais par l’affrontement, parfois violent, des antiracismes, l’antiracisme différentialiste « postcolonial » pouvant lancer des accusations de racisme contre l’antiracisme universaliste, sur fond de différences de régimes mémoriels et de représentations du passé : un principe de "non-mixité" est désormais allégué pour cause de nécessité politique - non mixité qui constitue un choix paradoxal de plus en plus revendiqué dans l’organisation de rencontres antiracistes fermées aux « non-racisés (18) – parallèlement à l’usage croissant d’identifications ethno-raciales, convertissant les corps « racisés » en ressource politique. On est là bien loin de la parole ironique de F. Fanon : "le Nègre est seulement biologique", et même de la prophétie de Bob Marley qui affirmait que la guerre des races durerait jusqu’à ce que la couleur de la peau n’ait pas plus de signification que la couleur des yeux…

L’affrontement des antiracismes est marqué de manière croissante par le miroir truqué des imputations réciproques de racisme. Aux États-Unis, la color blindness, qui fut arborée autrefois par les libéraux antiracistes, est aujourd’hui taxée de racisme déguisé. Comme l’affirme Alondra Nelson, dans un ouvrage consacré aux tests génétiques d’origine auxquels font de plus en plus appel les Africains Américains (19), le recours au génome a émergé à un moment spécifique, celui de l’émergence d’un racisme color blind qui a été effectivement adopté par ceux qui veulent en finir avec les politiques d’affirmative action : pour elle, rien d’étonnant à ce que ce soit au moment où la race est niée au niveau social qu’elle devienne pour les dominés plus signifiante au niveau biologique, grâce à ce recours à l’ADN, qui est doté de propriétés uniques pour des revendications politiques et pour éclairer une histoire de l’oppression, dans un climat politique de plus en plus indifférent aux demandes de justice raciale (20). D’où la nécessité, dans cette perspective, de restaurer une « color-vision », pour ramener à la vue les problèmes d’inégalité, et avoir une compréhension plus profonde de la complexité de la race. Mais un certain retour de l’essentialisme racial n’est-il pas dans ces conditions à l’ordre du jour, surtout à l’heure d’une possible rebiologisation de la notion de race permise par les récentes avancées, on l’a évoqué, de la génomique ?

 

Du côté de la whiteness

Pour expliquer la minoration pérenne dont les "Noirs" seraient encore l’objet, un certain nombre d’auteurs ont pu développer, ces dernières années, le concept de "blanchité", reprenant la notion de whiteness de l’école de pensée américaine des white studies(21). L’argument principal est celui d’un "privilège blanc" dont jouiraient, en quelque sorte à leur insu, les Blancs ("être blanc c’est ne pas avoir à se définir…"), cela par rapport à la condition des gens de couleur placés dans les mêmes contextes sociaux, économiques, politiques, le maintien de cet "avantage" empêchant une réalisation complète de l’égalité. S’il est possible de reconnaître historiquement une suprématie blanche, installée avant tout dans les colonies de plantation à partir du XVIIe siècle (époque où la race blanche a été inventée (22) – tout comme la noire…), impliquant une "conscience blanche" face aux gens de couleur (la qualité de blanc est alors hautement revendiquée, et les nouveaux venus s’insèrent dans les schèmes mentaux d’une société déjà racisée : c’est ainsi que les Irlandais, en arrivant aux Etats-Unis sont "devenus blancs" (23), l’usage de ce terme dans les contextes contemporains ouvre un certain nombre de paradoxes. Son suffixe en "té" (en français) ou en "ness" (en anglais) signale en effet une identité, et donc un contenu de conscience (ce qui est historiquement attesté pour les époques anciennes ou, encore aujourd’hui chez les suprématistes blancs), alors qu’il est censé renvoyer à un schème structurel d’inégalité qui n’implique en aucune manière chez les sujets concernés un quelconque sentiment d’appartenance.

De plus, réintroduire un terme racial dans une identification des individus contribue à racialiser le débat et à assigner les individus à des catégories que l’on pérennise (alors que l’on cherche précisément à les faire disparaître…), même si le "Blanc" n’est pour les promoteurs du concept que la résultante d’un rapport social, et ne relève pas d’une catégorisation biologique… Ce faisant, ces promoteurs de la blanchité oublient le poids des mots, et les schémas de pensée qu’ils révèlent... Ils font toutefois remarquer que la catégorie de "blanc" est revenue en force ces dernières années, mais cette fois sous une forme inversée, avec la dénonciation d’un "racisme anti-blanc". Pour eux, ceux qui invoquent l’existence d’un tel racisme occulteraient justement la dimension structurelle du privilège de la blancheur ; ils réussiraient, en oblitérant l’héritage colonial, à s’emparer d’une parole dominée pour se placer en position de victimes - alors même qu’au-delà des insultes, il n’y a pas de système sous-jacent de discriminations sociales, économiques, politiques dans lequel ce racisme s’inscrirait (24)… Le racisme des dominés ne relèverait dans ces conditions que de ce qu’Albert Memmi appelait un "racisme édenté", incapable de s’articuler à une quelconque domination. Mais c’est sans doute là mettre sous le boisseau la dimension de haine raciale que peut revêtir le racisme à partir de son seul socle identitaire, indépendamment de toute relation de pouvoir, les anciens dominés partageant au final les mêmes schémas cognitifs que les anciens dominants, schèmes qui génèrent la même fausse conscience dans les luttes sociales.

Au sein de ces lignes de faille qui se creusent entre les différents antiracismes, parallèles à celles qui se sont établies ces dernières années autour de principes par rapport auxquels régnait, dans le camp « progressiste », un large consensus, comme la laïcité et la liberté de critique des religions (où sont également en jeu des questions de discrimination), n’est-il pas nécessaire, en nous situant bien-sûr sur le plan éthique et moral, d’introduire un peu de clarté dans le ciel des idées ? D’un côté, considérer que la notion de race s’impose à titre descriptif, en tant que catégorie d’analyse, instrument indispensable pour l’étude des discriminations (et donc pour l’élaboration de politiques anti-discriminatoires efficaces…) ; de l’autre considérer que, en tant que catégorie de la pratique (25), elle est avant tout un outil identitaire servant aux séparations sociales (même si son rôle comme opérateur hiérarchique ne semble plus à l’ordre du jour…), avec pour corollaire son éventuelle inscription, à titre normatif, dans le cadre législatif et l’action politique (26), et donc sa cristallisation pour les temps à venir.

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(1) Cette insurrection des campagnes du sud de l’île fut provoquée par l’épilogue judiciaire d’une rixe qui avait mis aux prises un Noir, Lubin, et un Blanc, commissaire de marine, Lubin ayant été condamné à cinq ans d’emprisonnement ! Un certain nombre d’habitations furent alors incendiées, sous les cris de "Mort aux Blancs"…

(2) Dans le numéro du 25 février 1882, à propos des Noirs : "Nous tenons à vous dire, avec tous ceux qui vous connaissent, que vous êtes nés pour l’esclavage, et que vos instincts sont ceux de l’esclave". Puis, le 22 mars 1882 : "Il faut se débarrasser à tout jamais des mulâtres, les pires des parvenus, le fléau du pays", et, vers les "nègres" : "Quant à vous, vous n’êtes français que par décret... vous reniez l’Afrique à laquelle vous devez votre origine, vous êtes des renégats africains !". Le petit peuple de Saint-Pierre perçut bien l’outrance et le grotesque de ces propos, en les ridiculisant durant trois carnavals de suite, en scandant le refrain : "la defense ka vini folle, folle, folle…".

(3) R. Achéen, introduction à G. Souquet-Basiège, Le Préjugé de race aux Antilles françaises, Fort-de-France, Desormeaux, 1“ édition en 1883, p. VIII et IX.

(4) J. F. Schaub, Pour une histoire politique de la race, Editions du Seuil, 2015.

(5) C.O. Doron, L’homme altéré. Races et dégénérescence (XVIIe-XIXe siècles), Champ Vallon, 2016.

(6) C.O. Doron, L’homme altéré, op. cit

(7) A.M. Thiesse, La Création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Editions du Seuil, 1999.

(8) E. Saada, Les enfants de la colonie, Les métis de l'Empire français entre sujétion et citoyenneté, La Découverte, coll. « Espace de l'Histoire », 2007.

(9) Dans la peau d'un noir, film documentaire français réalisé en 2007 et diffusé pour la première fois sur Canal + les 30 et 31 janvier 2007. Réalisé par Renaud Le Van Kim avec Adrien Soland et Stéphanie Pelletier et produit par la société KM Production de Le Van Kim pour Canal +.

(10) J.F. Schaub, Histoire politique, op.cit.

(11) Cet essentialisme est le fait de certains militants qui ne s’encombrent pas de nuances… Une autre lecture est toutefois possible : le parallèle établi entre « conscience de classe » et « conscience de race » permettrait de faire comprendre au sujet qu’une infériorité perçue comme « essentielle » n’est que la conséquence d’un certain rapport social.

(12) Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, 1967.

(13) On sait maintenant que cet espoir reposait largement sur une illusion, et que vouloir fonder l’antiracisme sur un argument biologique correspondait à un raisonnement fallacieux, car si, a contrario, la race retrouvait une réalité au niveau biologique  (ce qui, au yeux de certains, s’est produit à partir des années 2000 avec l’avancée des recherches sur le génome humain), le racisme ne se trouverait-il pas de ce fait relégitimé ?

(14) Opposition qui peut également, pour certains, différencier un universalisme « abstrait » et un universalisme « concret ».

(15) P.A. Taguieff, « Comment peut-on être raciste ? », Esprit, mars-avril 1993, 190 (3/4), p. 36-48.

(16) J.P. Sartre, « Orphée noir », préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold S. Senghor, Paris, PUF, 1948, p. XLI.

(17) M. Mead et J. Baldwin, Le racisme en question, préface de Roger Bastide, Paris, Calmann-Lévy, 1971.

(18) Le nouveau terme de racisé doit normalement servir à désigner tout individu ou groupe qui subit une stigmatisation raciste, en pratique ou en discours. On peut néanmoins lui adresser la critique du risque de l’essentialisme et de l’enfermement de l’individu dans une discrimination conçue de manière anhistorique.

(19) Ces tests « direct to consumers » sont disponibles depuis le début des années 2000, fournis par un nombre important de compagnies (au nombre de 38 en 2010, dont 28 basées en Amérique), comme African Ancestry, fondée par le généticien Rick Kittles, ou African DNA, sous la houlette de l’historien H.L. Gates. Ils s’intègrent dans le concept familier de télé-réalité, fournissant des scènes de révélation et de surprise dans des émissions populaires, réalisées devant une audience choisie avec qui partager son expérience et développer des liens,, (comme celle de  H.L Gates : Finding your roots, ou des shows comme Who do you think you are ?). Ils alimentent des forums de discussion, des vidéos postées sur Youtube… Censés renforcer les liens avec l’Afrique, ils révèlent  paradoxalement que 35 % des lignages ne se retrouvent pas dans les bases de données africaines disponibles et aboutissent à une ascendance européenne !

(20) A. Nelson, The Social Life of DNA. Race, Reparations and Reconciliation after the Genome, Boston, Beacon Press, 2016.

(21) Le texte le plus connu de ce courant de pensée est certainement celui de Toni Morrison, Playing in the Dark : Whiteness and The Literary Imagination, New York, Vintage Books, 1990.

(22) Theodore W. Allen, Class Struggle and the Origin of Racial Slavery : the Invention of the White Race (1975), republié en 2006, SUNY, Stony Brook.

(23) Noel Ignatiev, How the Irish Became White, NYC/London, Routledge, 1995.

(24) Laurent, Sylvie et Leclère, Thierry (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ? Des "petits blancs" des colonies au "racisme anti-Blancs", Paris, La Découverte, 2013.

(25) Sur cette distinction catégorie d’analyse/catégorie de la pratique, inspirée de Bourdieu, se reporter à R. Brubaker,  Au-delà de L'« identité », Actes de la recherche en sciences sociales., 139, 2001, p. 66-85 : « il n'est pas nécessaire d'avoir recours à la « race » comme catégorie d'analyse - sous peine de considérer comme allant de soi qu'il existe des « races » - pour comprendre et analyser les pratiques sociales et politiques déterminées par l'idée de l'existence présumée de «races» putatives ».  Le problème est que, « en tant que catégories analytiques, les termes de «nation», de «race» et d'« identité» sont bien souvent employés d'une manière qui ne se distingue quasiment pas de celle dont ils sont employés dans le domaine pratique », d’une façon « implicitement ou explicitement réifiante ».

(26) Comme le note L. Wacquant, « les échanges continuels entre les notions populaires et les notions analytiques, le mélange incontrôlé des acceptions sociales et sociologiques de la race » sont « des caractéristiques intrinsèques de cette catégorie. Dès le début, la fiction collective qui a reçu le label de race [...] a toujours mélangé la science et le sens commun et a exploité la complicité de l'une et de l'autre» : «For an Analytic of Racial Domination», Political Power and Social Theory, 11, 1997, p. 222-223. Le problème réside pour lui dans la « confluence incontrôlée des acceptions sociales et sociologiques... [ou] populaires et analytiques ».

 

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SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir

6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration

Bibliographie générale
Conférence audio

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par Jean-Luc Bonniol

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