Dossier Laméca

LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE

 

Document 7
Moreau de Saint-Méry.

Moreau de Saint-Méry.
(Pastel de James Sharples)

Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, né le 13 janvier 1750 à Fort-Royal, en Martinique est un juriste et historien célèbre pour sa contribution à l’histoire de Saint-Domingue. Après ses études à Paris, il devient avocat au Parlement en 1771, puis, revenu aux Antilles, il part en 1776 pour l’île de Saint-Domingue où il fait vite fortune comme planteur, accédant aux meilleures positions sociales, ratifié d’un poste au Conseil supérieur de Cap. Il revient à Paris, sur l’instigation du gouvernement de Louis XVI, pour l’achèvement et l’impression de son travail sur la législation coloniale, qui paraît à Paris de 1783 à 1790, en 6 volumes, sous le titre Lois et constitutions des îles françaises sous le vent, de 1550 à 1785, vaste compilation des actes publics qui concerne essentiellement la Saint-Domingue française du XVIIIe siècle, œuvre imprégnée d’un certain esprit des Lumières car elle voudrait contribuer à une rationalisation de l’administration coloniale... A la Révolution, entraîné dans le mouvement des esprits, il participe à la création d’un comité colonial, destiné à empêcher toute réforme du système esclavagiste, et collabore aux travaux du Club Massiac, représentant les grands planteurs esclavagistes à Paris. Réfugié aux Etats-Unis pendant la terreur, il y publie à Philadelphie son grand œuvre, Description de la partie française de Saint-Domingue (1797-1798). Reparti en France en 1799, il est chargé de missions diplomatiques, nommé en 1802 par Bonaparte administrateur général des Etats de Parme, Plaisance et Guastalla. Tombé ensuite en disgrâce et finalement retourné aux Etats-Unis, il mourut à Philadelphie en 1819.

 

L’opinion de Moreau de Saint-Méry sur le préjugé de couleur

Moreau de Saint-Méry se présente face au préjugé de couleur comme un modéré, se démarquant de ceux qui flétrissent a priori les "Nègres", mais aussi de ceux qui les valorisent ("la vérité… n’est pas dans les extrêmes"). Mais pour lui leur dégénération est une donnée pérenne ; elle ne risque pas de disparaître à court et même moyen terme, car c’est là un principe cardinal de l’ordre colonial : "Il est plus essentiel qu’on ne pense de considérer avec attention un Pays immense peuplé d’Esclaves, contenus par une poignée d’Hommes libres ; de connaître quels moyens le Législateur a mis dans les mains des uns pour enchaîner les autres, et de quelle manière ceux-là usent ou abusent de ces moyens. Il n’est pas indigne de l’oeil du Philosophe de contempler une Terre où la différence de couleur décide seule de la Liberté ou de l’Esclavage, de l’élévation ou de l’abjection dans l’Ordre civil…" (extrait de son introduction à Lois et constitutions des îles françaises sous le vent). On ne peut toutefois faire de lui un pur idéologue du racisme colonial : observateur zélé de la colonie, il s’en tient en effet pour l’essentiel à une stricte entreprise descriptive, menée à partir de la réalité de la Saint-Domingue de son époque. Il est remarquable de constater que, dans son ouvrage écrit alors qu’il est exilé aux Etats-Unis à la fin des années 1790, Moreau de Saint-Méry ne se réfère jamais aux bouleversements qui s’étaient emparés de la société domingoise à partir de 1791 (il est vrai qu’il n’était jamais revenu depuis à Saint-Domingue…), à une époque où l’autorité de la métropole semble bien compromise : il justifie, dans son introduction, sa description, caressant le rêve d’une restauration de la colonie dans son état antérieur, à l’époque où elle était considérée comme la "Perle des Antilles"…

L’opinion de Moreau de Saint-Méry sur le préjugé de couleur.

 

Une ligne de couleur infinie
Les divers degrés de mélange selon Moreau de Saint-Méry

Moreau de Saint-Méry se livre, dans sa description, à une relation extraordinairement précise des catégories de métissage qui existaient idéalement à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle (certains analystes vont jusqu’à prétendre que lui-même – rappelons qu’il était originaire de la Martinique - était d’ascendance mêlée, au vu de son portrait…), recensant toutes les possibilités de mélange. On peut se demander toutefois si une telle nomenclature avait une véritable réalité sociale, et si la société domingoise ne fonctionnait pas à partir d’une gamme catégorielle beaucoup plus restreinte.

Les divers degrés de mélange selon Moreau de Saint-Méry.

 

La mathématique raciale d’après Moreau de Saint-Méry

Le système coloriste décrit par Moreau de Saint-Méry se fonde sur un schéma cognitif généalogique, qui mesure des coefficients d’ascendance caractérisant les individus.

  • Premier élément du système, la stricte séparation installée entre les Blancs et tous les autres, ramenés, quel que soit leur degré de décoloration, à l’autre couleur primitive pour la raison qu’ils en sont en partie issus. C’est la logique de la ligne de couleur, « qui fuit jusqu’à l’infini », séparant la descendance blanche de l’autre et enfermant le groupe blanc derrière une véritable ligne de démarcation.
  • Mais cette logique binaire s’accommode dans le même temps de la réalité humaine luxuriante qui caractérise la colonie, par l’établissement des catégories de métissage précédemment distinguées, elles aussi à fondement généalogique. Chaque individu est considéré comme l’assemblage de 128 parties, qui correspondent à 128 positions d’ascendance (nous sommes très proches, on le voit, de la logique exactement contemporaine des quartiers de noblesse) représentant, si on se livre à un rapide calcul, à une profondeur généalogique de sept générations. Les catégories sont édictées en fonction des proportions d’ascendance blanche ou noire et correspondent à des "fourchettes" de valeurs : ainsi un individu issu d’un géniteur blanc et d’un géniteur noir, dénommé "mulâtre", se caractérise par 64 "parties" blanches et 64 parties noires, mais la catégorie mulâtre correspond à une fourchette plus étendue, placée en position médiane. Moreau de Saint-Méry nous a rapporté l’ensemble des termes de la classification : sur le versant "noir", le retour vers le noir est rapide : on ne compte que trois catégories intermédiaires ; par contre, de l’autre côté, la progression vers le blanc s’effectue par un plus grand nombre de catégories (au nombre de cinq), aux fourchettes de plus en plus étroites au fur et à mesure que l’on se rapproche de la ligne de couleur, jusqu’à la catégorie "sang-mêlé", qui qualifie des individus séparés des Blancs par une distance infinitésimale, mais qui ne pourront jamais être assimilés avec eux du fait du principe infini de la ligne de couleur…

Classification de Moreau de Saint-Méry.

 

Catégories de métissage à Saint-Domingue (pour chaque catégorie, sont mentionnées les parts "blanches" et les parts "noires").

Il s’agit là, selon les termes de Michelle Duchet, d’une véritable "mathématique raciale", que l’on rencontre souvent dans bien d’autres sociétés post-esclavagistes, à commencer par celle des Etats-Unis. Moreau de Saint-Méry n’est toutefois pas dupe de la validité de ce système de catégorisation : "cet indice, auquel il serait peut-être plus dangereux de croire qu’on ne le pense, c’est l’oeil du préjugé qui le voit (souligné par nous), et s’il se promenait dans l’Europe entière, il trouverait avec ce système de quoi y former aussi une nomenclature colorée… Quelques générations de plus ne peuvent-elles pas amener un rapprochement absolu quant aux teintes, surtout dans un climat où la peau de l’Européen lui-même prend un ton jaunâtre, lorsqu’il en éprouve longtemps l’influence ?". Toutefois, comme le note Y. Debbasch, "il est vrai qu’un créole prétendra toujours lire l’origine sur des traits qui ne tromperaient, à l’en croire, que le nouveau venu d’Europe… Les doutes peuvent naître précisément à ces stades de décoloration avancée qui sont, pour tout descendant d’Africain, une tentation irrésistible : comment ne pas jouer sur l’apparence, comment ne pas compter sur l’oubli pour s’insinuer dans la classe supérieure (p. 62-63)". Le fameux "passage de la ligne" ne saurait être que "l’aventure d’un individu, qui doit faire oublier par tous de dont il ne veut plus lui-même se souvenir…" (p. 309).

 

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SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir

6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration

Bibliographie générale
Conférence audio

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par Jean-Luc Bonniol

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