Document 16 – Le préjugé de couleur dans les années 1840, d’après l’abbé Dugoujon

Dossier Laméca

LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE

 

Document 16
Le préjugé de couleur dans les années 1840, d’après l’abbé Dugoujon.

L’abbé Casimir Dugoujon, originaire du Gers, se rendit pour la première fois en Guadeloupe en 1840 en tant que vicaire de la paroisse de Sainte-Anne. Le regard critique qu’il porta immédiatement sur l’esclavage provoqua son rappel en France en 1841 sur intervention des planteurs de la paroisse et du gouverneur. Il n’en publia pas moins en 1845, avec la recommandation de Schoelcher, ses Lettres sur l’esclavage dans les colonies françaises (Paris, Pagnerre) un recueil de correspondance qui était un témoignage virulent contre l’esclavage. Il fut appelé en 1848 par Schœlcher, sous-secrétaire d’Etat aux Colonies du nouveau gouvernement républicain, en tant que préfet apostolique de la Guadeloupe. Il se heurta dès son arrivée aux instructions du gouverneur de l’île, le colonel Fiéron, qui l’accusa de menacer la sécurité de la colonie. Il fut renvoyé en France dès janvier 1849… (d’après le résumé d’une conférence de Jacques Adélaïde-Merlande à la Société d’histoire de la Guadeloupe).

L’abbé Dugoujon est inspiré de sentiments évangéliques et humanitaires, ce qui le fait ranger du côté des abolitionnistes convaincus, mais dans un esprit fort différent du laïque Schoelcher. Ses convictions ne l’empêchent pas d’avoir un regard, d’autant plus pénétrant qu’il est extérieur, sur la société coloniale.

Dans le texte ici présenté (lettre onzième, en date d’octobre 1840), l’abbé Dugoujon aborde la question des libres de couleur et des mulâtres. C’est en effet par rapport à cette catégorie de la population que l’on meut le mieux saisir, dans sa pleine et entière expression, le préjugé de couleur, sans que pèsent sur lui les contraintes propres à la condition servile (comme dans les extraits également présentés du Père Du Tertre et du Père Labat). Il y analyse avec acuité l’utilité du préjugé aux fins de justification de l’esclavage ("le moyen… le plus sûr pour contenir les esclaves"), mais également son ancrage dans les mœurs coloniales, en dépit d’une nouvelle politique publique plus libérale : "le préjugé de couleur n’est donc que de convention, et n’a d’autre fondement que l’orgueil et le désir de perpétuer l’esclavage en perpétuant l’humiliation du sang africain". Est également pointé le "sous-racisme" au sein des gens de couleur eux-mêmes, comme en témoigne l’anecdote du jeune homme au teint clair rencontré à Basse-Terre. Il évoque également les nombreuses rencontres sexuelles entre les castes (concernant avant tout les hommes blancs et les femmes de couleur), tolérées tant qu’elles demeurent sous le sceau de l’illégitimité.

Abbé Dugoujon : Lettre sur les gens de couleur

 

La situation des années 1833-1848 peut être ainsi caractérisée : persistance du préjugé, obstruction de l’administration à l’application de nouvelles mesures en provenance de métropole :

Les ordonnances oppressives portées jadis contre les libres ont été, il est vrai, effacées du code colonial, mais il y a peu de temps, et les moeurs qu’elles ont produites sont restées dans les idées, dans les habitudes : de même que les racines d’un arbre coupé par la hache du bûcheron poussent de nombreux et vigoureux rejetons, de même les impressions profondes de ces lois germent encore avec force et intensité; et les créoles, comme on peut le croire, ne montrent pas un grand zèle pour les arracher. L’administration, complaisamment vouée à leurs passions, ne montre pas plus d’empressement ; ses ordonnances particulières et ses règlements locaux anéantissent une foule d’articles de la loi régénératrice et tendent à perpétuer le mal en perpétuant les distinctions odieuses que la métropole veut détruire... Aujourd’hui, la politique tient un autre langage, mais, en secret et par ses employés aux colonies, elle tient la même conduite… Ces honteuses prohibitions (d’autrefois) ont été effacées de la législation, mais elles vivent encore dans les moeurs coloniales qu’elles ont créées.

En tant qu’ecclésiastique venu de France, l’abbé Dugoujon est amené à fréquenter les notables des îles, et subit donc de manière permanente leur discours habituel, qu’il retranscrit en ces termes (sans pour autant se laisser influencer...) :

Il est rare que la conversation se termine sans être assaisonnée de diatribes contre la race noire. C’est l’éternel delenda Carthago de Caton. Les Nègres ... ! Ce sont des paresseux, des ingrats, des hommes sans prévoyance, surtout des êtres stupides, des natures brutes, des animaux enfin dont on ne doit pas s’occuper (…). Pourquoi tant de soins de la part des possesseurs d’esclaves pour décrier ces infortunés et les faire croire mille fois pires qu’ils ne sont et qu’il ne les croient probablement eux-mêmes ? N’est-ce pas évidemment pour justifier leur conduite pleine d’injustices et pour rendre muette leur conscience, en se trompant volontairement et en trompant les autres ? Au reste, la passion et la mauvaise foi se trahissent à chaque instant daris ces diatribes contre les opprimés : elles sont toujours pleines d’invectives niaises, de déclamations ridicules, de contradictions continuelles…

Mais combien d’autres s’y laissent prendre ! Tous ceux qui, ecclésiastiques et autres, se laissent subvertir par les préjugés créoles, Dugoujon les nomme les créolisés, comme dans le passage suivant :

Vous connaissez les imputations calomnieuses dont les nègres sont l’objet, mais vous ne les connaissez pas toutes. Les créoles et les hommes créolisés, dans le seul but d’effrayer la métropole et d’arrêter les progrès de l’opinion en faveur de ces infortunés, les représentent comme des espèces de monstres ou de bêtes féroces qu’il faut tenir muselées et enchaînées sous peine d’en être dévoré.

Ou bien, dans des notations de ce type : "Le curé que je remplace est de ceux qui se sont laissés bâillonner par les préjugés créoles ..." et (écrivant à un prêtre africain) : "Votre ordination est connue ici, les colons en ont beaucoup jasé; les prêtres créolisés ont paru fort étonnés et même scandalisés que des Africains aient été appelés aux saints ordres…". On le sent d’ailleurs troublé à son arrivée :

Il règne (aux îles) des préjugés si étranges, les blancs vantent si souvent les avantages de la servitude et disent tant de mal des esclaves, répètent si fréquemment et d’un ton si convaincu que les nouveaux arrivés doivent se donner bien garde de juger le système colonial avec trop de précipitation, s’ils ne veulent s’exposer à en rabattre plus tard, tandis qu’ils paraissent si durs, si injustes, si barbares même pour leurs nègres; on les voit si prévenants, si honnêtes, si hospitaliers envers les étrangers, qu’on ne sait d’abord qu’en penser ni qu’en écrire : on est comme abasourdi au milieu de ces contradictions ; on n’ose rien affirmer, on sent le besoin de voir les choses par soi-même.

Mais ce trouble ne dure guère, et l’abbé Dugoujon nous livre quelques pages précieuses sur les gens de couleur, dont nous pouvons retenir ces passages :

La classe des affranchis est beaucoup plus nombreuse que celle des blancs, mais elle l’est beaucoup moins que celle des nègres. Cette classe se subdivise en un grand nombre de nuances, depuis le vrai noir jusqu’à celui que son teint rapproche le plus du blanc. On la désigne par le nom général de libre ou de classe de couleur. Les mots mulâtres, sang-mêlés qu’on emploie très souvent dans le même sens, sont moins exacts, puisqu’on trouve sur toutes les habitations plusieurs esclaves s’éloignant plus ou moins par la couleur du pur noir, et quelquefois presqu’aussi blancs que leurs maîtres.

Bien vite, l’abbé Dugoujon ne peut que constater également le racisme dérivé des mulâtres :

Les hommes de couleur en agissent à l’égard des esclaves comme les blancs à l’égard des hommes de couleur, c’est-à-dire que les mulâtres se vengent des outrages qu’ils reçoivent d’en haut par les dédains non moins impitoyables prodigués à la tribu maternelle... Peu de jours après mon débarquement, je fus abordé derrière l’église Saint-François à Basse-Terrel par un jeune homme au teint clair et aux manières gracieuses. A peine eûmes-nous échangé quelques paroles qu’il mena la conversation sur les préjugés du pays. Je compris, par ses plaintes, à quelle classe il appartenait ; je lui répartis que je n’ignorais rien de ce qu’il croyait m’apprendre, que j’en avais déjà gémi; que j’étais venu dans la colonie pour l’instruction des noirs... Au mot noir, les traits de ce jeune homme devinrent sombres, et il se retira sans mot dire : je l’avais confondu avec les noirs !!! Non seulement le préjugé de la peau existe des mulâtres aux esclaves, mais encore parmi les libres d’une nuance plus claire à une autre qui l’est moins ... Méprisés par les mulâtres, les noirs leur rendent mépris pour mépris, dédain pour dédain, haine pour haine. Les blancs, qui fomentent ces dissensions intestines, les voient et s’en réjouissent ; elles font leur force et leur sécurité. Ils frémissent lorsqu’ils songent à la puissance morale qui saperait leur chimérique supériorité le jour où les libres et les esclaves confondraient leurs intérêts ?

 

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SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir

6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration

Bibliographie générale
Conférence audio

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par Jean-Luc Bonniol

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