Dossier Laméca

LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE

 

L’idéologie hiérarchiste coloriste s’installe, avec le développement de l’esclavagisme et sa corrélation avec un ordre social, sur un socle identitaire avec lequel elle forme un ensemble cohérent, le préjugé de couleur ... Il s’agit pour une part d’une idéologie fabriquée sur place (ce qu’on a pu appeler en d’autres termes l’esprit colonial) et pour une autre part d’une idéologie qui est importée. Le propre des sociétés esclavagistes, puis post-esclavagistes, a été en effet de se constituer dans la périphérie d’ensembles sociaux plus vastes, dont elles reçoivent une bonne part des matériaux idéologiques avec lesquels elles bâtissent leurs propres représentations et qu’en retour elles alimentent de leur production idéelle. Ce qui explique que le préjugé de couleur connaisse son apogée au milieu du XVIIIe siècle, moment "faste" où se conjuguent les exigences du principe colonial et la frénésie classificatoire des cercles savants européens, qui donnent à l’idée de race un fondement qu’ils croient scientifique. De même, les fluctuations récentes du "capital racial" ont largement dépendu des mutations idéologiques qui ont .affecté les divers niveaux sociaux au sein desquels sont insérées ces sociétés (négritude, égalitarisme démocratique).

Cette idéologie, liée à l’organisation d’une société, a influencé en particulier, au niveau identitaire, un schéma cognitif relatif à l’appréhension de la diversité humaine, dont la culture occidentale contemporaine a largement hérité. Ce schème coloriste, même lorsqu’il croit rendre compte de réalités biologiques indiscutables, induit des classifications parfaitement arbitraires. La notion de ligne de couleur apparaît comme l’exemple même d’une conception identitaire qui imprègne de manière insidieuse notre manière de penser et de classer, "scalpel différentiel" qui segmente le corps social… Voilà finalement ce principe que Socrate désespérait de trouver, lorsqu’il était à la recherche d’une justification pour faire accepter aux citoyens de la République idéale d’être élevés et classés en trois classes hiérarchisées. Faute de mieux, il invente alors un mythe, qui lui permet de distinguer les hommes d’or, les hommes d’argent et enfin les hommes de fer et de bronze... Mais il n’est pas dupe de son mensonge. "Cette histoire, possèdes-tu quelque moyen de faire qu’on y croie ?" demande-t-il à Glaucon, qui répond alors par ces propos prophétiques : "Pas le moindre moyen, du moins pour la génération actuelle. Je le possèderais cependant, s’il s’agissait de leurs fils, de la postérité de ceux-ci, enfin de toute l’humanité future !" Depuis trois siècles, la couleur, trait qui a le privilège d’être transmis aux descendants, joue ce rôle. Les métaux ont cédé la place à la couleur, mais l’argument de base ne s’est pas modifié. Un aspect intellectuel majeur a cependant changé : Socrate savait qu’il mentait...

De la rencontre au départ fortuite entre une inégalité sociale et un contraste de couleur, est née une nécessité idéologique à la source d’une des oppressions les plus implacables jamais générée par l’Homme : "Peu d’injustices sont plus profondes que de réduire à néant les occasions de se développer, ou même d’espérer, à cause de limites imposées de l’extérieur mais que l’on pense venir de soi (1)". Nous sommes ici véritablement, comme le disait Roger Bastide, au centre du monde aliéné ... L’idée de race, alliée à la conception d’un déterminisme biologique, s’inscrit dans une théorie des limites, considérant le statut des groupes comme la mesure de ce qu’ils devraient et doivent être. La justification biologique des préjugés raciaux a donc fait peser sur les groupes méprisés un fardeau supplémentaire, celui de leur infériorité inhérente, en évacuant ce type d’inégalité hors du champ de l’Histoire et du changement.

De nombreux signes cependant laissent à penser que le préjugé de couleur "classique" est en train de disparaître, par suite du reflux de l’idéologie hiérarchiste qui le caractérisait. Mais son socle identitaire demeure, pérennisant une logique de partition qui peut déboucher sur les pires haines raciales. On sait que certains mouvements nationalistes noirs, parmi les plus extrêmes, suivant en cela la logique des mouvements identitaires, se sont violemment élevés contre une telle perspective de dissolution raciale. De là le pathétique dialogue entre un écrivain noir, James Baldwin, soucieux d’authenticité, et une anthropologue blanche, Margaret Mead, désireuse de préserver le fondement universaliste du combat antiraciste grâce à l’évacuation de la race de toute identification (absolutely ignore race). Ce débat, tel qu’on peut le saisir dans les sociétés anciennement esclavagistes, est la préfiguration de ceux qui sont amenés à se développer dans les contextes sociaux pluriels qui tendent aujourd’hui à se généraliser…

Sortir de l’aliénation et de la fausse conscience n’est pas chose facile ; mais il n’est pas interdit de proposer d’autres cadres mentaux, à partir desquels les traits raciaux (qu’ils tiennent à l’apparence physique ou à l’ascendance) ne seraient plus vécus comme une fatalité de nature, mais conçus comme le résultat de choix identitaires hérités du passé. Resterait la palette chatoyante des couleurs… Il est possible de lui donner alors une autre signification : loin de l’utiliser à des fins d’assignation sociale, la penser comme le champ de la diversité où s’exprime pleinement la liberté des individus.

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(1) Gould, Steven Jay, La Mal-mesure de l’homme, Paris, Ramsay, 1983.

 

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SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir

6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration

Bibliographie générale
Conférence audio

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par Jean-Luc Bonniol

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