Les hommes – Joseph Pitat, l’homme fort du nouveau département

 Dossier Laméca

Départementalisation
La Guadeloupe de 1946

LES HOMMES
JOSEPH PITAT, L'HOMME FORT DU NOUVEAU DEPARTEMENT

 

Joseph Pitat (1908-1969).

Président du Conseil Général et maire du chef-lieu, Basse-Terre, depuis 1945, Joseph Pitat (1908-1969) fait véritablement figure d’homme fort du nouveau département créé en 1946. Il se singularise alors, au sein de la classe politique, par son charisme et par l’autorité dont il fait preuve dans l’exercice de ses fonctions politiques.

Pourtant, paradoxalement, peu d’éléments plaidaient en sa faveur peu de temps auparavant, laissant penser qu’il se retrouverait ainsi au devant de la scène au cœur de l’arène politique fort agitée de l’immédiate après guerre : ce jeune médecin natif du Moule, récemment installé à Basse-Terre, force en effet l’admiration par sa fulgurante ascension alors qu’il était totalement inconnu du plus grand nombre avant la guerre, a fortiori au sein du microcosme politique.

Joseph Pitat appartient, certes, à cette nouvelle génération d’élus de 1945 sensibilisés à la chose politique au cours de leurs études dans les universités françaises en pleine expérience du Front Populaire. Mais il lui a fallu bien d’autres atouts pour devenir le maire de cette ville de Basse-Terre dont la réputation de ville bourgeoise est à peine usurpée. Il figure dans les annales de cette ville à la fois comme son premier médecin noir et son premier maire noir, elle qui n’avait auparavant choisi que des édiles blancs ou mulâtres.

La dynamique électorale de l’après guerre en faveur des partis de gauche ne suffit pas, non plus, à expliquer son succès dû en grande partie à l’influence de son oncle, Clovis Renaison, leader des socialistes Basse-Terriens, bien implanté dans la bourgeoisie mulâtre du chef-lieu, auquel il renvoie par ailleurs l’ascenseur en le faisant élire, en cette année 1946, Conseiller de la République. Mais Joseph Pitat a surtout acquis sa popularité lors des mémorables événements du 2 mai 1943 marqués par la fusillade du Champ d’Arbaud et la mort du jeune Serge Balguy. C’est, en effet, le docteur Pitat qui apporta les premiers soins aux manifestants blessés par balle par les gendarmes dépêchés par Constant Sorin pour étouffer leur acte de Résistance et qui eut le courage de s’opposer à leur arrestation lorsque les autorités se présentèrent à son cabinet médical.

On peut au même titre s’étonner de trouver ce jeune élu, sans la moindre expérience politique, à la tête du Conseil Général traditionnellement présidé par des politiciens d’envergure rompus aux ficelles d’une tâche qui n’est pas de tout repos. La logique voudrait que ce poste échoit, en 1945, à celui qui en 1940, puis de nouveau en 1943, a défendu avec brio l’honneur et l’intégrité de cette Assemblée en s’opposant à sa mise sous tutelle par les autorités vichyssoises. Paul Valentino s’est, en effet ouvertement opposé au Gouverneur Sorin, exhumant une vieille loi de 1872 pour revendiquer la direction de la colonie pour le Conseil Général du fait du constat de carence de l’Administration gubernatoriale. Ce faisant, il s’est suffisamment exposé pour subir en retour les exactions du régime qui, après le Fort Napoléon, le déporte aux Îles du Salut, en Guyane. Son retour providentiel dans la colonie au moment où elle s’apprête à basculer dans le camp de la France Libre lui vaut le titre de premier Résistant et la possibilité de représenter la Guadeloupe au Comité français de libération nationale à Alger. Mais, en 1945, Paul Valentino est bien trop impliqué dans les manœuvres politiciennes et les tripatouillages électoraux pour faire l’unanimité des voix de gauche sur son nom. Aussi, la présidence du Conseil Général qui est l’émanation d’un vote consensuel, lui échappe-t-elle. Mais les socialistes étant majoritaires en sièges au sein de cette Assemblée, faute de leur leader politique pointois, désignent à ce poste, son équivalent Basse-Terrien, Joseph Pitat.

Une fonction dont il s’acquitte avec brio entre 1945 et 1949, c’est-à-dire précisément au moment où la mutation historique est essentielle pour cette institution qui s’apprête à perdre ses prérogatives passées pour cause d’assimilation, du fait du vote de la loi de départementalisation. Joseph Pitat fait figure, à ce poste, de dernier rempart face à une Administration qui ne rêve que d’accroître les pouvoirs de ses Préfets. D’autant qu’elle n’acceptera pas de subir une nouvelle humiliation après celle infligée au Préfet Pougnet par ce Conseil Général qui, après avoir émis une motion de désaveu contre ce tout premier Préfet arrivé un mois plus tôt, mandate le Président Pitat pour aller l’inviter à quitter immédiatement le Département.

Comme ses amis socialistes, il fait part de ses réticences face au vote de cette loi d’assimilation. Le 19 mars 1946, le jour même où est enregistrée cette loi au Journal Officiel, il prononce au Conseil Général ce mémorable discours durant lequel, prenant fait et cause pour les ouvriers en grève dans le secteur sucrier, il en profite pour clarifier son point de vue sur les débats en cours :

Le protocole veut qu’on ne s’adresse pas au chef de la colonie lorsqu’il se trouve dans cette enceinte. Cependant nous aurions aimé et désiré lui faire connaître aujourd’hui les légitimes et justes revendications du monde du travail que nous, Conseillers Généraux, sommes décidés à soutenir dans le conflit actuel qui s’annonce très grave... Si le conflit existe, ce n’est peut-être pas tout à fait de sa faute. Nous devons l’aider puissamment et mettre tout notre poids dans le plateau de la balance.

Mais il y a, de l’autre côté de l’Atlantique, le Département, le Ministère des Colonies. Il est temps qu’il sache qu’il existe une évolution sociale, une révolution même. Il est temps qu’on comprenne qu’il est très difficile, à 1800 lieues de la Guadeloupe, d’être renseignés avec précision et de prendre des décisions justes et équitables. Qu’on le sache. Qu’on sache aussi que ceux qui sont sur place connaissent mieux les problèmes guadeloupéens que ceux qui détiennent les leviers de commande de l’autre côté de l’Océan.

Au moment où l’assimilation est à l’ordre du jour, il serait sage d’examiner de façon attentive les questions coloniales. L’assimilation est un grand mot, mais physiologiquement on ne peut assimiler que les choses assimilables. Si nous ne pouvons trouver de compréhension de l’autre côté de l’Atlantique, il ne faut pas parler d’assimilation.

Le peuple de ce pays n’a pas ménagé son sang pour la France, il n’a pas non plus reculé au moment de la crise monétaire. Mais lorsqu’il demande la substance nécessaire pour alimenter les bras qui font la prospérité du pays, on objecte que c’est le Département qui doit trancher la question. Nous trancherons la question et nous ferons entendre raison au Ministère des Colonies.

Secrétaire, prenez note, je tiens à ce que cette déclaration soit inscrite au procès-verbal afin qu’elle figure aux archives du Conseil Général, car il faut que le Département connaisse le point de vue du pays.

Si demain, on trouve certains d’entre nous morts dans les coins de rues, qu’importe ! Ce sacrifice sera nécessaire pour que les générations suivantes aient un peu de bien-être.

Qu’on sache que nous sommes décidés à régler ce conflit dans un sens juste et équitable. Les légitimes revendications du monde du travail doivent être entendues et prises en considération. Il est temps que nous finissions avec cette minorité de sans-visages, avec cette minorité d’exploiteurs avoués ou occultes, tantôt en Guadeloupe, tantôt de l’autre côté de l’Océan, sans foi ni loi, n’ayant qu’un but : l’exploitation la plus éhontée, à leurs avantages, du département.

Si demain, nous devons être département français, ne devrons-nous pas bénéficier des mêmes avantages que nos frères métropolitains ? Pourquoi cette différence entre la France métropolitaine et la France coloniale ? Serions-nous des frères bâtards ?

Puisque nous sommes Français, nous devons l’être cent pour cent.

Nous ne voulons pas que la France d’aujourd’hui, celle de de Gaulle, soit comme celle de Pétain, en ce qui concerne ses rapports avec les peuples des colonies. S’il en était ainsi en Guadeloupe, nous dirions la France tout court, et nous saurions désormais à quoi nous en tenir.

Messieurs, les dés sont jetés, les jeux sont faits, les groupes vont se réunir et le Département connaîtra notre position.

Délibérations du Conseil général (Session extraordinaire du 19 mars 1946).

Joseph Pitat, en sa qualité de Président du Conseil Général, suite à l’annonce du vote de la loi d’assimilation, adresse néanmoins au Ministre des Colonies le télégramme suivant :

La Guadeloupe, vieille terre française depuis trois siècles apprend avec joie et émotion vote par Assemblée Constituante loi Assimilation.

Conseil général interprète sentiment profond Pays - Vous prie agréer et faire agréer Chef Gouvernement et Assemblée sa vive gratitude et vous renouvelle à cette occasion indéfectible attachement population à la France, berceau de la liberté et de la justice, stop - Ce nouveau témoignage de la confiance de la Mère Patrie généreuse, nous permet d’espérer que la grave crise sociale et économique que traverse notre Département, recevra à bref délai solution juste et équitable dans sens aspirations Pays tout entier. – Pitat.

 

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SOMMAIRE

La Guadeloupe de 1946 - introduction
La Loi de départementalisation du 19 mars 1946

LE CONTEXTE
Les Antillais en 1946
Population et Santé publique (tableaux)
Économie (tableaux)
L'économie de la Guadeloupe analysée par son dernier gouverneur
La presse écrite et les débuts de la radio

LA GUADELOUPE POLITIQUE 
Les maires de la Guadeloupe en 1945 et 1947
La Guadeloupe et la représentation nationale en 1946
Le Conseil Général en 1946
"Ce que signifie l'assimilation"

LES HOMMES 
Joseph Pitat, l'homme fort du nouveau département
Paul Valentino et la loi d'assimilation

LES DISCOURS
Aimé Césaire
Gaston Monnerville
Paul Valentino
Raymond Vergès

Illustrations audio-vidéo
Bibliographie

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par René Bélénus

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, mars 2006 - décembre 2021