Le contexte – L’économie de la Guadeloupe analysée par son dernier gouverneur

 Dossier Laméca

Départementalisation
La Guadeloupe de 1946

LE CONTEXTE
L'ECONOMIE DE LA GUADELOUPE ANALYSEE PAR SON DERNIER GOUVERNEUR

 

Ernest de Nattes (1908-1994), dernier Gouverneur de l’ère coloniale, en charge de préparer la transition avant la mise en place du régime départemental prévue pour le 1er janvier 1947, procède à une analyse minutieuse de l’économie de la Guadeloupe dans une série de discours prononcés en novembre et décembre 1946 tant devant les Conseillers Généraux que lors de la séance inaugurale du Conseil Economique départemental. Compte tenu du contexte et de la clairvoyance dont il y fait preuve, ses analyses méritent d’être reprises afin de servir de référence à la fois pour dresser un bilan à la fin de cette ère coloniale et en vue de dresser un état des lieux à l’aube de l’aventure départementale.

La motivation d’Ernest de Nattes s’explique par les préoccupations que génère à ses yeux l’avenir de la Guadeloupe face aux mutations en cours de l’économie mondiale :

Ce département a survécu tant bien que mal à la guerre et au blocus. Il est probable que la paix, la liberté et la prospérité vont lui poser un problème infiniment plus redoutable parce que le danger est moins évident, plus sournois. J’ai acquis la conviction que, si nous ne faisions pas un effort très profond d’organisation de notre économie, le département serait mort ou mourant d’ici une dizaine d’années.

Ernest de Nattes établit d’emblée un diagnostic du mal guadeloupéen contre lequel il convient de lutter immédiatement, avant qu’il ne soit trop tard. Selon lui, les problèmes dont souffre la Guadeloupe sont des problèmes de pénurie :

Nous avons des problèmes de répartition de matières premières, des produits fabriqués et des denrées alimentaires, des problèmes de main d’œuvre, de production, de transport, d’importations et d’exportations.

Mais en toile de fond, le Gouverneur estime que le problème fondamental de la Guadeloupe est un problème humain :

Le danger est encore plus grand que ce qu’il apparaît à première vue car ce département manque de flamme, de confiance en lui-même, de foi et de volonté pour affronter un avenir difficile…

Et de déplorer dans la foulée les insuffisances en matière d’instruction éducative, politique et civique dont résulte une « grande crédulité de la masse face aux pêcheurs en eau trouble qui tentent d’exploiter à leur profit cette naïveté relative ».

Ernest de Nattes veut néanmoins positiver et lance un appel à la mobilisation :

Le peuple guadeloupéen n’est pas décadent : il est tout au contraire animé de la joie et de la volonté de vivre ; il désire progresser rationnellement vers des destins meilleurs au même rythme que celui des autres peuples. Il n’est pas de place en Guadeloupe pour les trublions, les défaitistes, les amollis, les égoïstes quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent… Il faut permettre à la population de concrétiser ses désirs, ses aspirations, ses volontés légitimes…

Ernest de Nattes passe ensuite en revue les différents aspects de l’économie mais aussi de la société guadeloupéenne :

 

L'ORGANISATION AGRICOLE ET INDUSTRIELLE

Le Gouverneur de Nattes déplore d’emblée qu’en dépit de possibilités variées, l’agriculture de la Guadeloupe s’oriente de plus en plus vers une « monoculture en partie double » qui l’inquiète car si l’on favorise la production de la canne à sucre et de la banane, c’est au détriment du café, de la vanille, du cacao, du tabac qui tendent à disparaître et des cultures vivrières dont les surfaces ensemencées sont en diminution constante. Il qualifie d’anomalie cette situation car la Guadeloupe est obligée d’importer et de payer en devises étrangères des légumes frais, des légumes secs, des céréales secondaires, du bétail sur pied, etc... qu’elle peut produire en qualité et en quantité très abondante. Pour cela, il préconise de mettre en valeur des terres encore incultes et d’exploiter plus rationnellement celles qui sont déjà cultivées.

1 - L’industrie du sucre et du rhum

Conscient du fait que cette industrie du sucre et du rhum a fait autrefois la prospérité et la fortune de la Guadeloupe, Ernest de Nattes met néanmoins en garde contre l’aggravation de la situation pour ce secteur dont l’équilibre n’était désormais maintenu que grâce à une politique de soutien caractérisée. A l’heure où se profile une rude concurrence étrangère, la Guadeloupe est confrontée à un appauvrissement des terres dû à la raréfaction des engrais, à l’usure et au vieillissement d’une partie du matériel et à certains procédés en usage. D’où l’urgence de transformer entièrement une industrie qui souffre principalement de son organisation et de consentir un effort soutenu de rajeunissement et de renouvellement provoquant une baisse des prix de revient industriels.

Le Gouverneur préconise dès lors un véritable bouleversement structurel sous la forme d’un plan judicieux de concentration des unités de production :

Il n’y a pas de place en Guadeloupe pour seize usines sucre-rhum et pour une centaine de distilleries agricoles. Il en est beaucoup qui doivent disparaître… Seules des entreprises modernes et rationnellement exploitées doivent pouvoir continuer à vivre et à prospérer.

2 - Les industries secondaires

Après avoir rappelé l’importance prise en Guadeloupe, depuis 1940, par les activités artisanales et industrielles le Gouverneur de Nattes souligne la nécessité d’encourager, de développer voire de créer des industries secondaires. Mais il estime qu’elle doit au préalable combattre son manque d’esprit d’entreprise :

La Guadeloupe de 1946 copie, plagie, imite et n’ose pas encore être elle-même.

Il sollicite un effort visant à élever le niveau de vie de la population par la création de nouveaux besoins et par la réorientation de la main-d’œuvre vers de nouvelles activités comme la confection d’objets à destination commerciale élaborés à partir de ressources naturelles locales.

3 - L’exploitation du sol et de ses produits

Le Gouverneur estime essentiel d’assainir l’économie du pays en mettant fin à sa dépendance alimentaire vis-à-vis de l’extérieur et, parallèlement en le mettant à l’abri des conséquences d’une monoculture spéculative. Pour ce faire, il envisage de développer les cultures tropicales secondaires comme le café, le manioc, la vanille ou le cacao ainsi que d’accroître le cheptel existant. La mise en valeur des terres incultes devrait en être le premier facteur car elle offre des opportunités multiples en matière d’exploitation de la forêt, de pâturages, de la diversification des cultures ou du tourisme.

Il convient parallèlement d’opérer un aménagement rationnel des eaux prenant en compte la consommation humaine dans les grandes cités, l’irrigation des terres et aussi l’éventualité de créer de l’énergie hydro-électrique dans un pays dont de nombreuses rivières offrent un incontestable potentiel de mise en valeur.

Le manteau forestier abondant de la Basse-Terre ne doit pas faire oublier les handicaps en la matière de la Grande Terre et de Marie Galante où les chutes d’eau et les nappes phréatiques sont de peu d’importance. Il faut donc envisager de rechercher les méthodes pour y créer la forêt, la développer et la protéger. La Guadeloupe ne produit que 2/5 de ses besoins en bois alors que la demande est forte pour les bois de construction et pour la fabrication de 45.000 fûts par an destinés à l’industrie rhumière.

Enfin, il faut souligner l’insuffisance du cheptel guadeloupéen en 1945 : 53.000 bovins, 7000 ovins, 13.000 caprins, 5.500 chevaux et déplorer la forte chute du nombre de porcins passés de 28.000 en 1939 à seulement 10.000 en 1945 par suite des épizooties. Il faut rapidement rechercher le moyen au moins de doubler le cheptel bovin et prévoir dans cette optique l’aménagement des pâturages de montagne.

 

LES QUESTIONS SOCIALES

Selon le Gouverneur Ernest de Nattes, il convient d’inscrire au premier rang des problèmes sociaux urgents l’assainissement du nouveau département de la Guadeloupe. Selon lui, c’est l’Etat qui doit prendre à sa charge cette opération en élaborant un plan d’urbanisme judicieux visant à lutter contre les taudis et à aménager l’habitat rural et urbain par des réalisations immédiates. Il faut, au préalable, assécher des marécages, amener l’électricité et l’eau potable en tous lieux et, enfin, construire des maisons claires, aérées et dotées d’un certain confort, adaptées aux conditions climatiques et sociales de ce pays. Il suggère dans cette optique de créer un « Office guadeloupéen de l’habitat » dont la fonction serait de remédier aux difficultés du logement en construisant et en aidant les particuliers à construire.

Par ailleurs, il pose le problème de la sécurité sociale dans le monde du travail portant d’emblée une critique d’ordre structurelle :

J’attribue la déchéance de l’agriculture dans notre département, pour une part, au régime archaïque du bail à colonat partiaire. Dans ce système le propriétaire et le colon sont trop souvent en lutte constante pour s’arracher les derniers lambeaux d’une production de plus en plus réduite, aucun des deux n’ayant intérêt à développer, à transformer, à moderniser, à équiper l’exploitation. Chacun des deux hésite à engager des frais ou à faire des efforts dont il sait que l’autre, qu’il considère comme son adversaire, bénéficiera par moitié.

Le Gouverneur de Nattes rappelle qu’en matière d’application des lois sociales pour les travailleurs, tout reste encore à faire. Il déplore l’indolence qui règne dans le monde du travail :

En Guadeloupe, la nature est d’une générosité inépuisable. On peut y vivre très longtemps sans travailler d’autant que les besoins sont modestes. Il est aisé de trouver un fruit à pain, une banane. Beaucoup possèdent un lopin de terre, une "habituée", cédé par voie de concession. D’autres ont la permission de récolter sur les terres de leurs employeurs; les larcins qui restent impunis les aident à prolonger leur chômage. Ils n’ont pas l’esprit d’épargne et ne travaillent que pour satisfaire au jour le jour des besoins très restreints.

Pour changer cet état de choses, il propose de faire un effort pour encourager l’épargne et les moyens de le réaliser comme l’augmentation des salaires mais il met en garde contre la diminution de la durée du travail.

 

LA MER ET SES RESSOURCES

La mer est, de l’avis du Gouverneur de Nattes, une autre source de richesses encore inexploitée en Guadeloupe. Le domaine marin, malgré une très grande richesse, n’a jamais été mis rationnellement en valeur alors que la Mer des Antilles est une des plus poissonneuses du monde avec abondance de poissons sédentaires et de poissons migrateurs. Or, on se contente d’une pêche à la ligne ou à la traîne, de nasses et de petits filets là où on pourrait créer en Guadeloupe une industrie de la conserve et du séchage du poisson. Mais il est vrai, estime-t-il, que tout ceci, comme l’organisation de la pêche, a toujours été combattu au profit des importations de morue étrangère bien plus onéreuses.

 

LE TOURISME

Autre constat, l’abondance des ressources touristiques, potentiellement grosse pourvoyeuse de devises, mais il manque l’équipement nécessaire : l’équipement hôtelier, des transports confortables et en nombre suffisant et toutes les commodités que le touriste est habitué à trouver dans d’autres pays.

Il faut avant tout se débarrasser de la réputation d’être une île inaccessible faite par les guides et publications étrangères alors que dans l’opinion américaine la région des Caraïbes est la terre heureuse du tourisme. Il faut aussi améliorer les intercommunications entre les territoires caraïbes, développer l’équipement sportif et organiser des sites de camping dans la montagne destinés aux visiteurs régionaux. Pour attirer les hommes d’affaires étrangers, des hôtels confortables doivent être construits dans des lieux résidentiels. Enfin, il faut un plan d’ensemble d’embellissement, à prévoir notamment dans les plans d’urbanisme, et mobiliser toutes les bonnes volontés ayant en charge de préparer la Guadeloupe à recevoir ses touristes.

 

LE COMMERCE

Le commerce de la Guadeloupe, aux yeux d’Ernest de Nattes, souffre de « la maladie commune à tous les Guadeloupéens : il vit en circuit fermé, il cuit dans son jus, il mijote ». La Guadeloupe souffre d’un manque réel de relations avec l’extérieur : « Il faut briser la cage », précise-t-il ! Le développement du tourisme, le perfectionnement du port de Pointe-à-Pitre et l’aménagement d’un aérodrome doivent en être les premiers moyens.

La géographie situe exceptionnellement la Guadeloupe à la croisée des routes commerciales, maritimes et aériennes de l’Europe vers l’Amérique centrale et entre les Amériques nord et sud. Elle doit donc sortir du confinement, de la stagnation, prolonger réellement la France jusqu’aux confins des Amériques mais aussi se positionner dans la concurrence régionale des territoires caraïbes : « C’est bien sur le commerce interrégional et intercontinental que sa situation, son intérêt social vital et les circonstances propices invitent la Guadeloupe à fonder son avenir économique et le bien-être de sa population, à s’organiser et à lancer ses activités ».

En somme, ce que veut d’urgence Ernest de Nattes pour la Guadeloupe, c’est l’élaboration d’un plan évaluant les moyens et les possibilités d’accomplir et de tracer un programme de réalisations, c’est rassembler toutes les volontés, les orienter, les coordonner et leur donner les moyens de travailler. Cependant, il insiste sur la nécessité vitale de renouveler la structure économique, d’assurer un certain degré d’indépendance nationale, de liberté individuelle, de justice et de sécurité sociale. Le problème à ses yeux est comment produire plus et mieux pour que l’on consomme plus et mieux.

 

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SOMMAIRE

La Guadeloupe de 1946 - introduction
La Loi de départementalisation du 19 mars 1946

LE CONTEXTE
Les Antillais en 1946
Population et Santé publique (tableaux)
Économie (tableaux)
L'économie de la Guadeloupe analysée par son dernier gouverneur
La presse écrite et les débuts de la radio

LA GUADELOUPE POLITIQUE 
Les maires de la Guadeloupe en 1945 et 1947
La Guadeloupe et la représentation nationale en 1946
Le Conseil Général en 1946
"Ce que signifie l'assimilation"

LES HOMMES 
Joseph Pitat, l'homme fort du nouveau département
Paul Valentino et la loi d'assimilation

LES DISCOURS
Aimé Césaire
Gaston Monnerville
Paul Valentino
Raymond Vergès

Illustrations audio-vidéo
Bibliographie

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par René Bélénus

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, mars 2006 - décembre 2021