Document 11 – “Question incidente, concernant l’état des hommes de couleur aux colonies.”

Dossier Laméca

LE PRÉJUGÉ DE COULEUR, UNE HISTOIRE OCCIDENTALE

 

Document 11
"Question incidente, concernant l’état des hommes de couleur aux colonies."
De l’art de blanchir par degrés...

Un texte, dû à la plume d’un "ancien colon de Saint-Domingue" résidant à la Guadeloupe, datant de l’année 1820, nous permet de pénétrer dans les méandres de cette pensée réformiste. Intitulé "Question incidente, concernant l’état des hommes de couleur aux colonies", il constitue certainement l’une des réponses à une enquête menée en la matière par l’administration royale auprès des notables des îles (Archives nationales, Section outre-mer, C 63 d 454). Dès le début du texte, l’auteur dévoile le but de la réforme concrète qu’il propose : "Dans les colonies à esclaves, il convient de multiplier les contrepoids de la population". Troupe de ligne, milice blanche et gens de couleur forment déjà un poids suffisant contre la masse des esclaves. Mais, alors que les Blancs se diversifient par des contrastes d’intérêts, les gens de couleur manifestent "une sorte de consistance et d’ensemble nuisible au système colonial".

L’auteur en vient alors à la philosophie d’ensemble de son projet :

(…) il serait possible d’assigner aux différentes nuances de la couleur cette mesure d’avantages politiques qui, en les divisant entr’elles, tendrait à les lier plus étroitement aux Blancs, soit que plus approchées de la couleur européenne elles pussent participer à des faveurs plus élevées, soit qu’en étant plus éloignées elles fussent tenues plus efficacement dans les limites déterminées selon l’ordre naturel pour le maintien du système colonial.

Il est évident que l’incorporation légale des individus d’assimilation blanche à la classe des Blancs procure un puissant moyen de force et de sécurité dans l’intérieur de la colonie. Sans doute que le préjugé colonial ne manquera pas d’affubler les intrus d’une distinction équivoque… mais l’intention politique n’en sera pas moins accomplie, et au bout du compte toutes les parties intéressées gagneraient à ce perfectionnement social : car (souligné par nous) la cohabitation des couleurs est un vice attaché aux colonies qui ont des cultivateurs noirs. Étrange bizarrerie de l’esprit humain ! La même volonté, sans aucun tempérament, avait promu les différentes nuances de la couleur à l’égalité absolue des droits publics, les a ensuite dégradées indistinctement sans aucune mesure… (allusion aux mesures révolutionnaires et à leur suppression).

Comment procéder ? On peut s’appuyer comme fondement sur un arrêté émanant de la vénérable assemblée coloniale de Saint-Domingue - gage d’esprit colonial orthodoxe - qui, en 1790, au début des troubles révolutionnaires, avait, de manière à gagner l’appui des gens de couleur, mis fin au caractère "infini" de la "ligne de démarcation entre les Blancs et les gens de couleur libres", selon les termes mêmes de l’auteur :

Si je m’en souviens bien, le mélange du sang africain s’oblitérant par une progression toujours descendante vers le sang européen, disparaissait enfin à la sixième génération, de sorte que toute différence politique cessait à l’égard de l’individu arrivé à ce degré positif d’assimilation. Tel était le vœu des colons de Saint-Domingue, qui avaient senti la nécessité d’adopter cette disposition de bienveillance et d’intérêt public consacrée depuis longtemps chez les colons espagnols.

Il faut tenir compte ensuite des nuances existantes, qui s’établissent selon l’auteur de la manière suivante :

première génération : le mulâtre
deuxième : le métis
troisième : le tierceron
quatrième : le quarteron
cinquième : le mamelouc
sixième : l’assimilé-blanc

Ces nuances vont de la plus foncée à la plus claire, par croisements successifs avec le Blanc. Une note annexe, émanant d’un ami consulté en la matière, indique quel est l’usage martiniquais traditionnel : du blanc et du noir résulte le mulâtre, du blanc et du mulâtre le métis, du blanc et du métis le quarteron (le tierceron est inconnu à la Martinique et à la Guadeloupe), du blanc et du quarteron le mamelouc, et du blanc et du mamelouc "la classe sixième, vulgairement appelée "café au lait" dans nos îles du vent ; d’où est venue enfin l’épithète de petits blancs". Le texte semble indiquer sur ces franges un certain flottement : d’une part parce que "depuis la Révolution cette épithète (petits blancs) s’est étendue sur les blancs même européens, boutiquiers, pêcheurs, gens de métier, n’ayant d’autre fortune que leur industrie" ; d’autre part parce que les "passages de la ligne" semblent relativement fréquents :

Ici la nuance est tellement fondue que les individus qui en proviennent entrent dans la classe blanche sans autre distinction que celle que les préjugés coloniaux y ont toujours attachée (i.e. la possibilité d’être étiqueté suspect). Cela est si vrai que les procès soutenus sur cette matière n’ont jamais pu être valablement vidés, en raison de la difficulté de se procurer les preuves exactes d’inculpation d’origine africaine.

Suivent alors des propositions concrètes d’une organisation institutionnelle de ces nuances :

D’après cette échelle de gradation, l’on voit qu’il y aurait lieu d’établir six divisions ou classes parmi les gens de couleur. Cependant, comme la dissemblance entre le vrai mamelouc et l’assimilé blanc est peu marquante sous le rapport du teint et des traits (dérive vers une classification phénotypique), il paraîtra sans doute avantageux de réunir les deux nuances en une seule classe ; en sorte que la nouvelle classification ne serait plus que de cinq espèces d’hommes de couleur.

Ces cinq classes seraient désignées, "pour raison de condescendance envers (la) pointilleuse susceptibilité (des hommes de couleur)", de la manière suivante :

- les quatre premières classes : Générés I, II, III, IV; il y aurait une projection de cette classification chez les esclaves de couleur, qui recevraient les appellations d’Esclaves Générés 2, 2, 3, 4.

La cinquième classe porterait la dénomination particulière de cologénètes. C’est dans son sein qu’on désignerait les individus appelés au titre de Blanc, tant en raison de leur proximité de la couleur blanche qu’en récompense des services qu’ils auraient rendus à leur pays.

L’auteur prévoit une catégorie supplémentaire qu’il désigne sous le terme de nérogénète, correspondant à la "nuance rétrograde nommée câpre", qu’il distingue à peine de la classe des Noirs. Ces dénominations, qui correspondent à un ordre naturel, doivent être à la base du système colonial :

Au reste, quelles que soient les dénominations, elles sont absolument nécessaires dans le système colonial; c’est là le signalement que la nature a donné à l’homme de couleur, comme elle attache quelquefois au visage du Blanc une verrue, une tache de vin.

Une telle entreprise devrait être accompagnée d’une enquête officielle destinée à la détermination exacte de la nuance de chaque individu. Il est même prévu la recette destinée à pallier le coût d’une telle mesure. Et nous retrouvons ici l’obsession généalogique créole :

(…) il faudra faire précéder (le nouvel ordre de choses) par des dispositions transitoires pour vérifier et constater l’état des libres de chaque colonie, la généalogie exacte des nuances de la couleur (souligné par nous), leur dénombrement, leur consistance politique. Ce grand ouvrage serait confié à une commission ad hoc, composée d’hommes sages, intègres, connaissant bien le pays. La dépense qui en résulterait serait payée par une imposition spéciale, établie proportionnellement sur toute la colonie.

Par la même occasion, il est proposé de régler définitivement la question des "suspects" :

Dès ce moment, il faut aussi reconnaître certains Blancs dont l’extraction est encore enveloppée dans une pénible obscurité. Le préjugé colonial a les yeux ouverts sur eux : ne vaut-il pas mieux qu’ils l’abordent franchement, plutôt que de rester dans un état d’être incertain et sujet à chicane ruineuse, à procès scandaleux ?

Une échelle des honneurs correspondrait à l’échelle des "classes", échelle prévue par l’auteur avec un soin minutieux. Ainsi, dans le service militaire, les générés I ne pourraient dépasser le grade de sergent-major, les générés II celui d’adjudant, les générés III celui de sous-lieutenant, les générés IV celui de lieutenant et les cologénètes celui de capitaine de 3‘ classe (dans la mesure des récompenses militaires). Même chose dans la marine où les générés ne pourraient commander que des bâtiments de cabotage et n’auraient droit qu’au titre de patron, alors que les cologénètes pourraient commander des bâtiments au long cours et porter le titre de capitaine; même gradation également sur les habitations où les générés ne pourraient être employés que comme économes en sous-ordre, alors que les cologénètes pourraient accéder à la dignité de gérant. En ce qui concerne la propriété rurale, seuls les cologénètes pourraient y accéder (on laisserait en l’état les concessions déjà faites aux Noirs et aux gens de couleur, mais on les écarterait de la Plantation, en leur imposant une activité vivrière ou d’élevage…).

Dispositions qui, comme on le voit "caressent ou contiennent les vanités, et les font marcher en colonnes divergentes"... De plus, les classes de couleur pourraient recevoir, pour certains de leurs membres particulièrement méritants, des grâces royales hautement symboliques, comme la Médaille d’Or, le Lys d’Argent et le titre de Sieur…

L’objectif final d’une telle politique est clairement exprimé. Alors que les "mésalliances" sont sanctionnées (tout individu qui, par ses alliances de familles, aurait descendu dans l’une des classes inférieures serait, ipso facto, déchu des prérogatives de sa propre classe et ne pourrait plus prétendre qu’à celles de la classe où il s’est introduit : "Le Blanc qui se serait allié dans la classe des Cologénètes dérogerait colonialement"…), la progression vers le Blanc est au contraire encouragée : "Il s’agit ici de blanchifier… le sang cologénète, appelé à passer insensiblement, et à titre de rémunération royale, dans la classe des Blancs".

______________________________________

SOMMAIRE
Pourquoi s’intéresser au préjugé de couleur ?
1. La notion de "race"
2. Genèse et institution du préjugé dans les Antilles de colonisation française
3. Couleur, société et population : la mise en évidence d'un processus de "racisation"
4. Justifications et contestations du préjugé de couleur
5. Variantes du racisme anti-noir

6. Déclin et avatars contemporains du préjugé
En guise de conclusion
Documents d'illustration

Bibliographie générale
Conférence audio

______________________________________

par Jean-Luc Bonniol

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2015-2020