4. Premier âge d’or du rap guadeloupéen : quelles en sont les principales caractéristiques ?

Dossier Laméca

Les fondations du mouvement hip-hop en Guadeloupe (1990 - 2010)

4. PREMIER AGE D’OR DU RAP GUADELOUPÉEN : QUELLES EN SONT LES CARACTÉRISTIQUES PRINCIPALES ?

 

Dans les années 2000, la scène rap guadeloupéenne est en pleine effervescence. De nombreux collectifs hip-hop représentant différents quartiers rivalisent entre eux comme l’illustre le morceau « Welcome to Gwada » qui met à l’honneur quatre rappeurs (Darkman, Changlee, Zébrist, Edson X) représentant chacun leur quartier (Raizet, Lauricisque, Grand Camp, Petit Paris à Basse-Terre). Le refrain de ce morceau est chanté par le chanteur de gwoka Jean-Pierre Coquerel.

Clip du morceau « Welcome to Gwada » extrait de l'album Darky Le Jour, Darkman La Nuit - produit par Riko Debs, 2003.

À l’encontre de l’imaginaire exotique associé aux discours et représentations touristiques, le refrain de ce morceau de rap décrit la Guadeloupe comme un lieu de relégation sociale. Cette description renvoie à un taux de chômage structurel, qui concerne depuis de nombreuses années plus de 20 % de la population active guadeloupéenne, et au coût de la vie, considérablement plus élevé qu’en France hexagonale. Ainsi, au moment de la sortie de ce morceau dans les années 2000, l’écart de prix entre la Guadeloupe et la France hexagonale était en moyenne de 8,3 %, avec un coût des produits alimentaires qui y était de 34 % supérieur. Sources de précarité, ces inégalités ont nourri un sentiment d’injustice face à une situation qui est plus largement perçue comme résultant de la persistance des rapports de pouvoir coloniaux.

La question de la reproduction et de la reconfiguration des hiérarchies coloniales est particulièrement prégnante en Guadeloupe. Avec la départementalisation survenue en 1946 s’est ouverte une situation politique unique au regard des processus de décolonisation observés ailleurs. En effet, la fin du statut institutionnel de colonie a pris la forme d’une intégration formelle à l’ancienne puissance coloniale. Dès lors, les spécificités historiques ayant façonné les univers sociaux des Antilles ont été invisibilisés au sein du modèle républicain qui prônait l’assimilation à la culture et à la langue françaises comme condition d’accès à une citoyenneté pleine et entière. Cette situation de domination culturelle a été contestée dès les années 1960 dans le cadre de projets politiques indépendantistes qui proposaient de renverser les rapports de pouvoir en construisant une identité culturelle afro-guadeloupéenne complémentaire d’une identité politique. Si ces projets politiques émancipateurs furent avortés dans les années 1980, le terrain de la lutte se déplaça pour investir plus vivement encore le champ culturel. C’est dans ce contexte fortement politisé que la culture hip-hop a été appropriée et réinterprétée en Guadeloupe.

La mise en place de politiques d’assimilation culturelle impliquait un apprentissage de l’histoire de la nation française qui occultait le passé servile et les spécificités de l’histoire guadeloupéenne. Ainsi, le modèle assimilationniste défendu par l’État français dans le cadre de la départementalisation s’est accompagné d’une forme de négation de l’histoire et de la culture des départements d’outre-mer. Par ailleurs, l’obligation de l’apprentissage de la langue française à l’exclusion de toute autre et la persistance de discours stigmatisant les pratiques linguistiques et culturelles des guadeloupéens s’inscrivaient dans la continuité des logiques coloniales.

C’est dans ce contexte de domination culturelle que la première génération de rappeurs guadeloupéens a grandi. Ce contexte a influé les processus de création musicale comme l’illustre le morceau « Awogan » extrait de l’album Pur Hip-hop Gwada du groupe Gwada Nostra sorti en 2001. Le groupe Gwada Nostra se forme au tournant des années 2000, rassemblant notamment des rappeurs du collectif NAT du quartier Les Lauriers à Pointe-à-Pitre, collectif qui avait été à l’initiative du projet d’émission radio 105 Freestyle FM sur Radyo Tanbou. Ce groupe se fait d’abord connaître en Guadeloupe en faisant les premières parties de groupes tels que La Scred Connexion, Passy, Fabe, Secteur A, Bisso na Bisso, Saïan Supa Crew, ou encore les Nègkipakafèlafèt. C’est dans la continuité de cette expérience scénique que le groupe sort en 2001 son premier album, sur lequel on trouve des morceaux portant sur les rapports de pouvoir propres à la société guadeloupéenne, comme « Awogan », qui est un hommage rendu au créole guadeloupéen.

Clip du morceau « Awogan » extrait de l'album Pur Hip-hop Gwada - Produit par Nostrategy Entertainment / Karaïbe Musik Productions, 2002 - Réalisation : Jean-Luc Stanislas alias SLAS :
https://youtu.be/zBr4a1IC9zM?si=X-BHaL1FSBAUxJ-w >>>

Dans le texte du morceau « Awogan », les rappeurs évoquent les discours d’imposition de la langue française sur la langue créole qui ont baigné leur enfance :

Ediké, aprann an fwansé, vwayèl et konsòn
Mandé nou pa palé kréyòl
Kon si nou pa té pèsonn

Mais les rappeurs continuèrent à parler créole, une langue qui est associée dans le texte à leur socialisation familiale :

Sé an kréyòl nou lévé, nou ka kenbé-y,
Nou pa ka lagé

Cette socialisation a déterminé des dispositions à agir et notamment à militer activement pour défendre la langue créole :

Si ou konprann ou té kay tchouyéy,
Kréyòl an mwen sé tan mwen
Alòw pa touché-y timal

Par ailleurs, le morceau « Awogan » montre comment le rap a permis aux acteurs de se réapproprier les assignations ethno-raciales qui étaient associées à la langue créole :

Langaj a nèg bitasyon
Pawol a vyé nèg
Neg a mové lédikasyon

et de les associer à la construction d’identités positives :

Langaj a nèg, langaj ki rèd é awogan
Kon nèg ki rivé menm si i pa té ni on mèd

Le texte de ce morceau rend compte d’un type de narration qui est moins un récit linéaire que le déploiement de stratégies d’écriture qui témoignent de l’expérience de la domination qui a été celle des rappeurs. Cela se traduit par un texte dans lequel les rappeurs se réapproprient les énoncés stigmatisants la langue créole qu’ils ont entendus dans leur enfance et les associent à un discours de valorisation de leur culture.

Plus largement, dans ce morceau, la langue créole est associée à un fort sentiment d’appartenance. Dans le contexte assimilationniste où se jouait une lutte symbolique quant aux critères linguistiques et culturels retenus pour catégoriser les individus en tant que civilisés ou en tant qu’arriérés, le choix de rapper en créole s’est inscrit dans un processus politique de réappropriation de la parole confisquée et de redéfinition des catégorisations dominantes.

Le premier âge d’or du rap guadeloupéen se caractérise donc en partie par des textes engagés qui dévoilent les mécanismes de la domination vécues et perçues par les rappeurs. Des procédés d’écriture hybrides subvertissent les représentations exotiques de la Guadeloupe et les discours dépréciatifs portant sur la culture guadeloupéenne.  

Le premier âge d’or du rap guadeloupéen se caractérise aussi par une pratique du hip-hop qui se mêle à d’autres musiques. Ainsi, les rappeurs et rappeuses de Guadeloupe se distinguent par leurs talents multiples maitrisant les codes de styles musicaux allant du rap au dancehall en passant par le zouk. C’est le cas du rappeur Fuckly qui se fait connaître dans l'underground après des passages unanimement remarqués dans l'émission radio 105 Freestyle FM. Il intègre le groupe N’O Clan (Clan des Narrateurs Omniscients), collectif hip-hop du quartier Lauricisque. Il y rencontre son acolyte Riddla et apparaît alors sur quelques disques et compilations comme celle de DJ Moody Mike. Son premier album produit par Riko Debs et sorti en 1999 rencontre un énorme succès commercial aux Antilles et en Guyane. Sur cet album, Fuckly démontre sa maitrise des codes du rap, rappant aussi bien en créole qu’en français, excellant autant dans l'egotrip qu'en rappant des textes ancrés dans un réalisme social saisissant. Dans le sillon de son succès, c’est tout un mouvement qui s’affirme en livrant une musique brute tout en posant les fondations du rap guadeloupéen.

Clip du morceau « An Ni Marre » extrait de l’album L’indiscipliné de Fuckly sorti en 2001.

Le premier âge d’or du rap guadeloupéen est aussi représenté par des rappeuses comme Khyla. Khyla s'est elle aussi fait connaitre en participant aux sessions hip-hop organisées dans le cadre de l'émission 105 Freestyle FM sur Radyo Tanbou. Sur son Maxi Féminin au mic sorti en 2000 le titre « Hardcore » dresse un constat brut et sans concession de la vie en Guadeloupe :  inégalités sociales, destins tragiques, précarité et absence de perspectives. Mais aussi évocation de l'Histoire qui a forgé une identité proclamée avec fierté. Son rap au flow incisif reste tout aussi politique pour aborder des thématiques féministes comme dans le morceau dédié à sa fille et intitulé « Si tu savais ».

Pochette de l’album Féminin au mic... de la rappeuse Khyla.

 

« Si tu savais » (extrait) morceau extrait de l’album Féminin au mic... de la rappeuse Khyla sorti en 2000 et produit par Tululu Records.

 

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SOMMAIRE
Introduction
1. Emergence d’une scène rap guadeloupéenne : comment la culture hip-hop a-t-elle été appropriée en Guadeloupe ?
2. Rap guadeloupéen : quelles influences musicales ?
3. De la rue aux studios : comment s’est structurée la scène rap guadeloupéenne ?
4. Premier âge d’or du rap guadeloupéen : quelles en sont les principales caractéristiques ?
5. Musique Kako : quel engagement derrière la création musicale ?
Conclusion : du rap à la trap
Illustrations musicales
Discographie (1998-2010)

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par Dr Florabelle Spielmann

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, novembre 2023