1. Emergence d’une scène rap guadeloupéenne : comment la culture hip-hop a-t-elle été appropriée en Guadeloupe ?

Dossier Laméca

Les fondations du mouvement hip-hop en Guadeloupe (1990 - 2010)

1. ÉMERGENCE D’UNE SCÈNE RAP GUADELOUPÉENNE : COMMENT LA CULTURE HIP-HOP A-T-ELLE ÉTÉ APPROPRIÉE EN GUADELOUPE ?

 

À partir de 1984, la diffusion de l’émission H.I.P. H.O.P. présentée par l’animateur Sidney sur TF1 a initié les procédés d’appropriation de la culture hip-hop en Guadeloupe dans un contexte d’explosion locale et mondiale du zouk. Symbole fort s’il en est, 1984 est en effet aussi l’année de sortie du morceau « Zouk la sé sèl médikaman nou ni », un morceau qui propulse le groupe Kassav au rang des plus grands.

À contre-courant d’une industrie musicale dominée par le zouk, le rap commence à être écouté et pratiqué en Guadeloupe. Cette passion naissante pour la musique rap met en relation des jeunes guadeloupéens qui participent au développement d’espaces de pratiques dédiés à la culture hip-hop. Ainsi, le graffeur franco-israélien Groover a été un acteur important de la circulation de la culture hip-hop sur le territoire guadeloupéen. Après avoir commencé à graffer à Paris et en banlieue parisienne, Groover continue en Guadeloupe où il réside entre 1988 et 1998. Il réalise plusieurs graffitis d’envergure comme une fresque murale de 600 mètres autour du stade de Baie-Mahault ainsi que les décors des concerts de James Brown (lors de sa tournée caribéenne en 1991) et de MC Solaar.

Groover organise aussi en Guadeloupe des concours de graffiti dans le cadre de block party stimulant ainsi la formation des premiers collectifs de graffeurs. Certains membres de ces collectifs sont par la suite devenus rappeur ou beat maker gardant comme nom d’artiste leur blaze de graffeur : « Pourquoi Star Jee ? S.T.A.R., c’était des super lettres à taguer. Et après je me suis dit : « quel est le rappeur qui sait tout faire ? » LLCool J ! Et mon nom est devenu LL Star J ! ». Il en est de même pour le beatmaker Exxos qui explique « Exxos, c’était le nom que je taguais sur les murs. J’avais d’autres noms mais Exxos, c’est le nom que la rue a voulu que je garde et Exxos est resté. »

Les premiers collectifs qui se forment rassemblent des jeunes qui se passionnent pour la culture hip-hop. Ainsi, pour intégrer un collectif, il fallait « avoir un talent ». Dans les premiers temps, les talents qui étaient valorisés étaient principalement la danse et le graffiti. Mais, pour autant, les membres d’un crew se devaient de pratiquer toutes les disciplines du hip-hop : « le hip-hop est arrivé et il fallait savoir tout faire. Il n’était pas question que tu sois juste un rappeur ou un danseur ». C’est au travers de l’entrainement aux différentes disciplines hip-hop que des spécialisations se sont faites par la suite et que certains sont devenus exclusivement rappeurs, beatmaker ou DJ. Ces spécialisations reflètent une reconnaissance acquise dans la rue : « on se réunissait tous les samedis sur un banc à Lauricisque. Sur le banc rappaient les rappeurs, et les graffeurs graffaient en même temps sur l’épave d’un bateau échoué ». Cette reconnaissance était acquise d’abord auprès des membres de son crew puis au sein de son crew face à d’autres crew : « Ce que je voulais dire sur les années 80, c’est que, c’était la rue. Et il n’y avait aucune autre ambition que d’être accepté par ton crew. Ton seul kiff c’était de descendre dans le quartier, dans la cité et que les gars de ton crew respectent ce que tu fais. Et une fois que les gars de ton crew respectent ce que tu fais, c’était d’arriver avec ton crew et que les autres respectent ton crew. C’était la rue pour la rue avec la rue. »[1]

Le développement d’une passion pour la culture hip-hop favorise la formation de nouveaux groupes de pairs. Ces groupes sont le creuset d’amitiés qui se consolident ou qui naissent exclusivement de l’envie d’apprendre à faire du rap. Le parcours de Péka dans le quartier de Grand-Camp est représentatif de cette appropriation de la culture hip-hop qui s’effectue avec des amis en expérimentant et en manipulant des machines et du matériel informatique :

On était tous autodidactes et passionnés. On était un peu des geeks mais passionnés par la musique et on habitait en cité. On avait les grands frères dans la rue mais nous on était plus geek. Y avait pas encore internet, pas de tutos ! On achetait du matériel parce qu’on les voyait dans des clips, comme le MPC, le séquenceur, c’est moi qui l’avait acheté parce que je le voyais dans les clips de Mobb Deep et de Nas. Les logiciels comme Fruity loops et Acid Pro, on les a appris sur le tas. Et moi Fruity Loops, c’est mon cousin de Suisse qui est venu avec en Guadeloupe. Mon premier Fruity Loops, c’était le 4, il m’a montré un peu comment ça fonctionnait et j’ai mis mon pote Snake dans le bain. À partir de là, on faisait des allers retours de chez lui à chez moi, et on a commencé à faire des instrus en apprenant à se servir du logiciel. C’est sur la chaîne Hi-Fi de mon père que j’ai appris le câblage, ce que c’était qu’un câble RCA, un câble XLR, un cable jack, un gros jack… J’ai mis la chaîne HI FI dans ma chambre, je l’ai bidouillée et c’est comme ça que j’ai commencé. (…) Mon père m’a montré ce qu’était un ordinateur, une unité centrale. Il a ouvert l’ordinateur, il m’a appris ce qu’était une carte mère, une carte graphique, une carte son. J’ai appris ce qu’était un ordinateur, j’étais au primaire. Le câblage sur la chaine Hi-Fi de mon père, j’ai appris cela au collège. Et au lycée, on a monté notre studio : le Panic Sound [2].

Le récit de Péka illustre la manière dont l’appropriation du rap a mis en interaction des jeunes passionnés de musique et d’informatique. De manière très pragmatique, le rap américain influence les jeunes guadeloupéens dans le choix de leur matériel son dont la maîtrise nécessitait d’y consacrer du temps. Ainsi, Péka et son ami d’enfance acquièrent progressivement ensemble des savoir-faire indispensables à la création d’un beat hip-hop. Cet apprentissage en marge de l’institution scolaire les conduit à monter un studio d’enregistrement durant leurs années de lycée : le Panic Sound. Ce studio d’enregistrement deviendra un lieu incontournable pour la deuxième génération de rappeurs guadeloupéens qui émerge dans les années 2010.

Dans le quartier Lauricisque, les débuts du rappeur Kid Kurs, membre fondateur du collectif N’O Clan, offre un autre exemple de la manière dont a été adopté le rap en Guadeloupe. Kid Kurs a commencé à faire des freestyles au collège. Il décide ensuite d’aller s’entrainer à rapper chez Skud, son ami d’enfance qui habite comme lui dans le quartier de Lauricisque. Chez Skud, « il y avait Canal 10 qui piratait MTV - avant la métropole ! On avait tous les derniers clips. Les grands du quartier faisaient des VHS et on les regardait. »[3] C’est en s’imprégnant ainsi des esthétiques propres au rap américain des années 1980/1990 véhiculées par les clips que Kid Kurs et Skud commencent à se forger un flow rappé, en français et en créole. Outre la chaine de télévision MTV, les jeunes guadeloupéens captent des fréquences radios des îles voisines et notamment celles de Montserrat qui passait le week-end du rap américain, « que des morceaux qu’on ne connaissait pas. »

En Guadeloupe, la circulation de la culture hip-hop a donné lieu à des procédés d’identification, d’imprégnation, de reproduction et de création. Mais ces logiques d’appropriation se sont aussi mêlées à la richesse des traditions guadeloupéennes donnant progressivement naissance à un hip-hop lokal inscrit dans un mouvement d’affirmation de soi, de sa culture et de son identité.

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[1] Extrait d’une conférence donnée par le rappeur Star Jee dans le cadre du festival FWIPOP Project, Centre Culturel José Emmanuel Albon (Abymes), juillet 2019.

[2] Entretien avec le rappeur/ ingénieur du son Péka, août 2019.

[3] Entretien avec le rappeur Kid Kurs, septembre 2019.

 

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SOMMAIRE
Introduction
1. Emergence d’une scène rap guadeloupéenne : comment la culture hip-hop a-t-elle été appropriée en Guadeloupe ?
2. Rap guadeloupéen : quelles influences musicales ?
3. De la rue aux studios : comment s’est structurée la scène rap guadeloupéenne ?
4. Premier âge d’or du rap guadeloupéen : quelles en sont les principales caractéristiques ?
5. Musique Kako : quel engagement derrière la création musicale ?
Conclusion : du rap à la trap
Illustrations musicales
Discographie (1998-2010)

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par Dr Florabelle Spielmann

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, novembre 2023