5-Alabados et Chigualo, musique pour les défunts (côte Pacifique)

Dossier Laméca

Musique afro-colombienne

5. ALABADOS ET CHIGUALO, MUSIQUE POUR LES DEFUNTS (CÔTE PACIFIQUE)

 

Des anthropologues (comme Anne-Marie Losonczy et Thomas Price) ont observé que, comme chez de nombreux groupes bantoues (Afrique de l’Ouest et Afrique Centrale), les habitants de la région du Pacifique colombien considèrent que l’âme humaine se compose de deux éléments : l’esprit (ou force de vie) et l’âme (ou personnalité). Bien que l’esprit du défunt s’éteigne immédiatement après sa mort, il y a un risque que son âme, assoiffée de vie et refusant de se détacher du monde des vivants, erre dans les lieux que la personne fréquentait de son vivant. Le but des cérémonies funéraires, qui s'étalent sur neuf nuits, est de renvoyer l’âme efficacement.

Alabados (pour les adultes)

Déroulement de la cérémonie funéraire

Les amis et les membres de la famille se rassemblent chez le défunt. À l’extérieur, les membres plus éloignés de la famille et les voisins marquent une pause avec le cérémonial qui se déroule à l’intérieur en jouant aux cartes ou aux dominos, en racontant des histoires et des blagues, en buvant de l’alcool et du café et en fumant des cigarettes. S’il n’est pas encore enterré, le corps est étendu dans un cercueil sur une table éclairée par des bougies. Certaines prières, comme le rosaire et l’Ave Maria, sont récitées, en alternance avec des cantiques chantés nommés alabados (d’un mot espagnol signifiant "louange", "adoration"), exécutés en harmonie et a capella par les cantadoras.

“Jesús Nazareno” par Dora Bonilla, July Magaly Castro Bonilla, Oliva Bonilla Carabalí, Inés Granja, Yoly Bonilla et Luz Beatríz Bonilla (enregistré par Michael Birenbaum Quintero à Santa Bárbara de Timbiquí en janvier 2006)

Pendant cette période, on considère que l’âme du défunt reste autour de la maison. La neuvième nuit, l’âme se détache définitivement du monde des vivants. Un autel à trois étages est construit. À la fin de la cérémonie, les personnes présentes se tiennent debout sur deux files, ouvrant un passage entre l’autel et la porte. Le rosaire final est dit, et enfin, un alabado particulièrement "puissant" est chanté. C’est à ce moment que l’âme du défunt quitte la terre pour le royaume des morts afin de se soumettre au jugement de Dieu.


Alababos, des chants pour détacher l’âme du monde des vivants

La vie après la mort est conçue comme un sombre brouillard d’oubli où l’identité est fragmentée, perdant toute cohérence. Les rites funéraires ont pour but d’empêcher l’âme de souffrir en s'assurant que cette fragmentation de l’identité aille jusqu’à son terme, et que l’âme ne ressente plus l’âpre souffrance d’être séparée de la vie qu’elle désire encore. L’expression de cette souffrance se retrouve dans les alabados qui supplient aux figures médiatrices que sont les saints, le Christ et la Vierge d’aider au processus de séparation de l’âme, et à Dieu d’avoir pitié de l’âme qui va se présenter à Lui pour être jugée. Ces chants ont aussi pour sujet le sort des vivants confrontés à leur propre mort à venir, et celui de l'âme du défunt qui devra s'en aller la dernière nuit.

L'usage de la voix dans les alabados a une fonction très particulière : l’âme du mort loge dans le corps du chanteur afin de se laisser emporter par le souffle de son chant jusqu’au royaume des morts (voir Losonczy 2007).

Les alabados proviendraient du répertoire de la musique religieuse du 18ème et du 19ème siècle, époque où les Franciscains et d'autres missionnaires les enseignaient aux esclaves et à leurs descendants dans les camps miniers. Ils représentent probablement l’un des échantillons les mieux préservés de cette musique, bien qu’ils aient été assimilés à la cosmologie des populations noires des fleuves.

Chigualo (pour les enfants)

Le chigualo (appelé gualí dans le Chocó) est une cérémonie qui a lieu à la mort d’un enfant. Contrairement au décès d’un adulte, celui d’un enfant est un motif de réjouissance plutôt que de tristesse. On considère que l’enfant n’a pas eu l’occasion de pécher, au contraire de l’adulte, et donc qu’il meurt dans un état de pureté. Ainsi, en mourant l’enfant se transforme en angelito (angelot) qui montera droit au ciel. L’angelito (de même que les saints) peut ainsi demander à Dieu d’avoir pitié des pécheurs qu’il a laissés sur terre.


Déroulement de la cérémonie funéraire

À la mort d’un enfant, les voisins envoient chercher le parrain et la marraine du défunt, la famille de ses parents ainsi que les musiciens et cantadoras. Le corps de l'enfant est lavé, habillé de blanc et installé sur une table ou sur l’autel familial avec des couronnes, des fleurs, des feuilles et des bougies. Tout au long du chigualo, l’enfant est qualifié d’angelito (angelot) ou de chigualo ou gualí (termes qui selon Lozonczy proviendraient du mot "enfant" dans la langue des amérindiens Emberá de la région du Pacifique).

Les gens arrivent progressivement, apportant du café, des cigarettes, des bougies et de l’alcool. Au crépuscule, les musiciens commencent à jouer (sans marimba), principalement des bundes et quelques jugas.

Les paroles de cette musique contiennent souvent des berceuses réclamant le silence ou évoquant un sentiment d’inquiétude au chevet d’un bébé en pleurs ou endormi :

Este niño está llorandoCet enfant pleure
Porqué lo dejan llorarPourquoi le laissez-vous / le laissent ils pleurer ?
Por una concha de nácar - Pour un coquillage de nacre
Que está en el fondo del mar - Qui est au fond de la mer

La mère éplorée peut s’asseoir près du corps ou rester dans sa chambre, réconfortée par ses frères et sœurs ou d’autres membres de la famille proche.

Cependant, pour le reste de l’assemblée, l’humeur est résolument festive. Car si le chigualo n’est pas suffisamment joyeux, l’âme de l’enfant sera mécontente et ne montera pas au ciel. Pire, elle se transformera en fantôme errant sur terre et hantant le village.

C’est pourquoi les participants chantent, récitent et improvisent des poèmes, jouent aux cartes, bavardent et racontent des histoires ritualisées à propos d’animaux. Dans ces histoires et dans les jeux qui en découlent, ils imitent parfois les comportements et sons d’animaux. Adultes et enfants peuvent aussi se livrer à des jeux chantés comme le florón, la buluca (ou muluta), le zapatico et le pájaro tinto, dont la musique ressemble à celle des bundes. Dans la plupart de ces jeux, les participants sont assis en cercle, avec une personne au milieu. Ceux qui sont assis en cercle chantent en se faisant passer rapidement un petit objet dans le dos ou sous les jambes, que la personne du milieu tente d’attraper.

Bunde

Menés par les cantadoras, les participants chantent aussi des bundes et des jugas se référant à l’ascension au ciel de l’angelito. Et formulent eux aussi le vœu d’aller au ciel, s’émerveillant des miracles des saints ou se recueillant sur le thème de l’enfant "laissé inachevé" en tant que personne. Les cantadoras entonnent de longues berceuses semblables à des ballades, appelées romances (utilisées quotidiennement pour endormir les enfants).

Au bout d’un moment, la marraine de l’angelito prend le petit défunt dans ses bras et danse avec lui. Puis le corps passe d’un participant à un autre pendant que les uns et les autres chantent un bunde. Enfin, à l’aube, les parents, le parrain et la marraine prennent le corps de l’enfant, parfois en tenant chacun un coin du drap où il repose, et l’emportent au cimetière, où il est rapidement enterré.

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SOMMAIRE
1. La Colombie Noire
2. Le Pacifique Sud
3. Currulao, la danse du marimba
4. Arrullo, une berçeuse pour les Saints
5. Alabados et Chigualo, musique pour les morts
6. Modernités du Pacifique noir
Illustrations musicales
Sources

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par Dr Michael Birenbaum Quintero

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2017