5. Aleke. Epanouissement d’une musique Marronne néo-traditionnelle

Dossier Laméca

Musique Marronne des Guyanes

5. ALEKE.
E
PANOUISSEMENT D'UNE MUSIQUE MARRONNE NÉO-TRADITIONNELLE

 

L'un des développements récents les plus intéressants de la musique des Marrons des Guyanes est le style néo-traditionnel au tambour appelé aleke. Une forme hybride qui est devenue l'une des musiques Marronnes les plus populaires auprès des jeunes. Elle est généralement jouée sur un ensemble constitué de trois longs tambours (frappés avec les mains), d’une grosse caisse inclinée (frappée avec une batte) et d percussions complémentaires. L’aleke est un exemple fascinant de musique qui ne peut pas être catégorisée proprement comme " traditionnel » ou « populaire », mais qui se situe plutôt entre les deux.

Ce nouvel hybride est né de formes de musique mixtes antérieures (d’influence Créole) des Marrons Ndyuka, comme le maselo et le loonsei. Ce dernier, bien qu'un style néo-traditionnel au tambour, était lui-même un genre hybride. Il constituait une fusion d'anciens styles de chants et de percussions Ndyuka avec des éléments musicaux introduits par des travailleurs étrangers qui avec la ruée vers l'or ont commencé à venir dans les territoires Marrons à la fin du 19e siècle, puis se sont répandus dans l'intérieur des Guyanes. Beaucoup de ces travailleurs ont émigré de diverses îles de la Caraïbe francophones et anglophone, comme Sainte-Lucie, Martinique, Dominique et Barbade ; d'autres venaient des régions côtières du Suriname et de la Guyane française. À la fin du 19e siècle et au début du 20e, de nombreux Marrons ont également émigré vers les régions côtières comme travailleurs saisonniers, et des contacts musicaux interculturels se sont également produits là, loin de chez eux. À la fin des années 1950 ou au début des années 1960, sous l'influence du kawina, une musique aux tambours et dansée des Créoles surinamais, le loonsei a muté vers une nouvelle forme appelée aleke.

Figure 1. Musiciens créoles collecteurs de caoutchouc avec des Marrons dans l'intérieur guyanais, v. 1890.

Depuis sa genèse au milieu du 19e siècle, l'aleke a subi de nombreuses transformations. La trajectoire de ce nouvel hybride peut être résumée comme suit. Quand l’aleke apparait, c’est la musique des jeunes Ndyuka, dont certains passaient une partie de l'année à vivre et travailler en dehors de leur territoire, tout en maintenant des liens étroits avec leurs villages traditionnels. Au début, il était souvent exécuté dans des contextes traditionnels aux côtés de styles Ndyuka plus anciens tels que awasa, songe et susa. Et comme d'autres emprunts ou innovations avant lui, il est finalement intégré à ces contextes. Ainsi « traditionalisée », l’aleke a conservé son association privilégiée aux jeunes et a continué de servir de véhicule d'identité générationnelle.

 

Audio 1
Ancien style d’aleke (joué sur l’ensemble traditionnel à trois tambours Ndyuka) (Ndyuka) enregistré par Kenneth Bilby à Diitabiki, Suriname, le 9 décembre 1991.

 
Ensuite, il s'est diffusé chez les Paramaka et Aluku, dont les cultures musicales se confondent dans une large mesure avec celle des Ndyuka. Ces peuples Marrons voisins ont également « traditionalisé » et indigénisé l’aleke, l'incorporant à des contextes sociaux similaires, tels que les danses funéraires, tout en maintenant son association aux jeunes.

 

Audio 2
"Moi Man a Liba" ("Bel homme sur la rivière"), séance informelle d’aleke avec un groupe de jeunes hommes (Aluku) enregistrée par Kenneth Bilby à Komontibo, Guyane française, le 25 juin 1986.

 
Le développement majeur suivant a été l’initiative de jeunes Marrons Ndyuka vivant sur la côte, qui ont façonné l’aleke en une expression de leur identité de citadins « modernes ». Au cours des années 1970, ils ont transformé l'ensemble d'instruments sur lequel le style était joué à l'origine (consistant d'abord en tambours traditionnels Ndyuka du type utilisé lors des cérémonies booko dei et puu baaka), créant un nouveau type de tambour appelé ‘tambour aleke’ (aleke doon), et en y ajoutant un kit de grosse caisse et cymbale. Le nouveau tambour aleke, modelé en partie sur la conga cubaine, était beaucoup plus long que les tambours Ndyuka traditionnels, mais en utilisait le même mécanisme de tension. La combinaison basse et cymbale, appelée dyas (de ‘jazz’), s’inspire en partie du kit de batterie standard (‘traps’) utilisé dans le jazz, le rock et les styles populaires similaires. Ces jeunes innovateurs urbains ont également modifié des éléments de la musique, expérimentant divers styles populaires, tels que les kaseko, kawina, reggae et zouk.

 

Audio 3
"Yu Mu Gi Mi Wanten" ("Vous devez me le donner tout de suite") par A Sa Yeepi (groupe d’aleke Aluku) enregistré par Kenneth Bilby à Komontibo, Guyane française, le 11 juillet 1984.

 

Figure 2. Tambour aleke Aluku du groupe Aluku Switi Libi, Komontibo, Guyane française (1995).
Photo : Kenneth Bilby

 

Figure 3. Paire de tambours aleke du groupe Aluku Switi Libi, Komontibo, Guyane française (1995).
Photo : Kenneth Bilby

Ensuite, cette nouvelle forme d'aleke a été ramenée dans les villages traditionnels des Ndyuka, Paramaka et Aluku, où elle a été adoptée pour servir encore une autre expression locale de l'identité générationnelle.
 
Enfin, dans sa dernière version l’aleke est devenu une musique enregistrée. Après avoir pénétré les studios d’enregistrement de Paramaribo (Suriname) et le marché local, la modernité revendiquée par la musique aleke est désormais acquise. Sa transformation en une forme de musique populaire vendue et échangée sur cassettes et CD (et plus récemment en mp3 et autres types de fichiers audio) aux côtés d'autres styles a accru le potentiel de son utilisation comme expression des identités multiples que les Marrons peuvent aujourd'hui revendiquer. Celles-ci incluent, par exemple, des identités ethniques spécifiques comme Ndyuka ou Aluku par rapport à des identités plus larges telles que pan-Marrons, Afro-surinamais, Afro-guyanais ou Afro-caribéens, sans parler de la plus grande identité diasporique noire qui attire de plus en plus ces peuples Marrons. Au milieu des années 1990, on estimait qu'il existait plus d'une centaine de groupe d’aleke au Suriname et en Guyane française. Au cours de cette décennie, les rythmes aleke ont également fusionnés avec le kaseko, le style populaire national du Suriname, pour produire un nouveau genre populaire discographique, l’aleke-kaseko.

Aujourd'hui, la plupart des villages des Marrons de l'Est ont au moins un groupe d'aleke, et des dizaines d'albums d'aleke ont été enregistrés dans les studios d’enregistrement de Paramaribo (Suriname) et de Cayenne (Guyane française). Les Pays-Bas, où les Marrons ont migré en nombre croissant ces dernières années, comptent plusieurs groupes d’aleke. De même, s’y produisent des groupes d’Aleke basés au Suriname. Les artistes d’aleke les plus connus de ces dernières années (années 1990 à nos jours) sont : Anaweli, A System Tranga Noto, Big Control, Bigi Lai, Bigi Ting, Clemencia, Fondering, Sapatia, Sopiang, Super Watra Meti, Udu Lutu, Wan Ton Melody et Wi Sani.

 

Audio 4
"Manoe Vie" ("Enfant garçon") (en langue ésotérique Papa Tongo) par Big Control (groupe aleke Ndyuka) - (enregistrement studio).

 

Audio 5
"Businengee Bondru Kon Na Wan" ("Marrons, rassemblez-vous pour ne former qu’un") de Bigi Ting (groupe aleke Ndyuka) - (enregistrement studio).

 

Audio 6
"Kaba, i e Taki Mi Sani" ("Arrêtez de parler de mon business") de Clemencia (groupe aleke Ndyuka) - (enregistrement studio).

 

Audio 7
"Afiikan Aleke" ("African Aleke") de Fondering (groupe aleke Ndyuka) - (enregistrement studio).

 

Audio 8
"Apimpele" de Bigi Ting (groupe aleke Ndyuka) - (enregistrement en studio dans le plus pur style aleke).

 

Figure 4. Sapatia (groupe aleke Ndyuka) au night-club Bakaloto à Saint-Laurent-du-Maroni, Guyane française (1987).
Photo : Kenneth Bilby

 

Figure 5. Wan Ton Melody (groupe aleke Aluku) sur scène lors d'un festival à Cayenne, Guyane française (2007).
Photo : Kenneth Bilby

 

La musique aleke continue d'évoluer avec son temps, tout en restant fermement enraciné dans des formes plus anciennes. Alors que les jeunes Marrons profitent de plus en plus des médias numériques et d'Internet pour se connecter à l’univers plus vaste des musiques populaires mondialisées, l’aleke absorbe des influences de tous côtés - pas seulement dans sa musique (avec des voix flirtant souvent avec le hip-hop et le reggae), mais dans les styles de danse (qui s'inspirent de plus en plus de mouvements influencés à l'origine par des genres populaires africains tels que le soukous). Et les artistes Marrons de l’Ouest (Saamaka et Matawai) ont récemment commencé à s’illustrer dans l’aleke, aux côtés d’artistes Marrons de l’Est (Ndyuka, Aluku et Paamaka) qui ont traditionnellement dominé dans le domaine. L’aleke emeure un exemple spectaculaire de la façon dont les jeunes musiciens Marrons d'aujourd'hui, comme ceux des générations précédentes, équilibrent de manière créative continuité et innovation en s'adaptant au monde en rapide évolution qui les entoure.

 

Koloni and Fondering in Saint-Laurent-du-Maroni.

 

Aleke Neti in Drietabbetje (Aleke Night in Diitabiki).

 

Aleke Roots Remix.

 

Systeem Aleke Band – Tutu doo le’ lowe (Winti pre).

 

Prince Koloni and Fondering – “Luku a Meije”.

 

Sarakreek rouwafsluiting.

 

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SOMMAIRE
1. Les « premiers temps » des Marrons des Guyanes
2. Culture afro-surinamaise : côte et intérieur
3. La musique dans la vie traditionnelle des Marrons
4. Étude de cas. Booko dei et puu baaka chez les Marrons de l'Est
5. Aleke. Épanouissement d'une musique Marronne néo-traditionnelle
6. Incursions des marrons dans l’univers mondialisé de la musique
Illustrations musicales
Bibliographie

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par Kenneth Bilby

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