II. La vie lyrique des Petites Antilles françaises

Dossier Laméca

La musique coloniale des Antilles françaises au 18ème siècle

II. LA VIE LYRIQUE DES PETITES ANTILLES FRANÇAISES

A. Martinique
B. Guadeloupe

 

A. Martinique

La première mention écrite de spectacles en Martinique remonte à 1780. Un mémoire sur les spectacles de Saint-Pierre nous donne un historique des premiers temps de cette activité. Émanant d’un particulier (M. de Sainval) souhaitant ouvrir une salle de spectacle ce mémoire constitue aussi un intéressant témoignage du rôle tenu par les autorités dans l’établissement de ces spectacles aux Antilles, dont la vogue et l’implantation semble avoir commencé, comme à Saint-Domingue, à la fin de la guerre de Sept ans (1763) :

Il y a quelques années déjà qu’une compagnie de négociants qui sentaient tout l’avantage d’un spectacle imaginèrent de s’y établir (à Saint-Pierre). Ils formèrent des actions, firent bâtir une salle et se procurèrent à grand frais des comédiens bien exercés venus d’Europe. Mais comme ces actionnaires opéraient sur un objet nouveau pour eux où ils n’étaient pas assez versés, et où ils n’étaient ni ne pouvaient être dirigés par personne qui fut plus instruit qu’eux-mêmes. Ils virent bientôt une partie de leurs capitaux épuisés sans succès. La salle se trouva beaucoup trop petite. Le profit qu’on attendait d’un certain nombre de spectateurs fut perdu. Les actionnaires réduisirent les appointements des comédiens. Ceux-ci par cette diminution se virent ou à faire de leurs propres deniers les frais et par conséquent de se ruiner ou d’abandonner le théâtre et c’est ce dernier parti qu’ils prirent. La compagnie d’actionnaire se trouva en même temps par là entièrement dissoute.
A cette troupe en succéda une autre composée de sujets très médiocres qui entreprirent de soutenir le théâtre par eux seuls. Mais le public reconnu aussitôt l’énorme différence des premiers comédiens et de ceux-ci. Il cessa de les fréquenter de sorte que cette troupe hors d’état de subsister s’est séparé ou doit se séparer au premier jour.
Il n’est aucun citoyen de Saint-Pierre qui ne soit affligé de se voir privé de spectacle. On a tenter différent moyens de le relever. Ils ont tous été infructueux. Inutilement MM Les Généraux et Les Intendants qui sentaient comme tout le monde l’utilité d’un spectacle, comme on le voit par différentes ordonnances, ont ajouté pendant plusieurs années aux privilèges qu’ils accordaient au théâtre une somme de 13 200 livres à prendre sur la caisse des libertés pour tenir lieu des capitaux épuisés. Inutilement MM Le Comte de Nozières et Tascher par leur déposition de 1772 ont-ils voulu ranimer le spectacle [...] (Archives Nationales, Correspondance à l’arrivée, C8B 15, 1780)

La salle mentionnée plus haut ne devait guère servir plus longtemps encore, comme l’indique le texte suivant paru à Saint-Domingue :

Martinique
Cette colonie manquait de spectacles depuis plusieurs années, par le défaut de salle; l’ancienne n’étant plus en état de servir. Un particulier a proposé d’en faire construire une et d’aller en France chercher des acteurs. Son plan a été goûté. M. Le Vicomte de Damas, Gouverneur Général et M. de Viévigne, ordonnateur, faisant fonction d’intendant lui ont accordé un prêt de 66 000 livres sur la caisse des Cabarets, remboursables en 6 ans, sans intérêts. Ils lui ont de plus permis d’ouvrir une souscription pour un don gratuit: ces administrateurs, le Conseil Souverain et le Régiment de la Martinique ont été les premiers a y contribuer; elle a produit 633 portugaises [environ 41 500 livres coloniales] et c’est avec ces deux sommes réunies que l’Entrepreneur fait construire dans la ville de Saint-Pierre une très jolie salle dans le goût de celle du Théâtre Français à Paris. La forme ronde intérieure a été reconnue la meilleure par tous les architectes pour cette forme d’édifice, parce que les spectateurs peuvent voir également bien, de tous les points de la salle ce qui se passe au théâtre. Celle de la Martinique aura trois rangs de loges, dont les premières et les secondes pour les Blancs et les troisièmes pour les Gens de Couleur. Au dessous des premières loges il y aura un amphithéâtre circulaire qui pourra être considéré comme un quatrième rang. Cetta salle coûtera 176 000 livres. Elle se construit sur un terrain de 800 pieds de long sur 260 de large[à peu prés 265m par 85m] (ces dimensions correspondent à celles du plan de 1823 (FRANSOM, FM, DFC Martinique 573A) voir fig. 2.), situé au centre de la ville. L’entrepreneur a acquis ce terrain moyennant 310 000 livres payables 10 000 livres comptant, 10 000 livres pendant 25 ans et 50 000 la 26ème année. Il doit être parti pour la France vers la fin du mois dernier, pour former une troupe, et il se promet d’ouvrir son spectacle au 1er août prochain. Il se loue beaucoup et avec raison des facilités que les habitants de Saint-Pierre lui ont procurées pour faire réussir son entreprise.
(Supplément aux Affiches Américaines, Port-au-Prince, 21 janvier 1786)

Cette citation est intéressante à plusieurs titres. Elle confirme cet intérêt des autorités de la colonie pour les spectacles et leur rétablissement et montre d’autre part que sous les tropiques certaines salles de spectacles construites au XVIIIème n’avaient rien à envier à celles de l’Europe. La description, très souvent citée, que P.E. Isert donne de cette même salle un an et demi plus tard (lettre du 10/7/1787) va dans le même sens que celle parue à Saint-Domingue :

Il y a un magnifique théâtre à Saint-Pierre, qui surpasse par la grandeur et le goût les bâtiments en ce genre les plus renommés en Europe. Il y a une vaste cour et devant le portail une place où les porteurs de litière prennent le haut quand ils arrivent et le bas quand ils retournent. Il y a quatre rangs de loges, dont le premier a tout à l’entour une galerie en dehors, où l’on s’amuse en attendant que le spectacle commence; on y vient aussi prendre le frais dans les entractes, sans perdre pour cela sa place à la loge. Il n’y a aucune séparation dans les rangs des loges, et chacun peut y prendre la place qui lui convient le mieux. Le quatrième rang s’appelle le paradis pour les gens de couleur [...]
On donna, pendant mon séjour ici, uniquement des opéras ou des pièces mêlées de chant. J’assistai à Orphée et Eurydice qui fut assez bien rendu.
(P.E. Isert, Voyages en Guinée et dans les îles caraïbes en Amérique, page 236)

A Fort-Royal, la présence d’un théâtre est mentionnée par Moreau de Saint-Méry (texte non daté écrit sans doute entre 1786 et 1789) dans des termes qui indiquent clairement la moindre importance de l’édifice :

Il y a au Fort-Royal à la Martinique une salle de spectacle dans les dépendances de la maison du Sénéchal. C’est une grande halle ou magasin de 84 pieds de long sur 24 de large [environ 28m sur 8m]. On y a placé plusieurs rangs de bancs disposés en amphithéâtre et de chaque côté on a formé un rang de loges en exhaussant un peu des planches ou madriers sur lesquels on a mis deux rangs de bancs. Ces deux loges font face l’une à l’autre; elles sont fort incommodes parce que l’on y rentre par l’extrémité opposée au théâtre et que pour aller de cette extrémité à l’autre quand il y a déjà du monde plein, il faut tout le déplacer. Dans le fond de la salle on a fait une espèce d’amphithéâtre ou se placent les gens de couleur. Il peut entrer 140, et 200 blancs dans le reste de la salle = (sic) 340 personnes. Les blancs payent partout une gourde et les gens de couleur une demi gourde.
(FRANSOM, Fond Colonies, F3 133)

Théâtre de Saint-Pierre, Martinique (FR ANOM, DFC Martinique 573A, plan de 1823 sur le modèle de 1786).
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B. Guadeloupe

Comme la Martinique, la Guadeloupe possède à la fin de l’Ancien Régime deux salles de spectacles permanentes ainsi qu’une autre, au moins, plus épisodique. En 1787, P.E. Isert, dans le texte déjà cité, décrit de la façon suivant les spectacles de Guadeloupe :

La Guadeloupe a une compagnie de comédiens et un théâtre à Basse-Terre, et à Pointe-à-Pitre. Le dernier n’est point proportionné au nombre de spectateurs. La troupe est présentement ici. Elle ne donne guère que des opérettes comme La fête de la Rosière, La mélomanie, La belle Arsène, Zémire et Azor. Ils ont ajouté à cette dernière un prologue-pantomime relatif à l’intrigue de la pièce. Ils donnent d’ordinaire pour conclusion des ballets toujours très spirituels. On n’aime ici que les opéras, les autres pièces sont pour ainsi dire bannies des spectacles. Parmi les acteurs se distinguent M. Fleury (j’entends dans le comique). Mlle Martin enchante autant par la délicatesse de sa voix qu’elle gagne d’adorateurs par la beauté de sa personne. La compagnie est pensionnée par le Roi. Le directeur qui ordonne les pièces que l’on doit jouer, et a inspection sur le théâtre est décoré du titre de major de la place.
(P.E. Isert, Voyages en Guinée et dans les îles caraïbes en Amérique, Karthala 1989 (1ère éd. 1793), pages 230-231)

Le commentaire de P.E. Isert appelle quelques remarques. Il est douteux que la troupe de la Guadeloupe ait été pensionnée par le Roi, privilège réservé à quelques troupes parisiennes; il est plus probable que P.E. Isert ait voulu traduire par là qu’elle avait le privilège des spectacles ce qui était une obligation pour toute activité publique sous l’Ancien Régime. Quant à la taille de salle de Pointe-à-Pitre elle est à rapprocher d’une annonce de vente de la salle dans cette même ville.

La Gazette de la Guadeloupe mentionne en effet la vente de deux salles de spectacle, propriétés du négociant Mey de Basse-Terre. L’une se trouve à Basse-Terre (Saint-François de Basse-Terre par opposition au Carmel, et non Saint-François en Grande Terre) l’autre à Pointe-à-Pitre :

Au bourg Saint-François une salle de spectacle de 100 à 120 pieds de profondeur sur 40 pieds [43m sur 24m] de façade construite en bois et couverte d’essentes. Il y a dans l’intérieur de ce bâtiment une citerne en maçonne, pouvant contenir mille barriques de sirop (24 juillet 1788).
A vendre une grande et belle maison en maçonne située à Pointe-à-Pitre de 74 pieds de façade sur 130 pieds de profondeur bâtie sur les quatre faces ayant dans son enceinte une salle de spectacle, un emplacement pour un café, une loge de Maçons, plusieurs magasins et superbes appartements également à vendre.

Sous la Révolution la présence des comédiens est remise en cause par les colons eux-mêmes à la suite d’un incident comme le relate Le Furet colonial de Roseau :

Pointe-à-Pitre le 26/6.
Le Sr Crescent excellent sujet comique et aussi bon patriote, jouant Crispin médecin, eut l’impudence d’ordonner des pilules d’un Sr Purgon très connu; des planteurs qui cultivent la casse en furent scandalisés et leurs loges murmurèrent beaucoup
[.../...] (6/7/1791)

L’affaire se termine par 24 heures de prison pour le comédien. Après de nombreuses péripéties qui voient successivement l’interruption du spectacle suivant, l’intervention des grenadiers pour rétablir le silence, l’agression d’un autre comédien dans la rue, et un libelle des créoles contre les européens, l’affaire se termine par la victoire des planteurs: deux grenadiers sont renvoyés en France, l’acteur Cressent est expulsé vers la Martinique d’abord puis après une lettre au Général vers un lieu de son choix et la troupe, elle, doit plier bagages comme le montre la fin de cet épisode tragi-comique bien révélateur des tensions sociales et de leur empreinte sur les spectacles.

[.../...] Le dimanche 19 on donnait L’honnête criminel et Rose et Colas. Il a été enjoint aux comédiens de ne plus jouer; ils vont partir pour Antigue; ainsi faute de vouloir s’entendre et de faire une exacte police aux endroits publics par la Garde Nationale, voilà les honnêtes citoyens privés d’un passe-temps bien agréable, où loin des propos de tout conciliabule, on se formait l’esprit et le cœur, et voilà encore trente personnes à qui on arrache les moyens de payer leurs dettes et de subsister dans l’endroit.

Au delà de l’anecdote, hélas nullement rare dans le monde du théâtre de l’époque, on apprend la taille de la troupe et l’on constate ici encore le caractère lucratif des spectacles dans les petites Antilles.

Tous les éléments mentionnés plus haut concourent pour donner des spectacles de la Martinique et de la Guadeloupe l’image d’une activité en prise sur la société coloniale et non d’un simple dérivatif à l’éloignement de la France. Il y a eu des bâtiments, des capitaux, des professionnels, des élèves et des clients, des ventes d’instruments, et sans doute aussi de partitions, pour constituer une vie musicale, certes embryonnaire mais réelle, dont les spectacles constituaient la face la plus voyante. Si on ajoute à cela que, plus qu’ailleurs à cause de l’absence de véritable vie sociale, les spectacles ont été des “lieux communautaires” où l’on a perçu l’écho des événements marquants, on peut légitimement prendre en compte ces manifestations dans la description de la société coloniale.

Les spectacles musicaux ont été, à la fin de l’Ancien Régime, une activité importante. Cette vogue des spectacles aux Petites Antilles, venue de France, avait comme toute mode un caractère normatif. Mais en même temps, ici, les spectacles “rassemblaient” les colons et les libres dans un même lieu, partageant une ferveur que seule la religion pouvait égaler. Ils ont également été le témoignage de la mission morale assignée à la culture comme l’indique clairement le texte des Affiches Américaines cité au début. Le mémoire cité plus haut sur le spectacle de Saint-Pierre ne dit pas autre chose lorsqu’il ajoute qu’avec le spectacle :

Les créoles qui s’abâtardissaient sensiblement chaque jour y ont puisé tout à coup de l’énergie, le goût et l’ardeur de s’instruire .../... les hommes de couleur ont perdu de la barbarie de leur origine, se polissent et prennent des mœurs.

Doit-on conclure de cette fonction assigné à la culture, que cette dernière a ici un rôle spécifique dans la politique coloniale comme certains voudraient le croire ? Cette conclusion me semble hâtive surtout si on considère que les spectacles musicaux présentés en Martinique et en Guadeloupe sont précisément des opéras-comiques dont le caractère souvent parodique et le style général s’oppose très nettement au style “officiel” (si l’on peut dire) de l’Etat royal. Les quelques titres dont nous disposons montrent clairement que le style de prédilection des spectacles est celui du Théâtre Italien. Ici il n’y a pas de “bourgeois gentilhomme” cherchant une respectabilité dans le style du Grand Opéra. Il est cependant indéniable que les autorités (Gouverneurs, Intendants) on veillé à la présence de spectacles musicaux, lorsqu’elles ne les ont pas soutenus. Si on doit chercher une forme de relation entre le pouvoir et l’activité des spectacles il serait plus juste de dire que l’Etat, par ses représentants, à cherché à encadrer une activité qui se serait développée sans lui, voire contre lui (en France l’absence de privilège n’a pas entravé le développement de l’opéra-comique dans la première moitié du XVIIIème). L’anecdote de l’expulsion des comédiens de Guadeloupe sous la Révolution montre que ce ne sont pas les pouvoirs publics qui ont le dernier mot dans ce domaine, surtout en période troublée, mais les colons.

Illustration musicale 01
“Orphée et Eurydice (1774) : Ballet des ombres heureuses (extrait)“ - Christoph Willibald Gluck

 

Principales œuvres lyriques représentées en Guadeloupe et Martinique à la fin du XVIIIème :

Martinique
1784
Amours d’été (Piis et Barré, 1781)
Les sabots (Duni, 1768)
La gageure imprévue (Vadé, 1754)
Les fausses infidélités (Philidor, 1775)
Les souliers mordorés (Fridzeri, 1776)
La servante maîtresse (Pergolèse, 1733)
Le déserteur (Monsigny, 1769)
Lucile (Grétry, 1769)
Sylvain (Grétry, 1770)
La laitière (Anseaume,1763)
1787
Orphée et Eurydice (Gluck, 1774)
1788
Le corsaire (Dalayrac, 1783)
La chercheuse d’esprit (Favart, 1741)
Les femmes et le secret (Vachon, 1767)

Guadeloupe
1787
La fête de la Rosière (Grétry, 1774) (ou Favart, 1769?)
La mélomanie (Grétry, 1781)
La belle Arsène (Monsigny, 1775)
Zemire et Azor (Grétry, 1771)
1789
L’amant statue (Dalayrac, 1781)
Tom Jones à Londres (Philidor, 1765)
La ruse d’amour (Maillé de Marencourt, 1765)
Azémia (Dalayrac, 1787)
Alexis et Justine (Dezède, 1785)
Blaise et Babet (Dezède, 1783)
L’épreuve villageoise (Grétry, 1784)
Les deux tuteurs (Dalayrac, 1784)
La rosière* (Grétry, 1774) (même remarque que note 53)
L’amitié à l’épreuve (Grétry, 1781)
Florette et Colin (Champein, 1787)
Le jugement de Midas (Grétry, 1778)
La fausse magie (Grétry, 1775)
La mélomanie (Grétry, 1781)
La belle Arsène (Monsigny, 1775)
Zémire et Azor (Grétry, 1771)
Rose et Colas (Monsigny,1764)
Jerôme pointu (Dezède, 1781)
Mirza et Lindor (Gardel, 1779)

 

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SOMMAIRE

I. INTRODUCTION
II. LA VIE LYRIQUE DES PETITES ANTILLES FRANÇAISES
A. Martinique
B. Guadeloupe
III. SAINT-DOMINGUE ET L’OPÉRA-COMIQUE
A. L’entreprise de spectacle
B. Artiste dans une société coloniale américaine
C. Répertoire français dans une société créole
IV. CONCLUSION

Jeannot et Thérèse (manuscrit)
Illustrations musicales
Bibliographie
Conférence audio

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par Dr Bernard Camier

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