6. Cuba et au-delà : la propagation de la musique Lucumí

Dossier Laméca

La Musique de la Santería à Cuba

6. CUBA ET AU-DELÀ, LA PROPAGATION DE LA MUSIQUE LUCUMÍ

 

Les évolutions récentes qui ont suscité la représentation publique des arts créatifs Lucumí, ont aussi entraîné une large reconnaissance internationale et une forte commercialisation de leur musique. Cette tendance s’amplifie sous deux formes formes : d'un côté la réalisation et la diffusion à grande échelle d'albums enregistrés professionnellement qui sauvegardent la musique Lucumí traditionnelle, et de l'autre, le mélange de la musique, des instruments ou des idées Lucumí avec diverses musiques, qu'elles soient cubaines ou internationales.

Les premiers enregistrements de musique Lucumí ont été réalisés par des ethnologues afin de consigner des expressions authentiques. Parmi les plus remarquables figure la récente réédition de la série d'enregistrements en trois volumes effectués par Lydia Cabrera et Josefina Tarafa dans les années 1950 édités par Smithsonian Folkways Recordings, ou encore l'Antologia de la música afrocubana en plusieurs volumes (enregistré entre 1977 et 1982). Plus recemment, de nombreux enregistrements ont été effectué en studio avec des ingénieurs du son professionnels qui utilisent un équipement de pointe et des techniques d'enregistrement sophistiquées. Le coffret en 16 volumes édité par le groupe Abbilona et celui en 13 volumes édité par Lazaro Ros comptent parmi ces enregistrements de grande qualité les plus prisés. Ils proposent une grande part de la musique des orisha et peuvent être facilement obtenu à Cuba comme ailleurs.

Séance de rumba. Notez l’okónkolo (joué par Pancho Quinto) en haut à droite.
Photo : Linette Tobin

Pancho Quinto jouant trois batá, un cajón, et une cloche.
Photo : Steve Bloom

La religion Lucumí est devenue une part intégrante de l'identité populaire partagée par les Cubains. Sa musique, ses croyances et son iconographie s'entrelacent dans une multitude de styles musicaux. La musique du groupe de rap le plus connu de Cuba, Orishas, est parsemée de références musicales et textuelles aux orisha. Un des exemples les plus évidents est la chanson “Canto para Elewa y Chango” dans leur premier album A lo cubano (1999), qui s'ouvre sur le texte “Hijo Elegua, mi santo Elegua, mi vida Elegua, Maferefún el rey de los caminos, la ley de mi destino, rojo y negro como el tinto vino” :

"Canto para Elewa Y Chango” (2000) par Orishas - album A lo cubano

De la même façon, en 2001 le très populaire chanteur Adalberto Alvarez a sorti la chanson “Y que tú quieres que te den”. Ce titre s'ouvre par une authentique interprétation du rezo Lucumí (prière chantée) à Ochún, “Iya mi ile”, avant de progresser vers un style timba plus conventionnel. Non seulement la chanson fait référence jusqu'à la fin aux orisha, mais elle mentionne également le renommé maître tambourinaire batá Papo Angarica. En 2007, à l'occasion de la réédition de l'album, “Y que tú quieres que te den” a été une des chansons les plus diffusées par la Radio cubaine :

"Y que tú quieres que te den” (2001) par Adalberto Alvarez - album Grandes Exitos

Il existe de nombreux autres exemples de musique Lucumí adaptée à la musique profane savante ou populaire.

Alors que la musique Lucumí a été incorporée à de nombreux styles musicaux, sa présence se fait plus forte dans le style de percussion et de chant afro-cubain appelé rumba. Los Papines et Tata Güines en sont parmi les plus innovateurs.

Los Papines, un groupe formé de frères, ont intitulé ironiquement un de leurs tube à base de riff de guitare “Ésto no lleva batá” (Il n'y a pas de batá). Mais à la fin de la chanson les tambours batá ont remplacé les congas et les choristes chantent “Ésto sí lleva batá !” (Il y a des batá !).

Tata Güines a utilisé les batá sur son album de 1994, Aniversario. Le titre “Con tres tambores batá” s'ouvre par un chant profane accompagné par trois batá et un shekere. Puis les batá sont remplacés par des congas et des cajónes, et le morceau se rapproche de plus en plus de la rumba traditionnelle :

"Con tres tambores batá” (1994) par Tata Guines - album Aniversario

Le groupe AfroCuba de Matanzas pousse cette idée un peu plus loin. La chanson “Caridad” (1998) commence presque de la même façon que celle de Tata Güines, avec des batá qui accompagnent un chant profane. Mais à mesure que le morceau se déroule, les batá demeurent et les percussions traditionnelles de la rumba rejoignent l'ensemble. Ce mélange innovant des trois tambours batá avec les rythmes de la rumba est appelé batarumba :

"Caridad” (1998) par le Grupo Afrocuba - album Raices Africanas

Pancho Quinto est un autre de ces innovateurs influents, et membre du groupe légendaire de La Havane, Yoruba Andabo. Plutôt que d'adjoindre trois tambourinaires à son ensemble, Pancho Quinto a disposé les batá de telle façon qu'il puisse jouer tout seul et simultanément les trois batá, un cajón et une cloche.

Le cajón du groupe de rumba de La Havane Los Rumberos de Cuba. Notez l’image des tambours batá sur sa face supérieure.
Photo : Kenneth Schweitzer

L'idée qu'un artiste puisse jouer de multiples batá est séduisante et stimulante. De nombreux percussionnistes talentueux ont tenté de jouer seuls les six peaux des trois tambours, une entreprise difficile si l'on considère les irrégularités de forme et de taille de tambours. Un de ceux à y être parvenu le plus brillamment est Pedrito Martinez qui, en 2000, a obtenu le premier prix de la "Thelonious Monk International Jazz Competition" après avoir magistralement joué des trois batá fixés sur un trépied spécialement conçu, tout en chantant !

Un trépied qui permet de jouer simultanément les trois batá.
Photo : Kenneth Schweitzer

Des artistes du monde entier, séduits par les sons et l'aura de la musique cubaine, ont produit d'innombrables enregistrements inspirés par la musique Lucumí. En 1998, la saxophoniste canadienne Jane Bunnett entama une série de collaborations avec des chanteurs et percussionnistes cubains pour proposer une fusion de jazz et de musique Lucumí. Un de ces exemples est “San Lazaro” sur l'album Chamalongo (1998), qui superpose les textes et les motifs rythmiques arará à la forme et à l'instrumentation jazz. Un autre exemple est “Osain” sur l'album Ritmo and Soul (2000) que Bunnett débute par une mélodie Lucumí au saxophone. Le chanteur cubain Ernesto “El Gato” Gatell chante à la reprise de cette mélodie, tandis que le percussionniste Pancho Quinto joue un rythme de conga inspiré des batá :

"Osain” (2000) par Jane Bunnett and The Spirits of Havana - album Ritmo and Soul

Michael Spiro, le maître tambourinaire batá états-unien, a participé à de multiples collaborations dans une approche créative de la musique Lucumí. En 1996, il a collaboré avec Mark Lamson, Jorge Alabe, Boby Céspedes et d'autres sur l’album Bata Ketu, qui propose un mélange de musique cubaine Lucumí et de musique du Candomblé brésilien. En 2005, il a également collaboré avec Michael Williams sur l’album Bata Mbira, qui fait la fusion entre la musique Lucumí et la musique du peuple Shona du Zimbabwé.

Sandy Perez, maître tambourinaire batá. Il a joué 12 années avec le Grupo AfroCuba de Matanzas. Il participe actuellement à de nombreux projets musicaux, en particulier des expériences de fusion et de jazz avant-gardiste avec le saxophoniste Steve Coleman.
Photo : Kenneth Schweitzer

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SOMMAIRE
1. La religion Lucumí : Santería ou Regla de Ocha
2. Instruments des Lucumí
3. Ilu Aña, les tambours sacrés batá
4. Le toque de santo, rite public Lucumí
5. La musique et la danse Lucumí comme spectacle folklorique
6. Cuba et au-delà, la propagation de la musique Lucumí
Un exemple : le toque chachalokuafun
Illustrations musicales
Bibliographie

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par Dr Kenneth Schweitzer

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