3. Ilu Aña, les tambours sacrés batá

Dossier Laméca

La Musique de la Santería à Cuba

3. ILU AÑA, LES TAMBOURS SACRÉS BATÁ

 

Les plus prestigieux et les plus rituellement efficaces des instruments associés à la musique Lucumí sont les tambours batá. En forme de sablier et bi-membranophones, les batá sont toujours joués en ensemble de trois. Du plus gros au plus petit, ils sont appelés iyá, itótele et okónkolo. Les musiciens sont assis, le tambour posé sur les genoux (bien qu'ils puissent également le jouer debout aidés d'une bandoulière pour tenir le tambour en place), et frappent le côté le plus grand (enú) de leur main droite et le plus petit (chachá) de leur main gauche.

Côté large (enú) de l’iyá. Notez la pâte collée à la peau. Appelée fardela ou idá, cette matière réduit la résonance et la tonalité de la peau.
Photo : Kenneth Schweitzer

Côté étroit (chachá) de l’iyá.
Photo : Kenneth Schweitzer

Les batá sont joués uniquement par des tambourinaires initiés qui font remonter leur lignée rituelle jusqu'aux anciens tambourinaires d'Òyó en Afrique de l'Ouest. Pour qu'il puisse être joué (ou même seulement touché) un homme hétérosexuel doit être "assermenté". Ce processus lie le nouvel initié à ses parrains (padrinos), à la communauté des tambourinaires qui assistent à la cérémonie, et à l'orisha Añá qui habite les tambour batá consacrés. Dans la langue Lucumí, ces derniers sont appelés Ilú Añá, ce qui veut dire tambour Añá.

La maîtrise des batá exige une longue période d'apprentissage. Bien qu'il soit d'usage aujourd'hui de prendre des leçons et de diriger des répétitions, l'apprentissage traditionnel du batá a lieu au cours des rituels publics (toques de santo). En général, un tambourinaire novice apprend d'abord à jouer le plus petit des batá, l’okónkolo. Il est aidé par les autres tambourinaires qui chantent les rythmes, les tapent sur ses épaules, et parfois se tiennent devant lui pour jouer le tambour dans leur dos (voir photo ci-après).

Afin d’aider le tambourinaire novice, le maître s’assoit sur le tambour et le joue dans le dos.
Photo : Kenneth Schweitzer

Après avoir appris le répertoire sur le okónkolo, le tambourinaire débutant pourra progresser vers le tambour de taille moyenne, l’itótele. Celui-ci est un tambour difficile à jouer car il demande au musicien de jouer un double rôle. Pendant que la main gauche bat un rythme régulier, la main droite se lance dans des conversations musicales avec le maître tambour, l’iyá. Ces conversations sont une des clés de compréhension et d'appréciation des percussions batá.

Pour créer une conversation, les deux joueurs commencent à exécuter un motif rythmique standard sur leurs tambours. Quand le joueur de l’iyá altère son motif, parfois de façon très subtile, on attend du joueur de l’itótele qu'il réponde instantanément en modifiant son motif. Dans la foulée, les deux joueurs peuvent retourner à leur motif original. Ce style de conversation exige une parfaite connaissance du répertoire et une grande complicité entre les exécutants de façon à ce que les modifications paraissent fluides. Pour susciter encore plus d'enthousiasme, les tambourinaires batá augmentent souvent la fréquence des échanges responsoriaux, allant parfois jusqu'à les faire se chevaucher.

Armando “El Surdo” Pedroso et Ernesto “El Gato” Gatell, tambourinaires Aña consacrés.
Photo: Kenneth Schweitzer

Le pouvoir des batá repose sur leur capacité à parler. Comme d'autres tambours parlant d'Afrique de l'Ouest, tel le dùndún, ils sont capables d'imiter les caractéristiques tonales et rythmiques de la langue Yorùbá/Lucumí. La voix des batá consacrés leur est donnée par l'orisha Añá, qui réside à l’intérieur du tambour. Le tambour parle aux orisha et invoquent leurs pouvoirs en les appelant par leurs noms, en louant leurs attributs personnels, et en exposant la gloire de leurs exploits historiques. Le tambourinaire y parvient en imitant les formes linguistiques (phrases parlées, discours musicaux, chansons), et en imitant les qualités naturelles et humaines de l'orisha par des métaphores musicales.

“Inle” (1995) par Papo Angarica - album Fundamento Yoruba

 

“Babalú Ayé” (1995) par Papo Angarica - album Fundamento Yoruba

On confère aux orisha des qualités à la fois naturelles et humaines. Chacun est individuellement désigné pour gouverner des forces particulières de la nature et pour incarner des archétypes de la personnalité humaine. Ces traits de caractère sont conservés dans la mémoire collective des Lucumí comme histoires mythologiques, appelées patakín, qui sont souvent apprises empiriquement et exprimées non verbalement dans divers aspects de la vie religieuse. Quand les tambours batá jouent, une association immédiate se fait avec ces patakín. Par exemple, l'orisha Ochún est associée à la douceur, et par extension à la sensualité féminine idéalisée. Sa couleur est l'or, qui s'accorde avec sa nourriture favorite, le miel. Et elle est propriétaire de l'eau douce, c'est-à-dire des rivières. Un de ses rythmes caractéristiques (toqué), appelé “Chenche kururu”, incarne sa nature douce et sensuelle en donnant l'impression musicale d'une rivière qui s'écoule. Quand il est joué, il semble bouillonner, s'emporter et couler comme une rivière. De la même façon, le toque appelé “Alaro”, pour Yemayá, l'orisha de l'océan, incarne les traits de caractère de la mer : alors qu'il s'ouvre sur des accents suggérant un doux mouvement de va-et-vient, il se développe en évoquant les aspects de la mer les plus puissants, comme les tourbillons ou le fracas des vagues.

“Alaro (Yemayá)” (2007) par David Font, Kenneth Schweitzer (l'auteur de ce dossier) et Mark Merrella

Une représentation en spectacle de l’orisha Yemayá (déesse de la mer).
Photo : Kenneth Schweitzer

Ce qui fait, entre autre, qu’une séance musicale de la tradition Lucumí soit particulièrement belle, puissante, irrésistible ou évocatrice, c'est sa capacité à saisir et à communiquer la nature de l'orisha. Un tambourinaire batá ou un chanteur lead (akpwón) est tenu en grande estime quand il connaît les patakín, qu'il sait les exprimer en sons de façon créative, et quand il sait comment observer les danseurs et les chanteurs et y faire écho afin de créer des interprétations dynamiques de ces patakín.

 

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SOMMAIRE
1. La religion Lucumí : Santería ou Regla de Ocha
2. Instruments des Lucumí
3. Ilu Aña, les tambours sacrés batá
4. Le toque de santo, rite public Lucumí
5. La musique et la danse Lucumí comme spectacle folklorique
6. Cuba et au-delà, la propagation de la musique Lucumí
Un exemple : le toque chachalokuafun
Illustrations musicales
Bibliographie

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par Dr Kenneth Schweitzer

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, Washington College, 2008-2018