3. Le gwoka comme auralité anticoloniale

Dossier Laméca

Le gwoka.
Entre anticolonialisme et post-colonialisme

3. LE GWOKA COMME AURALITE ANTICOLONIALE

 

Comment écouter le gwoka modènn pour le comprendre ?
Kouté
Kouté pou tann
Tann pou konprann…

Force est de reconnaitre qu’aujourd’hui en Guadeloupe, le gwoka modènn (GKM) est à la fois emblématique et méconnu. Peut-on l’entendre aujourd’hui comme on a pu l’entendre lors de sa création en 1969 ?

On peut envisager d’écouter et de questionner le GKM sur deux plans. D’abord, on peut en faire une écoute formaliste, c’est à dire explorer son langage musical et débattre de ses liens avec le gwoka dit traditionnel. On peut aussi lui prêter une écoute plus fonctionnaliste pour comprendre son importance au sein des luttes sociales et politiques dans l’archipel. En fait, on se rend vite compte que ces deux aspects ne peuvent être séparés l’un de l’autre : les aspects formels du GKM participent de sa fonction politique. Sans comprendre la synergie entre ses esthétiques et sa politique, on ne peut comprendre la portée réelle de ce projet.

Il me faut ici souligner que l’analyse que je présente dans ces pages se base sur :
(1) les écrits de Gérard Lockel;
(2) des documents d’archives (en particulier de l’AGEG);
(3) de nombreux entretiens avec des musiciens qui ont soit joué avec M. Lockel, soit travaillé sa méthode indépendamment;
(4) des entretiens avec des membres du “camp patriotique” qui ont joué un rôle important dans l’élaboration de la politique culturelle du mouvement nationaliste.
Je me base aussi sur ma propre pratique musicale et mes efforts pour apprendre à jouer le gwoka modènn à travers le Traité de M. Lockel (Lockel 1981) et l’écoute de ses disques.
Cependant, si j’ai eu le plaisir et l’honneur de pouvoir écouter M. Lockel jouer chez lui par deux occasions, il ne m’a jamais accordé d’entretien. Il a ses raisons que je respecte : il était trop tôt ou il était trop tard et de toute façon, je n’étais pas le bon interlocuteur.

Bien que j’affirme une certaine distance critique vis-à-vis du travail de M. Lockel (comme se doit de le faire tout chercheur vis-à-vis de ce qu’il étudie), j’espère que l’analyse que je présente humblement ici est à la hauteur des ambitions de son projet artistique, culturel et politique.

Mais revenons à nos modes d’écoute. Une écoute purement sémiotique mettrait en avant le gwoka modènn comme symbole musical de la nation guadeloupéenne. M. Lockel lui-même écrit dans le livret accompagnant son premier disque que le GKM « exprime le sentiment musical du peuple guadeloupéen ». On peut pousser plus loin en intégrant des considérations formelles et explorer, comme je l’ai fait dans ma thèse, le processus de réforme moderniste par lequel Lockel a adapté les pratiques musicales de la swaré léwòz à un nouveau mode de présentation. Pour l’ethnomusicologue Shannon Dudley, la réforme moderniste est « un processus par lequel des intellectuels issus des classes moyennes cherchent à moderniser les traditions musicales des classes populaires et à les présenter sur des modes qui sont plus en ligne avec les conventions cosmopolites, par exemple en les faisant monter sur scène » (Dudley 2007, 16, ma traduction). Ainsi, si le léwòz est marqué par la participation de tout ceux qui forment la ronde, le GKM inscrit une séparation entre artistes et spectateurs, typique de la présentation des musiques (d’art ou commerciales) occidentales. Mais, comme nous le verrons plus loin, le GKM pousse la modernisation au-delà de ce qui a pu être observé pour d’autres formes musicales, tel le steelpan de Trinidad qu’a étudié Shannon Dudley.

En tant que musique-symbole nationale, le GKM affirme la modernité de la nation guadeloupéenne. N’oublions pas que les pouvoirs occidentaux avaient avancé leur propre modernité (philosophie humaniste ancrée dans un prétendu universalisme rationnel, développement de systèmes politiques basés sur des principes démocratiques, avancées du capitalisme mercantile puis industriel, mais aussi modernisme artistique) pour justifier leur expansion coloniale, leur domination politique et leur exploitation économique des peuples et territoires colonisés. Face à une logique colonisatrice qui affirmait que les peuple du Sud étaient trop primitifs pour se gouverner eux-mêmes, les mouvements intellectuels anticoloniaux se devaient de répondre en revendiquant leur propre modernité. Cette modernité ne pouvait cependant pas se limiter à une simple imitation de la modernité européenne ; d’où la nécessité d’ancrer un modernisme anticolonial dans les pratiques que l’on disait alors « folkloriques », c’est à dire les pratiques du peuple qui marquaient clairement une spécificité culturelle (Fanon 2002 ; Turino 2000). Le GKM affirme sa modernité par l’utilisation d’instruments cosmopolites (c’est-à-dire dont la pratique s’est répandue de par le monde : guitare, flute, trompette, trombone, batterie), la création de nouveaux instruments (gwadlouka), et le dialogue avec des modes de présentation et des esthétiques liés aux musiques de la diaspora africaine, en particulier avec le jazz d’avant-garde qui se développe à la même époque (séparation entre artiste et spectateurs, virtuosité instrumentale, atonalité) et qui, lui aussi, se revendique comme l’affirmation radicale d’une identité culturelle.

Article de Jean Chomereau-Lamotte sur le concert de Gérard Lockel du 11 décembre 1969 au Plaza (Pointe-à-Pitre) paru dans le journal quotidien France Antilles du même jour.

En cela déjà, le GKM offre une pratique musicale anticoloniale, un modernisme à la fois cosmopolite et ancré dans la spécificité guadeloupéenne, une rebuffade de l’idéologie impérialiste européenne.

Mais l’ambition du gwoka modènn va plus loin. Je pense – et je me trompe peut-être – que le GKM n’a jamais été imaginé seulement comme une musique d’écoute, comme un symbole, mais plutôt comme une praxis, c’est à dire une pratique ou une discipline dont l’ambition est de changer le monde, ou du moins, de changer la Guadeloupe. M. Lockel lui-même suggère ceci quand il explique, dans le livret accompagnant son premier disque, que le GKM est « une musique de lutte de classes au service des ouvriers et des paysans guadeloupéens ».

Couverture de "Gro Ka Modên", 1er album de Gérard Lockel, un coffret de 3 disques vinyles sorti en 1976 (disponible à Laméca).

La publication du Traité de Gro Ka Modên en 1981 confirme que l’ambition du GKM est bien de propager une pratique de cette musique. On remarquera aussi que les nombreux concerts-débats donnés par le GKM entre 1969 et 1983 ne se réduisent pas à des occasions de présenter cette musique à un public. En effet, M. Lockel souligne à maintes reprises que ces concerts-débats font partie de sa méthode et cherchent à valider son approche (Lockel 1989, chapitre 2).

 

Quel était donc le changement désiré ?

Si le GKM est une musique révolutionnaire, quelle est la fonction de cette révolution musicale ? Bien sûr, le GKM est un outil de soutien à la lutte indépendantiste. Mais qu’apporte le GKM au peuple guadeloupéen ? Je pense qu’il faut voir – ou, plutôt, entendre et pratiquer – le GKM comme une arme de lutte contre l’impérialisme culturel européen et, plus particulièrement, contre l’assimilation. Le GKM est un outil de décolonisation de la pensée musicale et, par extension, de la personne. Toujours dans le livret accompagnant son premier disque, M. Lockel mesure le poids psychologique de l’assimilation qui s’exprime dans une expérience de dédoublement, de tiraillement entre un ancrage de la personne dans un contexte culturel que la société coloniale dénigre et stigmatise, et une aspiration imposée vers une culture dominante :

« C’est à partir de ce moment-là que Gérard LOCKEL devient un individu double, dans lequel luttaient deux adversaires. D’une part, celui créé par l’oppression culturelle dominante et qui bénéficiait de toute la considération que pouvait lui prodiguer la société coloniale. D’autre part, son sentiment pour ces mélodies issues des classes populaires, et qui faisait l’objet d’un dénigrement systématique de la part de la société coloniale. Il lui a fallu opérer tout un renversement de ce système de valeur, pour pouvoir voir clair. »
Gérard Lockel, livret Guakamo accompagnant l'album "Gro Ka Modên", 1976 (p. 5)

Le GKM est la pratique musicale qui doit permettre à d’autres d’effectuer ce renversement de valeur. Si je puis me permettre de paraphraser M. Lockel, qui lui-même paraphrase un slogan nationaliste bien connu : le gwoka modènn est une discipline qui, par sa pratique, dev(r)ait permettre une prise de conscience sur laquelle peut se construire un individu de « type nouveau, capable de penser et d’agir en Guadeloupéen » (Lockel 2011, 103). On retrouve dans cette formule un écho à la plateforme culturelle de l’AGEG qui, dans son rapport du 9ème congrès en 1970, avait adopté un programme visant à favoriser l’émergence d’une « nouvelle culture » anticoloniale, basée sur la langue créole et le gwoka. Ces échos ne sont d’ailleurs pas étonnants: M. Lockel avait rencontré certains étudiants de l’AGEG en amont du 9ème congrès et ses idées sur le gwoka – en particulier la défense du gwoka comme musique atonale – les ont indéniablement inspirés (AGEG 1970 ; Lockel 2011, 86, 97). Dans le rapport de l’AGEG comme dans les écrits de M. Lockel, on retrouve la même idée : que le GKM permet la construction d’une nouvelle personne, une nouvelle façon d’être-au-monde à partir de laquelle peut se poursuivre une construction politique et économique anticoloniale.

Couverture du rapport du 9ème congrès de l'AGEG (1970).

 

Comment cela fonctionne-t-il ?

Je n’ai moi-même pu prendre conscience de la portée épistémologique (révolution de la pensée) et ontologique (révolution de l’être) du gwoka modènn que par sa pratique soutenue dans le temps. Pour comprendre le GKM comme praxis, il faut être prêt à suivre les instructions de son créateur, il faut accepter son autorité. Plusieurs musiciens m’ont d’ailleurs confirmé que M. Lockel avait exigé leur allégeance à la cause indépendantiste avant d’accepter de les former au GKM : le GKM est un régime disciplinaire de réforme de la pensée musicale et politique. Tout dans la présentation du GKM tend à marquer la rupture avec le système musical occidental. Seul le nom des notes du système tempéré (do, do dièse, ré, ré dièse, mi, etc.) est maintenu. Tout le reste est repensé : langage mélodique, langage rythmique, système de notation musicale. Comme me l’a fait remarquer le guitariste Christian Laviso, pour comprendre le GKM « il faut déposer ses outils et les mettre de côtés ». Le système de notation musicale utilisé dans le Traité a de quoi déconcerter ceux qui s’attendent à y trouver les partitions sur cinq lignes couramment utilisées dans l’instruction musicale occidentale. Le système mis en place par M. Lockel utilise à sa place des notations en lettres réparties dans des carrés divisés en neuf cases, chaque case représentant une note de la gamme gwoka. Des chiffres indiquent l’ordre dans lequel les notes doivent être jouées. D’après M. Lockel et Laviso, ce système a été créé pour ouvrir la lecture musicale à tous ceux qui ne connaissent pas le solfège. Même s’il peut être un peu intimidant, ce système cherche donc à populariser la pratique musicale, à la rendre plus accessible. Pour les musiciens plus aguerris, il demande un premier ajustement, un nouveau rapport à la partition. Ceci est d’autant plus vrai que ce système ne représente pas les valeurs rythmiques : l’interprétation du rythme est donc libre, forçant le musicien à improviser cet aspect des exercices. Pour apprendre quels rythmes jouer, le musicien doit se tourner vers la pratique du gwoka dit traditionnel (acquisition et transposition des rythmes du boula, des rythmes de marquage, et des phrasés de chanteurs) et vers les enregistrements de Gérard Lockel, en particulier son "Ecole No. 1" qui commence par une démonstration de rythmes qui, initialement simples, gagnent progressivement en complexité.

"Ecole No. 1" (extrait) par Gérard Lockel – album Gro Ka Modên (Guadeloupe Disques, 1976).

Mais la rupture la plus claire avec la tradition musicale occidentale est l’introduction de la gamme gwoka qui s’émancipe des conventions du système tonal. Cette gamme est en fait un cycle qui alterne les intervalles de seconde majeure (deux demi-tons, par exemple DO-RÉ) et de tierce mineure (trois demi-tons, RÉ-FA). Par le passé (Camal 2011), j’ai avancé l'idée que ce cycle crée un emboîtement de gammes pentatoniques séparées les unes des autres par une quarte.

Les neufs premières notes de la gamme gwoka, comprenant trois gammes pentatoniques P1, P2 et P3.

Si cela est analytiquement correct, il se trouve que ce n’est pas l’aspect le plus probant de la gamme gwoka lorsqu’on la joue. Non, au contraire, le grand challenge – du moins dans mon expérience – est le fait que la gamme gwoka casse l’équivalence de l’octave. Autrement dit, la gamme gwoka ne se répète pas dans un cycle d’une octave : dans un « ton » donné, le DO grave (par exemple) n’est pas entouré par les mêmes notes que le DO une octave plus haut. C’est en cela que la gamme gwoka est atonale : elle n’a pas de centre de gravité. Ceci est fondamental pour la pratique musicale : quiconque s’attelle à travailler le gwoka modènn doit dépasser le réflexe de l’équivalence de l’octave. L’exercice classique consistant à « travailler ses gammes », c’est à dire à répéter des enchaînements de notes qui se répètent en cycle toutes les octaves sur la tessiture entière d’un instrument, prend une toute autre forme dans le GKM et demande une grande agilité intellectuelle. D’ailleurs, à sa place, le Traité offre des exercices qui, de pages en pages, entraînent les musiciens non seulement à la pratique de la gamme et à son acquisition aurale, mais aussi à la pratique de la transposition chromatique.

Ainsi, la gamme gwoka n’est pas simplement symbolique : elle ne se limite pas à une représentation musicale de la spécificité ou de l’âme guadeloupéenne. La pratique du gwoka modènn est une discipline qui force une « décolonisation » de la pensée musicale. Elle inscrit le musicien dans une auralité anticoloniale : celui-ci ou celle-ci se doit d’abandonner les réflexes acquis dans la pratique de musiques tonales et réformer ses valeurs esthétiques. A sa place, il faut acquérir une nouvelle façon de penser, un nouveau vocabulaire mélodique et rythmique. En cela, on peut comprendre le gwoka modènn comme une praxis qui vise à combattre l’aliénation.

 

Comment donc entendre le gwoka modènn ?
Kouté
Kouté pou tann
Tann pou konprann…

Peut-on l’entendre aujourd’hui comme on a pu l’entendre lors de sa création en 1969 ? La situation politique, le paysage culturel et le paysage sonore de la Guadeloupe ont grandement changé entre 1969 et 2018. Le mouvement nationaliste a réussi à revitaliser, à homogénéiser et à populariser le gwoka en Guadeloupe. Même si celui-ci ne peut rivaliser avec la popularité du zouk, du konpa ou du dancehall, il est largement reconnu et accepté comme le poto mitan de la musique guadeloupéenne.

 

Que dire de la situation politique ?

L’indépendance reste une possibilité irréalisée et, peut-être même irréalisable face aux effets de la mondialisation néolibérale et aux enchevêtrements toujours grandissants au sein de la République française et de l’Union Européenne. Alors les revendications sociales, économiques et politiques ont changé.

C’est dans ce contexte qu’en juillet 2017, Christian Laviso et Jean-Pierre Phipps organisaient le premier stage de GKM à Baie-Mahault, alors que M. Lockel lui-même n’a directement formé que très peu de musiciens. Pendant une semaine, une vingtaine de participants – dont je faisais partie – ont suivi des cours et ont répété ensemble pour se familiariser avec le GKM. Presque cinquante ans après sa création, le gwoka modènn redevenait une praxis. Nous avons fini notre concert de restitution en jouant « Fo zòt savé », un morceau de M. Lockel qui affirme : « Fo zòt savé, nou ni on mizik; sé gwoka mizik a pèp-la ». Le groupe était alors plein d’une énergie joyeuse. Il y avait une dimension quasi extatique dans notre pratique musicale ce soir-là. L’apport affectif et l’effet fédérateur de la pratique du gwoka modènn était indéniable. Mais nous étions tous – moi y compris – convaincu que la Guadeloupe a une musique et que cette musique, c’est le gwoka.

Alors que reste-il de la portée politique de cette chanson au XXIème siècle ? Quelle révolution le GKM peut-il porter dans une ère où la mondialisation et le néolibéralisme ont mis à mal le principe même de souveraineté ? Le GKM a-t-il été créé trop tôt ou arrive-t-il maintenant trop tard ? C’est aux musiciens guadeloupéens de répondre à ces questions.

 

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SOMMAIRE
1. Introduction. Le gwoka, un champ aural d'engagements politiques complexes
2. Tambour et auralité coloniale
3. Le gwoka comme auralité anticoloniale
4. Les deux créolisations de Guy Konkèt
5. Jazz et gwoka : Auralité créole ou diasporique ?
6. Le gwoka dans une auralité postnationaliste

Illustrations musicales
Bibliographie
Conférence audio

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par Dr Jérôme Camal

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, mai 2018