3. La Guadeloupe et la Martinique s’orientent vers des sociétés de consommation à partir des années 1960

Dossier Laméca

Les frustrations coloniales et l’apparition de la société de consommation dans les Antilles françaises après-guerre

3. LA GUADELOUPE ET LA MARTINIQUE S'ORIENTENT VERS DES SOCIETES DE CONSOMMATION A PARTIR DES ANNEES 1960

 

La reconversion économique de l’élite coloniale imposée par la lutte sociale

En vérité, les deux grèves des fonctionnaires s’inscrivent dans un climat de contestation sociale générale. A côté des agents de l’Etat, depuis 1948, les syndicats du secteur privé dans les deux départements, particulièrement ceux des dockers, des ouvriers agricoles de la canne, des électriciens et d’autres professions urbaines se mobilisent. Ils mènent des grèves annuelles qui viennent prendre le relais des fonctionnaires (1948, 1949, 1951, 1952, 1954 et 1956). Mais leurs gains paraissent peu élevés en comparaison avec ceux des fonctionnaires. En fait, les syndicats du secteur privé menés par la CGT sont quant à eux confrontés au lobby des producteurs de l’industrie sucrière, un groupe d’intérêt qui arrive à peser sur les décisions du gouvernement.

Néanmoins, face à la pression sociale qui puise sa légitimité dans le nouveau cadre départemental, le gouvernement est contraint d’appliquer le SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti) plus rapidement que prévu et rentre dans un processus d’augmentation des salaires. Ainsi, même s’il ne sera jamais accordé au secteur privé le droit à une majoration des salaires minimum en fonction du coût de la vie, l’augmentation continue des salaires sous la pression syndicale entraine les plus gros producteurs vers un processus de réorientation de leurs capitaux d’investissement, à partir du milieu des années 1950. C’est à ce moment précis que rentre en compte l’évolution progressive du salaire des fonctionnaires.

D’une part, depuis 1948, les usiniers blancs créoles et métropolitains combattent l’augmentation des salaires des ouvriers agricoles en s’appuyant en bonne partie sur des arguments racistes. Ils laissent croire que ces derniers, en raison de leur origine ethnique et de leurs habitudes de vie, seraient incapables de prétendre à un meilleur standing de vie et donc de consommer plus de produits, dans le cas où ils bénéficieraient de meilleurs salaires. En réalité, cette idée est complètement fausse puisqu’elle sera largement contredite par la réception de la population ouvrière antillaise à la société de consommation, après les années 1980.

Mais d’autre part, ils considèrent que les Antillais de la fonction publique et des autres professions de la classe moyenne sont un peu plus « évolués » aspirant à reproduire le mode de vie métropolitain et bénéficiant d’un tout autre pouvoir d’achat, particulièrement à partir de 1957.


Illustration musicale

Le calypso "Télévision" interprété par Gérard Valton avec Albert Laurencin et son Orchestre (Kaloukéra, 1966).
Ecrit et composé par Gérard Valton, le titre témoigne avec amusement de l’engouement à Basse-Terre autour de la télévision, arrivée en Guadeloupe en 1964 !


S’appuyant sur cette nouvelle configuration, d’un côté, les sociétés sucrières métropolitaines qui siègent en Guadeloupe vont progressivement amorcer leur sortie de l’économie locale. D’un autre côté, l’élite coloniale antillaise, portée par les Békés de la Martinique qui siègent dans les deux départements, va progressivement réorienter ses capitaux vers le secteur tertiaire en amorçant la diffusion de plus en plus croissante des biens et services destinés à la nouvelle classe moyenne, elle (?) portée par les fonctionnaires de plus en plus nombreux. Pour ce faire, au cours des années 1960, les premiers pourront s’appuyer sur leur puissance financière et foncière bien maintenue depuis le XIXe siècle. Et en Guadeloupe, le symbole de ce virage reste encore aujourd’hui l’ouverture du premier supermarché Prisunic à Pointe-à-Pitre en 1960.

Années 1970, centre-ville de Pointe-à-Pitre.
Premiers grands magasins (ici "Au Progrès", au 1er plan) et supermarchés (ici "Prisunic", sur la gauche).
© Archives départementales de la Guadeloupe

 


Illustration musicale

La bomba "Rosana" interprétée par Edouard Labor (Aux Ondes, années 1960).


 

Les prémices d’un nouveau type de société coloniale

Liée à la reconversion économique induite par la départementalisation (le processus de mise en place des impératifs et des revendications déterminés par le nouveau cadre juridique et administratif dit « départemental »), la transformation sociale en Guadeloupe et en Martinique commence à s’apercevoir à partir de la décennie 1960.

Parallèlement aux fermetures des usines sucrières de plus en plus importantes, la part de la population vivant de l’agriculture décroit tandis que la fonction publique et les emplois liés à la nouvelle économie prennent rapidement, dès 1965, le pas sur les autres secteurs. Cela correspond à la constitution de cette nouvelle classe moyenne, cette nouvelle frange de la population active qui bénéficie depuis peu d’une importante augmentation de son pouvoir d’achat.

De ce fait, certains aspects de la vie quotidienne commencent à changer comme la présence des voitures qui connaissent une progression incroyable à partir de 1957. Pour bien comprendre le nouveau système socio-économique qui se met en place, il faut par exemple se dire que l’augmentation croissante et très rapide des véhicules de tourisme entraine de nouveaux besoins pour les consommateurs et donc de nouveaux services tels que l’achat de pneumatiques ou l’entretien des véhicules, et par conséquent le développement de certains métiers comme celui de mécanicien automobile.


Illustrations musicales

La mazurka "La consommation" interprétée par Mister Lof (Aux Ondes, années 1960).

 

Le merengue "Moin ni on loto nèf (J'ai une voiture neuve)" interprété par Barel Coppet et ses Antillais (Philips, 1956).
Extrait du CD Barel et Honoré Coppet. Biguine et merengue (1956-1959) (Frémeaux & Associés, 2013)

 

La biguine "Jojo" interprétée par Pierre Jabert et le groupe Malavoi (Aux Ondes, 1969).
Extrait du CD Premiers enregistrements inédits en CD de Mano Césaire et la formation Malavoi (Frémeaux & Associés, 2006)


Un des changements les plus importants reste néanmoins la consommation des ménages de la classe moyenne qui se diversifie nettement. Eloignée des salaires de misère des champs de cannes, cette nouvelle classe moyenne aspire à consommer plus de viande lors de ses repas. Elle marque de cette manière une rupture sociale avec le quotidien des campagnes où les plats de racines accompagnés de morue salée, voire d’un peu de riz quand il y en a, constitue le repas ordinaire des travailleurs agricoles. De plus, si la production locale de viande ne permet pas de répondre totalement à la demande de ces consommateurs, ils peuvent désormais trouver de la viande congelée en ville, dans le nouveau supermarché. Pourtant, selon certains observateurs, à l’ouverture de ce nouvel espace de consommation, la viande et d’autres produits se sont finalement retrouvés plus chers que sur les étals du marché local.

Par ailleurs, on observe également le changement dans la consommation des ménages par une augmentation de la demande de produits tels que le pain à base de farine de blé ou encore le vin et certains spiritueux, depuis la fin des années 1950.

Enfin, c’est également la consommation électrique par tête qui ne cessera d’augmenter depuis la fin des années 1950 dans les deux départements. Elle accompagne le tournant des années 1960 et l’arrivée progressive dans les ménages les plus favorisés des premiers équipements électro-ménagers. Il s’agit là d’une consommation qui peut s’épanouir grâce aux importants progrès en termes d’infrastructures (diffusion de l’électricité, accès à l’eau potable, développement du réseau routier) soutenus par les politiques publiques dites de « développement » et de « modernisation » menées depuis 1950 par l’Etat (ministères, hauts fonctionnaires à la planification économique et préfets).

Toutefois, dans une société où pendant des siècles l’accès aux produits importés de la métropole et dits « modernes » a été réservé à l’élite coloniale blanche, ce nouvel accès des classes moyennes urbaines au standing de vie européen va être utilisé comme un marqueur de fracture sociale et culturelle. En effet, ce tournant majeur dans les Antilles françaises se caractérise par une fracture, c’est-à-dire un éloignement, entre la nouvelle classe moyenne essentiellement composée de fonctionnaires et la population ouvrière, qu’il s’agisse des travailleurs agricoles ou des autres petits salariés du secteur privé.

La capacité à reproduire le mode de vie métropolitain par ceux qui en ont les moyens va progressivement être érigée en référence sociale, en produisant un amalgame avec la notion de hiérarchie sociale. Ainsi, dans des sociétés particulièrement hiérarchisées par l’ordre esclavagiste, l’accès aux nouveaux biens matériels et aux services sera souvent utilisé à vocation de reconnaissance sociale, un indicateur qui montre aux chercheurs que les nouvelles sociétés guadeloupéenne et martiniquaise, malgré leur transformation, restent des sociétés avec une matrice coloniale.

 

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SOMMAIRE
Introduction
1. De l’abolition de l’esclavage à la Seconde Guerre mondiale

2. La lutte pour le changement social après la loi d'assimilation du 19 mars 1946
3. La Guadeloupe et la Martinique s’orientent vers des sociétés de consommation à partir des années 1960
Illustrations audio-vidéo
Bibliographie

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par Maël Lavenaire-Pineau

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, décembre 2021