1. De l’abolition de l’esclavage à la Seconde Guerre mondiale

Dossier Laméca

Les frustrations coloniales et l’apparition de la société de consommation dans les Antilles françaises après-guerre

1. DE L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE A LA SECONDE GUERRE MONDIALE

 

L’importance des conditions sociales héritées de la société esclavagiste

Dans les Antilles françaises, le développement des frustrations sociales est largement favorisé par le maintien des anciens esclaves dans une hiérarchie socio-économique essentiellement dominée par les anciens maîtres. Ils constituent ce que l’on appelle la plantocratie blanche créole ou les « Grands Blancs ». Mais on retrouve également bien placés dans cette hiérarchie, les administrateurs coloniaux venus de la métropole et de passage.

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, la préservation de cet ordre colonial correspond à la volonté du côté des Conservateurs au sein de la IIe République, puis de Louis-Napoléon Bonaparte avec le Second Empire, de soutenir les anciens maîtres. Ces derniers s’estiment lésés d’avoir perdu leurs esclaves et ont beaucoup de mal à imaginer comment ils pourraient maintenir l’économie de plantation sucrière sans assujettir leur main-d’œuvre.

Dès décembre 1848, une nouvelle législation du travail colonial se met donc en place. Elle a pour but d’imposer un contrôle social aux anciens esclaves afin d’assurer une main-d’œuvre aux planteurs pour la récolte des cannes à sucre. Parmi les mesures les plus importantes, on observe le décret du 13 février 1852 qui vient renforcer les contraintes sur les libertés individuelles ainsi que l’arrêté Gueydon pris en Martinique en 1855 et l’arrêté Husson pris en Guadeloupe en 1857. Dans les faits, ces deux décisions viennent définitivement obliger les Nouveaux-Libres à trouver du travail essentiellement dans des plantations sucrières. Cette législation accompagne ainsi la loi du 30 avril 1849 qui accorde une indemnisation aux anciens propriétaires d’esclaves à hauteur de plusieurs centaines de millions, sans prendre en compte les victimes de ce qui sera reconnu plus de cent cinquante ans plus tard, crime contre l’humanité. Aussi, cette loi devient le point de départ à la création de la Banque Coloniale pour la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion, en juillet 1851. C’est elle qui assure aux planteurs, dont beaucoup sont en réalité endettés, le maintien de leur capacité financière.

Pointe-à-Pitre, la Banque de la Guadeloupe, Caillé 1913.
Coll. Archives départementales de la Guadeloupe

Dans ce cadre administratif, dont le caractère oppressif se situe dans la droite lignée du Code Noir, les possibilités d’avancée sociale et d’amélioration des conditions sont infimes pour une population massivement contrainte de se réfugier dans le salariat agricole en Martinique et dans des contrats de colons partiaires en Guadeloupe. Dans les deux cas, le niveau de rémunération des travailleurs agricoles antillais s’avère bien misérable tandis que leurs conditions de travail seront de plus en plus dures.

Au tournant du XXe siècle, les conséquences sociales sont désastreuses, aussi bien pour les descendants d’Africains réduits en esclavage que pour les descendants d’immigrés indiens. Introduits par dizaines de milliers entre 1853 et 1894, afin que les planteurs cassent le prix des nouveaux salaires à verser aux Nouveaux-Libres, la plupart d’entre eux a été maintenue dans des conditions de servitude extrême.


Illustration musicale

La biguine "Manman la grèv baré mwen" (écrite et composée au début du 20ème siècle par Léona Gabriel à partir d'éléments de chansons populaires), interprétée ici par Malcousu Florius, Augustin Gourpil,  Casimir Grivalliers, Raoul Grivalliers... et enregistrée par Alan Lomax le 20 juin 1962 à Sainte-Marie (Martinique) >>>
Evoque la tragique grève générale des usines sucrières en Martinique de janvier et février 1900 dont les ouvriers réclamaient une augmentation de la journée de travail à deux francs, notamment à un certain "Misyé Michel" (Michel Hayot, directeur de l'usine de Rivière-Salée).


Les premières grandes grèves des ouvriers agricoles pour arracher une amélioration de leurs salaires et de leurs conditions de vie quotidienne débutent en 1900. Elles sont écrasées par l’administration coloniale et ponctuées par les premières tueries de grévistes. Dans les campagnes des années 1930 en Guadeloupe, on parle ainsi d’une « grande misère » (Schnakenbourg, 2008) tandis que le fossé se creuse en Martinique entre la population ouvrière et les Békés, Blancs créoles du pays, chez qui les nouvelles fortunes de plusieurs millions de francs deviennent courantes.


Illustration musicale

La biguine "Cé grace a syriens" par l'Orchestre Antillais du Bal Blomet, composée par Jean Alphonse et chantée par Solange Pé-en-Kin (Cristal, 1936).
Extrait du CD Biguine vol. 3 : Valse & mazurka créoles 1930-1944 (Frémeaux & Associés, 2005)


Concrètement, dans la vie quotidienne, d’un côté l’élite coloniale bénéficie quasi exclusivement des biens de qualité, importés de la métropole et des Etats-Unis. D’un autre côté, les conditions de vie de la population ouvrière sont restées très similaires à celles connues sous l’esclavage, ce qui s’observe bien dans le domaine vestimentaire et dans celui de l’habitat. Cantonnée à un droit colonial déshumanisant et répressif, la grande masse antillaise disposera de très peu de marge de manœuvre pour faire évoluer sa condition sociale, jusqu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.

 

La nouvelle pensée collective qui abonde à la fin de la Seconde Guerre mondiale

La fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) s’accompagne manifestement d’une véritable rupture dans le monde et du côté de l’Empire colonial français c’est un vent de renouveau qui commence à souffler et à affecter les esprits. Le Comité Français de Libération Nationale (CFLN) basé à Alger est l’autorité qui contrôle officiellement toutes les colonies à partir de 1943 sous la direction du Général de Gaulle. Lui et ses administrateurs, tels que le Guyanais Félix Eboué qui compte parmi ses hommes les plus fidèles, décident de mettre en place une nouvelle politique coloniale. Elle est censée apporter aux populations des colonies, si elles restent subordonnées au « génie » et à la « mission civilisatrice » de la France, de véritables avancées sociales.

Cet esprit « progressiste » chez les administrateurs est ainsi porté dans les îles par les deux premiers gouverneurs qui viennent replacer les Antilles sous l’autorité de la France Libre en juillet 1943, à savoir le Gouverneur Bertaut en Guadeloupe et le Gouverneur Ponton en Martinique. Avec notamment des mesures sociales en faveur de la classe ouvrière, (plusieurs revalorisations salariales), ils trouvent rapidement un relais chez les élus antillais qui sentent également une nouvelle aspiration sociale féconder les classes moyennes comme les classes populaires.

En effet, d’une part, la Seconde Guerre mondiale dans les Antilles françaises s’est caractérisée par de nombreuses difficultés de ravitaillement pour la population. Cela concerne par exemple certains produits alimentaires largement consommés par la masse comme la morue salée. Néanmoins, les difficultés d’approvisionnement causées par la guerre ont affecté tous les milieux.

D’autre part, la prise de pouvoir du régime de Vichy s’est effectuée aux Antilles par les officiers de la Marine qui se sont rapprochés en Martinique des milieux békés avec lesquels ils partageaient une véritable distance culturelle et un racisme à l’encontre de la majorité de la population. Sur le plan psychologique, une psychose autour de l’idée du rétablissement de l’esclavage ou d’une forme de racisme politique d’Etat s’est particulièrement diffusée. Cette période se retrouve ainsi marquée par la résurgence d’un profond antagonisme racial entre la classe possédante représentant les anciens maîtres d’esclaves et la population dite « de couleur » qui possède elle une origine servile.

Dans ce contexte, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale à partir de 1944, le « renouveau psychologique » (Sainton, 2012) qui commence à toucher de nombreux acteurs sociaux correspond à une volonté collective que l’on retrouve chez les classes moyennes et populaires. Il s’agit de pouvoir enfin mettre un terme à une injustice sociale profondément ancrée dans leur condition coloniale et raciale. On réclame de meilleures conditions de vie, de meilleurs salaires, on veut accéder à la vie « moderne », être reconnu comme des personnes à part entière et mettre fin aux privilèges accordés au fonctionnaire métropolitain et au Béké, sur le seul fait qu’il représente un Blanc dans une hiérarchie sociale héritée du XVIIe siècle.

Aussi, c’est à partir de cette idée du changement que la classe politique accordera beaucoup d’importance au futur changement institutionnel.

 

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SOMMAIRE
Introduction
1. De l’abolition de l’esclavage à la Seconde Guerre mondiale

2. La lutte pour le changement social après la loi d'assimilation du 19 mars 1946
3. La Guadeloupe et la Martinique s’orientent vers des sociétés de consommation à partir des années 1960
Illustrations audio-vidéo
Bibliographie

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par Maël Lavenaire-Pineau

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, décembre 2021