“L’“Ag’ya” de la Martinique” par Katherine Dunham

Article Laméca

L’“Ag'ya” de la Martinique

Katherine Dunham [sous le nom de Kaye Dunn] (1939)
Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Meunier (2018) (1)

Voir aussi l'article "La Boule Blanche" >>>

Version pdf des articles de Katherine Dunham traduits en français par Jean-Pierre Meunier >>>

 

Katherine Dunham (1909-2006) en 1956.
Source : wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Katherine_Dunham

Version audio de l'article, lu par Lydie Poumaroux (Bibliothèque Départementale de la Guadeloupe) et Gustav Michaux-Vignes (Médiathèque Caraïbe) [brièvement pour la voix du parieur].
Une lecture à voix haute enregistrée le 29 mars 2019.
Durée : 23 mn

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Deux corps s’élancent, bondissent, retombent
et virevoltent dans un simulacre de combat
au battement du tambour qui orchestre les attaques.

À la Martinique se trouve une route qui conduit vers le sud, monte, monte et traverse des cols dans la montagne, à l’ombre fraîche des bambous verts, puis redescend vers des plaines plates, dégagées, frémissant de l’ondulation nacrée des champs de canne à sucre. On découvre à l’arrivée un amour de village de pêcheurs : le Vauclin. Là comme dans tous les villages de la Martinique, lors de chaque jour de fête ou à toute occasion si petite soit-elle, on danse l’Ag’ya.

Quand j'ai commencé mon enquête sur les danses de la Martinique, on m'a raconté qu'il n'y avait que la biguine… la danse nationale. Mais aussi bien sûr, le fox-trot, le tango, la mazurka et la valse créole. Plus d’une fois on m’avait parlé de l’Ag’ya mais pas une personne ne semblait entrevoir les qualités qui font de cette danse l’épine dorsale du divertissement dans les campagnes martiniquaises. L’Ag’ya est connu de l'île entière. Pas un hameau, pas un village où il ne soit dansé au moins une fois l’an. Et c’est une vraie danse, dans l’esprit fondamental du terme.

Il y a des explications de l’origine et de la signification de l’Ag’ya. Il pourrait être né des tournois de lutte au Nigeria pour célébrer Karth la Mère à l’occasion des fêtes du printemps : adresse, courage, force… Karth la Mère doit pouvoir être fière de ses fils. Le Martiniquais y voit en premier lieu l’attrait d’une exhibition de force dans un duel entre compères de la campagne. On se rassemble autour de l’Ag’ya avec la même attente sanguinaire qu’aux combats professionnels de pacotille présentés au Théâtre Gaumont (2), spectacles qui évoquent, jusque dans les réactions des spectateurs, les combats de gladiateurs aux arènes de Néron.

Aux abords du cercle où se prépare l’Ag’ya, on discute, on parie sur le plus costaud ou sur le plus roublard. J’en entends un qui offre même dix francs au combattant qui maculera le torse de son adversaire avec le plus de sang ou qui, par un de ces fulgurants coups de maître, lui brisera la jambe voire même la tête ou le cou.

Attendez un peu ! me dit-il, alors que je m’apprête à relever les mouvements de la danse, il n’y en a plus que pour une minute. Ils seront prêts dans un instant. Attendez qu'ils commencent à se battre. Vous voyez ce grand garçon de Trinité là-bas ? Il a tué un homme dans un Ag’ya il y a deux ans. C’était un accident bien sûr mais, bon sang de bonsoir, comme ça a été pénible de recommencer après ça !

Et les yeux de mon interlocuteur brillent alors qu’il rajoute dix francs pour en finir avec ces préliminaires et pouvoir enfin « me montrer quelque chose ».

L’Ag’ya est aussi appelé “damier”. Delsuc à Saint-Pierre m’a expliqué que si je regarde avec attention, je peux voir les pieds des deux rivaux suivre les cases d'un échiquier. Ils se basent sur les motifs d’un jeu de dames que leurs ancêtres esclaves ont probablement vu à l'ombre des palmiers majestueux d’un jardin paisible de l’ancien temps. Delsuc me dit aussi que la danse était celle d’une pantomime pouvant à l’occasion s’exécuter sur les paroles d’une chanson. Cette nuit à Saint-Pierre, j'ai beaucoup regardé et j’ai découvert que j’arrivais à retrouver le dessin de l’échiquier. Dans l’Ag’ya, il y a ce principe d'un mouvement aussitôt suivi d’une attente pour observer l’adversaire, avant de se lancer dans l’action suivante. J'ai admiré chez les danseurs cette façon savante de caracoler, de retomber sur les deux mains, puis de lancer d’un envoi prodigieux les deux pieds en l’air tout au long d’une chanson appropriée.

En voici les paroles :

Gadé mule-la ça
Kon i ka voyé pié !
Regardez cette mule
Comme elle jette des coups de pied !

Film provenant des archives Katherine Dunham de la Library of Congress (USA), http://www.loc.gov/item/ihas.200003824 :

La gestuelle inspirée des paroles d'une chanson est toujours plus ou moins incertaine. Elle dépend tout à la fois de ce que sont les mots et de ce que l’acteur ressent à un moment donné. C'est le joueur de “ti’bwa” (petit bâton de bois) qui donne le rythme de base. Au batteur revient le rôle de susciter les mouvements de la danse : l'avance, le retrait, les feintes, les virevoltes subites, les bonds fulgurants en l’air pour retomber comme une goutte vive qui s’écrase au sol. Il arrête le moment où les deux adversaires se dévisagent pour anticiper la moindre esquisse venant de l’autre. Il les retient à la façon de marionnettes sous hypnose au bout d’une ficelle. Puis il les précipite dans une étreinte qu’il déchire aussi soudainement pour les séparer. Il les met en transe au fur et à mesure que leur excitation et celle de la foule s’accroissent dans un même embrasement puis il les rassemble dans une joute finale avant qu’ils ne soient épuisés. Avec la finesse d’un metteur en scène, il les place et replace à leur meilleur avantage. Avec la perspicacité d’un régisseur, il analyse les réactions des spectateurs. Tout comme le souffleur, caché dans sa guérite à l’abri des projecteurs, partage le moindre soupir du chanteur d’opéra, il vit de tout son être la représentation donnée par les deux assaillants. Un “tanbouyé” aguerri de l’Ag’ya est toujours l’auteur d’une création unique et formidable. Certains croient que l’Ag’ya n’est qu’une pantomime de combat de coqs. Mais j’ai assisté à la danse inspirée par les combats de coqs à la Jamaïque, j’ai vu aussi de vrais combats de coqs en Haïti et je ne trouve aucun rapport entre les trémoussements désopilants, les rengorgements saccadés des imitations, et le roulement ô combien profond du tambour de l’Ag’ya.

"Chaud i Chaud" par Ti Emile (1974)

Monsieur Martino du Vauclin me donne sa version. Le “bèlè” serait pour lui une danse caraïbe. Ce peuple l'aurait apprise des premiers originaires et l’aurait transmise au fil des temps jusqu'à l’arrivée des esclaves qui l'auraient ainsi reçue des Caraïbes aujourd’hui disparus. Ce même sang caraïbe coule dans les veines de Monsieur Martino, il en est convaincu. Cela se voit à la qualité de brun de sa peau plus rouge, aux boucles de ses cheveux plus lisses que ceux de ses compagnons pêcheurs. Et sans aucun signe apparent d’apport européen. Le “bèlè”, explique-t-il, était dansé par des hommes et des femmes, mais il y avait dans la danse plus d'hommes que de femmes. Un homme et une femme se sont mis au centre du groupe et ont dansé le “Majhumbwe”, une danse intime et à connotation sexuelle. La jalousie s’est emparée du cœur du compagnon de la femme ou de tout autre homme qui espérait les faveurs de celle-ci mais il lui fallait donner la démonstration de sa vaillance. C’est ainsi que le rival jaloux s’est interposé devant l’adversaire avec l’ambition tout à la fois de l’évincer et de prouver la supériorité de ses capacités physiques et personnelles. Il a dû se montrer intelligent. Il a inventé un nouveau jeu. Il a dû se montrer spirituel. En plus de ridiculiser son challenger, il s’est mis à amuser la galerie et à exhiber son charme. C’est pourquoi il y a des moments réglés de la danse durant lesquels les deux rivaux ne font que se pavaner en rond devant la foule dans le seul but de se faire valoir. Il faut toujours paraître fort, même s’il arrive que les exploits de ces joutes n’aient rien de vraiment extraordinaire.      Cela dépasse à la fois la force purement bestiale des gladiateurs de légende et le raffinement étincelant des ruses du ju-jitsu, cependant que jamais ne s’arrête le staccato du “ti’bwa” sur le roulement, le palpitement, le balancement produits par la peau de chèvre ou de taureau tendue au fût d’un tam-tam tourmenté sans répit par les paumes et le talon de l’homme qui le chevauche. La thèse de Monsieur Martino est très plausible, bien pensée et elle mérite d’être approfondie. Pour ma part, je continue de songer à la mère nourricière de la Terre du Nigeria.

"Ido-A" par Ti Raoul (1996)

Je suis toujours au Vauclin et j’avance sur le sable blanc fuyant sous les pas, entre deux rangées de cocotiers qui mènent vers la mer. Nous sommes entre la petite chapelle de Notre-Dame-des-Pêcheurs et un alignement de canots bleus protégés chacun sous un abri de palmes. Nous parvenons à la côte. On aperçoit au loin les rues pavées du Vauclin qui serpentent doucement vers le sommet de la colline. L’une aboutit au marché, l’autre à l’église, une autre serpente encore et contourne la mairie pour venir en quelque sorte s'épanouir sur la place publique. Ce sont des cheminements que je me représente. En fait, elles se terminent toutes au marché du centre-ville d'où rayonne l’ensemble des activités du commerce et de la mer.

Nous voici arrivés au bord de mer en ce matin ensoleillé pour assister à un nouvel Ag’ya. Les ménagères ont terminé avec les marchandes de poisson, et les marchandes de poisson elles-mêmes ont délesté tous les pêcheurs du dernier petit balarou aux reflets d’argent. Tout est calme et les porteuses peuvent se reposer une heure ou deux avec leurs plateaux sur le sable. Chapeaux de paille recourbés des pêcheurs, larges chapeaux de paille des mères de famille, madras et foulards dans la blancheur du soleil éclatant… L’Ag’ya lui-même va se tenir sur une parcelle inattendue de verdure qui jouxte la frontière du sable. Au tambour, ce ne sera pas Julot cette fois mais Cisseaux, un petit homme sec qui a peut-être reçu ce sobriquet à cause de son esprit mordant. Constance vient de conclure son “Majhumbwe”, deuxième figure du “bèlè”. Elle est resplendissante avec ses bijoux d’or, sa chemise de broderie blanche et sa jupe rayée à la mode ancienne. Son beau visage noir est luisant de sueur. Elle danse depuis huit heures ce matin et il est à présent une heure et demie. Elle est enceinte de sept mois. Constance doit maintenant céder la place à l'Ag’ya ce qui, comme le dit Monsieur Martino, est dans l'ordre des choses.

Je continue de penser aux fils du Nigeria. Je vais maintenant assister à l’Ag’ya que je connais, un Ag’ya comme je les aime. Pas un spectacle sordide à la lueur vacillante des torches de kérosène, avec des hommes au visage borné qui lancent un prix pour briser le crâne d'un compagnon. Pas une machine à touristes pour assister à un carnage, en repartir malade puis écrire des inepties sur le battement sauvage du tam-tam, les attaques sanglantes de combattants presque nus, la frénésie morbide et primitive de l’assistance. Il n’y aura pas la puanteur des corps macérés une pleine journée dans la chaleur et l’excitation de la nouba. Pas les relents de tafia devenu fétide dans des bouches enfiévrées. Pas de ruée, de bousculade ou d’invectives à l’entrée sur le ring pour poser les paris et jeter des insultes au favori en retard. Non ! Je ne reverrai pas l'Ag’ya de ce dernier petit matin à la fête du François !

Nous sommes dans la clarté du plein soleil. Ce joli coin de verdure, sous le regard tranquille des cocotiers chargés de leurs fruits verts, est l’image d’abondance de la Terre Mère. Alcide et Tel'mach plaisantent gaiement entre eux et avec la foule. Ils portent tous deux un tricot de marin à rayures, moulant et ajouré. Tel'mach arbore fièrement un béret en guenille. Ils se moquent l'un l'autre dans un antagonisme naturel et bon enfant, chacun essayant de surclasser son challenger par des traits d'esprit et de charme personnel. Ce préliminaire fait partie de la danse. L’air vif est ponctué de fous rires, de bons mots et de reparties. Même la mer scintille à l’unisson de notre bonheur. Alors les deux musiciens prennent place et à l’instant même éclate le staccato du “ti’bwa” sitôt accompagné de la réponse grave et puissante du tambour. Ils jouent ensemble un petit moment, se mettent d’accord sur une chanson, se synchronisent à un rythme et nous font entrer dans le rituel. Sous les doigts magiques de Cisseaux le tambour prend vie… ni nerveux ou erratique comme avec Julot, ni non plus pareil à la maîtresse qui se pâme sous la caresse de l’amant comme avec le “tambouyé” des Trois-Ilets. Intensément, subtilement, inexplicablement, le tambour se transforme en un être de chair et de sang : le temple du “Mystère”, incarnation de la Terre Mère venue porter son message à ses fils…

"Robè Machine" par les frères Rastocle (1990)

Alcide a délimité le cercle du combat et Tel’mach, apparemment rivé à sa place, l’a simplement suivi des yeux. Ils se font face à présent, à trois mètres l'un de l'autre, bras pliés dans l’attitude du boxeur. Ils entament un lent balancement sur les genoux semi-fléchis, jambes largement écartées. C’est le mouvement de base de l’Ag’ya. Tout le reste est variation, geste, pantomime, avec l’ajout de beaucoup d'improvisation. L'équilibre se rompt d’abord par un écart en avant, puis en arrière, puis de côté, puis à nouveau en arrière. Le rythme se manifeste dans les épaules davantage que dans les bras. L’équilibre se place aussi dans le bassin. Un ressaut des hanches, une torsion presque, naît et s’accentue à mesure que s’amplifient les battements du tambour pour amener à l’attaque. Alors soudain un claquement sec. C’est le tambour qui sonne le commandement. Alcide tombe à plat ventre, se retourne instantanément et rebondit sans même avoir donné l’impression d’avoir touché le sol. Dans le même instant et en synchronisation parfaite, Tel’mach a pivoté sur sa jambe gauche, l’autre à demi pliée à la droite du corps. Véritable exploit de coordination musculaire. La foule se déchaîne et les acclame tous deux.

Film provenant des archives Katherine Dunham de la Library of Congress (USA), http://www.loc.gov/item/ihas.200003825 :

Les deux combattants se sont remis à osciller mais de façon plus prononcée. Ils se fixent les yeux dans les yeux. Pas un frémissement, pas un muscle du corps de l’un n’échappe à la sagacité de l’autre. En quelques secondes, la sueur a commencé à ruisseler sur leurs visages, à se répandre et à briller sur leurs épaules nues. Ils viennent de s’attraper et se serrent dans une étreinte jusqu’à ce que l’un faiblisse ou que le tambour les force à se séparer. L’envoûtement et l’art de l’Ag’ya ne sont pas dans l’attirance de l’affrontement. Ils sont dans la finesse et la promptitude de l’approche, de la retraite et de l’esquive ; dans la tension formidable, l’état de fascination qui précède l'éclair de deux corps bondissant dans les airs, se ramassant au sol et se faisant tournoyer de manière spectaculaire dans des mirages d’attaques pour se retrouver aussitôt après à déambuler dos à dos avec nonchalance, en simulant l’indifférence, avant de se remettre dans la première posture d’observation dodelinante qui les repose physiquement mais les excite cérébralement de la manière la plus intense.

Dans l’une de ces attaques subites, Tel’mach a réussi à arracher le maillot rayé d’Alcide et il l’agite fièrement aux yeux de la foule. Ils reprennent position. Alcide est nu jusqu'à la taille, corps de bronze miroitant sous le soleil blanc. Ils s’engagent maintenant avec plus de ténacité et d’attention, sans jamais abandonner un seul instant le rythme conducteur. Ils sont parfois lutteurs, corps entrelacés pressés au sol ; parfois boxeurs pour l’esquive et le swing au staccato du “ti’bwa” ; marionnettes au bout d’un fil secret tiré par un dieu exaspéré : sauts périlleux l’un par-dessus l’autre, pirouettes sur un pied, vol en l’air pour s’aplatir au sol. Progressivement la pantomime s’efface et disparaît, la fantaisie aussi, et la lutte devient grave. Pas tant parce qu’il faut écraser l’adversaire mais parce que l’agitation impétueuse du tambour lance une demande pressante qui appelle une réponse. À ce moment, les têtes sont puissamment calées l'une contre l'autre par le sommet et les bras sont verrouillés. Tel'mach s’efforce en vain de contenir le corps glissant, luisant, d'Alcide. Lentement, il est poussé vers le sol. À chaque volée de tambour, Alcide progresse et Tel'mach finit par s'effondrer.

Film provenant des archives Katherine Dunham de la Library of Congress (USA), http://www.loc.gov/item/ihas.200003826 :

La voix de Cisseaux s’est enrouée et les paroles de sa chanson sont devenues inintelligibles. L'eau dégouline de son menton et de sa gorge, tendons du cou saillant comme des cordelettes d'acier. La peau du tambour est trempée de la sueur qui dévale du haut des bras jusqu’à la paume des mains. Cisseaux se dégage un peu et se rassoit aussitôt sur le tambour pour le serrer entre ses cuisses, comme s’il voulait lui redonner vie par le contact brûlant de sa chair. Les yeux teintés de sang, il respire avec force. Il va mener l'Ag’ya à son dénouement. Nous autres dans la foule ne plaisantons plus, oppressés. Nous avons cessé d’acclamer et d’encourager les deux adversaires. Même les cocotiers ont arrêté leur chuchotement. Pendant un temps la vie est suspendue, à mi-chemin entre ciel et terre, comme si la voix du tambour allait bientôt cesser d’étouffer l’annonce d’un désastre imminent. Sous le soleil ardent les minutes s’allongent. Tel'mach continue lentement de s’affaisser sur la terre verte, au niveau des genoux d'abord, puis des cuisses, puis du dos. Par-dessus lui, Alcide l’écrase de tout son poids jusqu'à ce que le corps entier soit plaqué, aplati au sol. Un ultime éclat de tambour et Alcide redresse vers le grand soleil son visage triomphant, avec extase. On sent un long soupir s’exhaler de la foule, comme si un être invisible s'était levé, satisfait, pour quitter les lieux. Comme s’il n'avait voulu manifester sa présence que par ce départ. Alors Tel'mach, libéré, saute sur ses pieds. Nous nous mettons tous à rire de voir Alcide brandir en l'air le maillot déchiré et nous exultons en acclamant le vainqueur. Loin derrière, Cisseaux renverse son visage sous une dame-jeanne de rhum blanc et l’alizé se lève à nouveau.

Les porteuses ajustent leur fardeau et leur foulard. Nous les voyons bientôt s’éparpiller de leur pas balancé dans une procession qui gravit la colline et s’éloigne de la mer, égrenant à sa suite, parmi des éclats de rire, des bribes de commentaires et de petits potins. Les pêcheurs gagnent les coins ombrés de leurs petites huttes pour une sieste qui s’impose. Les ménagères échangent un ou deux commérages puis s’en vont préparer le repas en retard. Les enfants se rassemblent autour de Cisseaux, de Tel'mach, d’Alcide et du tambour devenu muet. Ils le caressent du bout de leurs doigts sales et s’essayent à leurs premières leçons sur son visage docile. La danse est terminée. La Terre Mère est devenue sereine. Ses fils ne connaissent plus la signification de l'Ag’ya mais la danse, Elle, ils ne l’ont pas oubliée. Car le sang des Ancêtres est le plus fort.

 

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(1) Note du traducteur :
Nous avons pris le parti de ne pas modifier la graphie “Ag’ya” adoptée par l’auteure dans le texte original, plutôt que de reprendre celles de “laghia” ou “ladja” en usage à la Martinique.
Le présent article de Katherine Dunham (1909-2006) est paru aux États-Unis sous le pseudonyme de Kaye Dunn dans le numéro du 1er novembre 1939 (pp. 84, 85, 126) de la revue pour hommes “Esquire” (
consultable ici >>>).
Katherine Dunham, danseuse et anthropologue, commença en 1935 un voyage d’études dans plusieurs îles des Petites et Grandes Antilles avec une bourse de la fondation Julius Rosenwald conquise par son talent. À la Martinique, âgée de 26 ans, elle multiplie ses observations et recueille de nombreux témoignages sur la musique et sur la danse. Durant son séjour, elle filme sur le vif plusieurs démonstrations d’“Ag’ya” aujourd’hui conservées et
mises en ligne par la Library Of Congress. Elle introduira plus tard cette chorégraphie dans ses ballets.
Le lecteur intéressé ne manquera pas de lire la nouvelle de Joseph Zobel “Le laghia de la mort”, parue pour la première fois en 1946, où l’auteur présente une peinture magistrale de l’affrontement dangereux qu’il imagine entre deux combattants qui ne sont autres qu’un père et son fils illégitime qu’il n’a pas reconnu.

(2) Salle de cinéma créée par René Didier en 1919 au 34 rue Lazare Carnot à Fort-de-France, devenue plus tard le cinéma Olympia sur la Savane.

 

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