Dossier Laméca

LE BIG DRUM DE CARRIACOU (GRENADE)

1. MUSIQUE

 

Introduction

Le Big Drum ou Nation Dance (Danse des Nations, aussi appelé à une époque Gwan Tanbou) est un rituel traditionnel à caractère religieux et social qui s’est perpétué à Carriacou (Grenade), depuis la période esclavagiste et l’arrivée des premiers captifs africains Cromantis. Aujourd’hui, il continue d’enseigner l’histoire et de renforcer la connaissance sur la généalogie familiale et la tradition.

La Carriacou moderne, anglophone, a hérité de mots provenant de chansons en créole à base lexicale française (appelé patois à Carriacou), de costumes inspirés de la mode européenne du 19ème siècle ainsi que d’un style de chant et de percussions africains que l’on trouve dans le Big Drum. Cette assemblage indique un syncrétisme précoce des influences africaines et françaises.

Les Français ont pris possession de Carriacou en 1650 et l’ont gardée jusqu’en 1763, date à laquelle elle a été prise par les Anglais. La France a de nouveau occupé l’île de 1779 à 1783 puis elle a été reconquise par les Anglais. Carriacou n’a été une colonie française que pendant 117 ans, mais, en dépit de cette période relativement courte et éloignée dans le temps, on retrouve certains éléments de la culture française, autres que la langue, dans les textes du Big Drum.
Le rituel du Big Drum survit sous forme de manifestation communautaire organisée par toute famille désireuse de célébrer ou d’invoquer la bonne fortune lors de la consécration d’une nouvelle maison, la mis en service d’un nouveau bateau, d’un mariage, d’une commémoration ou de tout événement tendant à améliorer le statut social de la famille. Avec la nourriture, le rhum et une gestuelle rituelle, le Big Drum maintient la signification religieuse et sociale des chants, rythmes des tambours et danses.

Accompagnés par le trio de tambours, la Chantwell (chanteuse lead) et sa troupe, composée d’environ 12 chanteurs, dansent et chantent le répertoire au milieu d’un cercle formé par la foule des invités.

 

Musique

Tous les chants de Big Drum commencent avec la Chantwell (ou un chanteur soliste de la troupe) qui entonne les premières mesures. La chanteuse lead introduit le chant sur une ou deux reprise avant d’être relayée par le chœur suivant la forme question réponse. Après le chœur qui continue à chanter, les tambours font leur entrée. D’abord, les deux tambours basses (les Boulas) jouent le thème d’une nation (expliqué plus loin) et dans reprise suivante, c’est au tour du tambour solo (Kata) de faire son entrée avec une improvisation enflammée.

Ce mode d’entrée, qui ressemble de manière frappante à celui de la fugue européenne, constitue ce que j’appelle une structure cycléphonique. La fugue diffère du mode d’entrée cycléphonique en ce que le même thème est repris par chaque voix. Dans le mode cycléphonique multi-thème l’ordre d’entrée est le suivant : 1. Chantwell, 2. Réponse du chœur, 3. Boulas, 4. Kata, 5. Le Danseur. Le Chac-chac (maracas), joué par le leader, peut entrer à tout moment. Schéma de ce processus :

Chacun des thèmes d’entrée musicaux du chant a une signification particulière, que ce soit sur le plan historique ou de part sa valeur musicale. La première phrase est à la fois empreinte d’histoire et profondément musicale car ce chant plein d’entrain, chanté en créole, est souvent entremêlé de mots intraduisibles que j’ai fait remonter aux Dieux, aux Ancêtres ou aux Esprits d’Afrique ou de Carriacou.

Neuf groupes d’Afrique de l’Ouest, parlant des langues différentes, furent amenés à Carriacou pour être mis en esclavage. La nation Cromanti, composée d’un mélange de groupes Akan (Fanti, Asanti, Akwapim) a été nommée ainsi d’après le Fort Kormantin, un fort esclavagiste Hollandais de la Côte de l’Or par lequel elle quitta l’Afrique. (Meredith 1812:130). Nous supposons, étant donné les indices structurels des chants, que les Cromantis furent, vraisemblablement, la nation qui établit le Big Drum, du fait de son importance numérique et de son influence prédominante sur les autres nations emmenées en captivité à Carriacou (McDaniel 1998: 42). Puis, à mesure que d’autres peuples aient été importés, les répertoires musicaux Igbos, Mandingues, Chambas, Temnes, Bandas, Aradas, Mokos, et Kongos furent ajoutés au rituel, et ces neufs peuples se sont réunis pour former un congrès de neuf nations de représentation multinationale (Pearse 1978-79:638).

Les neuf nations de Carriacou sont demeurées relativement intactes et expriment une sensibilité historique, politique et culturelle particulière dans leur société. Les chants de Nation les plus anciens, les plus précieux et les plus spirituels des Cromantis, des Igbos, et des Mandingues sont placés au début de la manifestation. Les danses des six autres nations sont jouées plus tard, entrecoupées de danses profanes.

Ci-après, un aperçu du répertoire complet des types de chants et danses classés par période historique en Chants de Nation (18ème siècle), Chants Créoles (19ème siècle), et Chants Frivoles (début du 20ème siècle). Certains types de chants sont perdus, comme le Igbo Ecossais, le Kongo Ecossais, le Dama ou encore le Ladderis (Pearse 1978-79:638). Nous supposons que les chants Ecossais représentent des personnes d’origines mélangées.

Nation Créoles Frivoles
Cromanti Old Bongo Chattam
Igbo Hallecord Lora
Manding Bèlè Kawé Cariso
Arada Gwa Bèlè Chirrup
Congo Old Kalenda Piké
Chamba Juba Chiffoné
Banda   Man Bongo
Temne   Trinidad Kalenda
Moko    
(Pearse 1956, 1978-79)

Les chants de ces trois périodes, représentent la terre d’origine, bien qu’éloignée dans le temps, d’africains asservis mais également des périodes esclavagistes et post-esclavagistes. Les chants de Nation, comme la plupart des autres chants, amènent la forme chantée responsoriale (question/réponse) dans des textes en créole mais également de mystérieux noms africains. Cette origine ancienne explique que l’on retrouve des thèmes et traditions historiques, géographiques et religieux dans ces chants datant du 18ème siècle.

On note que l’appel des ancêtres prédomine dans les textes les plus anciens, les questions sociales dans les chansons créoles, et un appel à la réjouissance et à la danse dans la poésie frivole.

Anancy n’est pas un nom mystérieux mais plutôt celui d’une divinité provocante bien connue, une araignée incroyablement fourbe et sournoise. Anancy est connue dans de nombreuses cultures d’Afrique de l’Ouest. Ici elle appartient à la première nation, les Cromantis, avec des expressions qui pourraient être Hausa.
On trouve dans la transcription ci-dessous une clef cycléphonique avec la note sol sur la deuxième ligne qui nous rappelle les entrées séparées et la texture de l’ensemble.

Anancy-o [Cromanti]
Anancy-o-é
Anancy-o, Sari Baba
Anancy-o, Sari Baba
Anancy-o, Sari Baba

"Anancy-o" (1962) enregistré par Alan Lomax à Carriacou (extrait).
Version intégrale de l'enregistrement sur le site internet de l'Association for Cultural Equity (fondée par Alan Lomax) >>>

En recherchant l’étymologie de sari baba j’ai trouvé des traductions fascinantes de sai ba ( pl. sai baba), qui pourrait être une expression Hausa signifiant “personnes constamment malchanceuses.” Une seconde proposition est faite par le linguiste Hausa Ousseina Alidou qui affirme que le mot sari vient de tsari qui signifie “protection” en Hausa. Elle suggère que l’expression devrait être lue ainsi : tsari baba (en ajoutant un “t”) qui signifie: la protection du père ou la “protection ultime”, ce qui donnerait à Anancy un caractère clairement divin.

Oko est un dieu Yoruba, un membre du panthéon Orisha nigérian, gardien des récoltes et de la fertilité. Or les Yorubas ne sont pas arrivés à Carriacou. Comment son nom s’est-il ainsi retrouvé dans les chants du Big Drum? La réponse corrobore les données historiques récoltées en étudiant ces chants. Pratiquement oublié dans le rituel Orisa nigérian de Trinidad, le souvenir d’Oko s’éloignait. Les esclaves de Trinidad trouvaient absurde d’implorer le dieu de l’agriculture et de la fécondité pour qu’il travaille en faveur des colonialistes et leur permette d’accroître leurs possessions et leurs richesses (Simpson 1962:1217). Néanmoins, ceux qui ont quitté les paysages arides de Carriacou pour aller travailler dans les champs de canne de Trinidad peu après la fin de l’esclavage en 1838 se sont approprié Oko, la divinité Yoruba (Hill 1973:23). Le désir de ce peuple de vivre dans un environnement plus agréable s’exprime dans de nombreuses lettres, rapports et articles de journaux du début du 20ème siècle qui font allusion au manque de pluie et au fait de dépendre de la Grenade pour l’approvisionnement en eau et en nourriture. Les Carriacouais libres se sont appropriés Oko pour leur rituel en développement.

Oko [Cromanti] 
Oko, Oko, Oko-yé
Oko, pardoné mwen
Oko, pardoné mwen
Oko pardoné mwen
Oko, mama, pardoné mwen

"Oko" (1962) enregistré par Alan Lomax à Carriacou (extrait).
Version intégrale de l'enregistrement sur le site internet de l'Association for Cultural Equity (fondée par Alan Lomax) >>>

Un chant Igbo suit. “Ovid-o Bagadé”, une métaphore sociale, parle de la terreur d’un fermier paranoïaque, Ovide, qui plante et récolte un mal inattendu. “Bagarde, n’aies pas peur”, chante le chœur.

Ovid-o Bagadé [Igbo]
Mwen planté shu mwen
Li turné ba legé
Ovid-o bagardé, bagardé éh-hé
Mwen planté shu mwen
Li turné maljo-jo (melangen, balissé)
Ovid-o bagardé, bagardé éh-hé
[traduction] Je plante du chou caraïbe
Et je ne récolte rien
Ovide, n’aies pas peur, n’aies pas peur.
Je plante du chou caraïbe
Et je récolte la peur (aubergine, buisson)
Ovide, n’aies pas peur, n’aies pas peur.

La chanson suivante, “Mary et Martha”, un «Cheerup» (chanson joyeuse, qui remonte le moral) frivole est, comme la plupart des «Cheerups» joué pour que les danseurs prennent du plaisir à danser et le public à les regarder remuer les hanches. Cette chanson, ou une chanson similaire, est également chantée pendant les jeux des plus jeunes (pass play). La signification de cette chanson est basée sur un fait d’actualité appartenant au passé, difficile à retrouver après tant d’années.

Mary and Martha 

Leader:
Mary and Martha is bound to wear the crown—oy
Chorus:
Mary and Martha is them that wear the crown-o
Leader:
If you want to see them go behind the hill-o

[traduction]

Leader:
Mary et Martha doivent porter la couronne-oy
Chœur:
Mary et Martha ce sont elles qui portent la couronne-o
Leader:
Si vous voulez les voir passer derrière la colline-o

"Mary and Martha" (1962) enregistré par Alan Lomax à Carriacou (extrait).
Version intégrale de l'enregistrement sur le site internet de l'Association for Cultural Equity (fondée par Alan Lomax) >>>

 

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SOMMAIRE
1. Musique
2. Instruments
3. Musiciens
4. Racines dans le vent
Extraits musicaux
Paroles
Bibliographie

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Par Dr Lorna McDaniel

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Général de la Guadeloupe, 2004