“Musique des Nations africaines en Jamaïque” par Kenneth Bilby

Musique des Nations africaines en Jamaïque

Dr Kenneth Bilby (2003)
Smithsonian Institute, Washington D.C.

Texte de la conférence donnée à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003 - Sainte-Anne, Guadeloupe)
Laméca / Festival de Gwoka de Sainte-Anne / DAC Guadeloupe

 

Kenneth Bilby à Laméca lors de l'une de ses conférences à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003).
© Médiathèque Caraïbe

La Jamaïque rurale est culturellement beaucoup plus complexe et plus variée que la plupart des gens ne le pensent, y compris les Jamaïcains eux-mêmes. Relativement peu de Jamaïcains savent que dans la partie Est de l’île, plus précisément dans les communes de Saint Thomas et de Portland, vivent deux “nations” distinctes. Lorsque je parle de “nations,” je me sers d’un terme que les membres de ces groupes utilisent pour se définir eux-mêmes. L’un de ces groupes est connu sous le nom de “Nation Bongo” ou “Nation Kongo”. L’autre groupe est la “Nation Marron” , dont les membres se font aussi appeler parfois la “Nation Kyatawud”.

Ces deux groupes de Jamaïcains ont des histoires différentes. Les Marrons de cette partie de l’île sont les descendants directs de ces célèbres guerriers africains des 17ème et 18ème siècles qui se sont échappés des plantations esclavagistes britanniques et se sont battus pour leur liberté, obligeant le gouvernement colonial britannique à leur réclamer un traité de paix en 1739. Leur chef et fondatrice était Queen Nanny, qui est devenue une héroïne nationale, et dont on trouve le portrait sur le billet de 500 $ jamaïcain. L’autre groupe, la Nation Bongo, descend principalement de travailleurs africains sous contrat qui sont arrivés à la Jamaïque beaucoup plus tard que les Marrons; les ancêtres fondateurs de la Nation Bongo commencèrent à arriver seulement dans les années 1840, quelques années après l’abolition de l’esclavage, et plus d’un siècle après les luttes de libération des Marrons.

Il est assez intéressant de constater qu’à la Jamaïque il y a encore des groupes de gens qui sont fiers de revendiquer leur appartenance à des “nations” d’origine africaine distinctes. Mais ce qui est encore plus intéressant, c’est qu’entre ces deux groupes, la Nation Marron et la Nation Bongo, s’est développé un sentiment d’affinité et d’identité commune, fondée sur une longue histoire de rencontres et d’échanges culturels. Bien que leurs ancêtres soient originaires de différentes parties d’Afrique et soient arrivés à la Jamaïque à des périodes différentes, une fois que les circonstances les ont rapprochés, ils ont su reconnaître les uns chez les autres certaines similitudes culturelles pouvant servir de base à des échanges harmonieux. La musique et la danse ont joué un rôle particulièrement important dans ce processus. Mais avant de comprendre l’importance de la culture musicale commune développée à la Jamaïque par ces deux nations Afro-jamaïcaines, il nous faut les replacer chacune dans leur contexte.

 

Un rapprochement par la musique et la danse

J’ai signalé que les ancêtres des Marrons et ceux de la Nation Bongo venaient de régions d’Afrique différentes. Les comptes-rendus historiques et les indices linguistiques actuels donnent à penser que les premiers Marrons, bien qu’originaires de nombreuses régions d’Afrique de l’Ouest et de divers ethnies, étaient menés par des individus parlant l’Akan et venant des régions qui correspondent au Ghana et à la Côte d’Ivoire actuels. Il semble que les traditions culturelles Akan apportées par ces leaders aient fini par dominer la nouvelle culture d’inspiration Africaine instaurée par les Marrons à la Jamaïque. Les ancêtres fondateurs de la Nation Bongo, contrairement aux Marrons, venaient d’une région plus au Sud de l’Afrique, principalement de la région Congo-Angola d’ Afrique Centrale. Ces origines différentes se reflètent clairement dans les traditions culturelles et musicales actuelles des deux populations.

Les Marrons parlent toujours une langue rituelle appelée Kromanti, dont le nom est dérivé de Cormantin, sur la côte du Ghana actuel. Le vocabulaire de cette langue vient principalement de langues Akan , telles que l’Asante-Twi et le Fanti. Les membres de la Nation Bongo ont également leur propre langue rituelle, que l’on appelle la langue Bongo ou Kongo, principalement dérivée du Kikongo et d’autres langues Bantou toutes proches, tel le Kimbundu. Ces deux langues rituelles, la langue Kromanti des Marrons et la langue Kongo de la Nation Bongo, sont complètement distinctes et mutuellement inintelligibles. Les traditions musicales centrales des deux groupes sont également très différentes. Tout comme leur langue rituelle, la musique sacrée des Marrons s’appelle le Kromanti. La musique sacrée de la Nation Bongo est appelée Kumina – ou, parfois, Kumeika, ou Kodongo. Ces deux traditions musicales, Marron et Bongo, sont tout à fait distinctes l’une de l’autre; elles utilisent différents types de tambours, sur lesquels sont joués différents styles et différents rythmes, et leurs chants sont chantés dans des langues rituelles différentes.

Les Marrons et les Bongos sont bien conscients de leurs différences musicales et culturelles, et ils en parlent souvent. Cependant, ils soulignent aussi que leurs musiques sont “très similaires” – parfois ils vont même jusqu’à dire qu’elles sont “presque semblables”. En fait, en dépit de leurs origines culturelles différentes, les membres des deux nations revendiquent parfois leur appartenance à une même “famille” et disent qu’ils font vraiment partie d’une “même nation.” Il existe même une histoire qui raconte que les deux groupes sont les descendants de deux sœurs africaines qui ont été séparées à leur arrivée en Jamaïque. Il n‘existe pas de contradiction entre ces affirmations simultanées de similitude et de différence. Ce quelles expriment, c‘est une reconnaissance d‘Africanité partagée, une affinité culturelle profonde sous-jacente aux spécificités musicales et culturelles qui distinguent ces deux peuples. Ce sens d‘unité culturelle s‘est développé au cours du 19ème siècle, lorsque les Marrons ont émigré de leurs communautés montagnardes vers la région des plantations côtières où étaient concentrés les Africains du Centre, en train de se regrouper pour former la Nation Bongo . Alors que les Marrons se retrouvaient ainsi exposés à la tradition Kumina et accueillis en son sein en tant que compatriotes africains, un processus d‘échange culturel s‘est mis en place. Il s‘en est suivi la création d‘une nouvelle zone de chevauchement musical et culturel basée dans la partie Est de la Jamaïque. Aujourd‘hui, ce passé d‘échanges musicaux est surtout évident dans les dizaines de chansons qui sont communes aux Marrons et aux Kumina appartenant à la Nation Bongo. La plupart de ces chansons partagées sont reconnues comme étant la propriété commune des deux “nations.” Et elles appartiennent toutes à ce qu’on pourrait appeler un niveau plus créole, ou afro-créole, de culture (par opposition aux catégories « plus profondes » de chants de chaque nation). Par exemple, elles sont toutes chantées dans le créole Jamaïcain appelé Patwa au lieu des langues rituelles dérivées d’Afrique des deux nations, et elles sont le plus souvent associées avec les parties des cérémonies les plus « légères », les moins intenses spirituellement, plutôt qu’avec les aspects faisant appel à des ancêtres plus anciens et plus puissants.

Dans les cérémonies Kumina de la Nation Bongo, ces chants appartiennent au genre musical appelé “bailo,” caractérisé par une musique réservée au divertissement et au plaisir plutôt qu’à des intentions spirituelles élevées. De la même façon, chez les Marrons, quand ces chants sont joués au cours de cérémonies Kromanti, ils sont invariablement rythmés par des styles de percussion que les musiciens Marrons définissent comme « plus légers » - des styles comme le Tambu, John Thomas, ou le Sa Leone, qui sont utilisés principalement pour le divertissement et non pour invoquer les ancêtres. D’ailleurs, il est très probable que la plupart des styles Marrons « plus légers », qui sont plus proches de la structure rythmique du Kumina qu’aucun autre style de percussions Marron, est en fait né d’interactions et d’échanges musicaux entre les batteurs Marrons et Kumina depuis le 19eme siècle. C’est particulièrement vrai pour le style Marron appelé Tambu. Ce qui est très intéressant, c’est que le nom Tambu est également utilisé par les membres de la Nation Bongo pour leur propre musique et danse Kumina, lorsqu’elles sont pratiquées sans intention spirituelle particulière, uniquement pour le plaisir.

Pratiquement, que signifie cette zone de chevauchement, ce pont musical qui existe entre les Nations Marron et Bongo ? Premièrement, cela permet aux adeptes Marrons et Kumina, qui se rencontrent parfois par hasard dans les cérémonies Kumina, d’utiliser la musique pour établir rapidement des liens sociaux les uns avec les autres, et de cultiver un sentiment de connexion spirituelle. D’ailleurs, joués d’une certaine façon, le printing, comme on appelle les tambours Marrons en langue Kromanti, et le ngoma, comme on appelle les tambours Kumina en langue Kongo, peuvent être utilisés pour invoquer les esprits des ancêtres de l’une ou l’autre nation. Le territoire musical commun attribué aux ancêtres Marrons et Bongos il y a plus d’un siècle est encore perçu comme un espace d’harmonie et de sentiment communautaire. Ce sentiment est renforcé par l’aisance avec laquelle les batteurs peuvent apprendre les styles les uns des autres, sans parler de toutes les chansons communes qui n’ont pas besoin d’être réapprises pour qu’un membre d’une des nations puisse prendre part aux cérémonies de l’autre.

De nombreux batteurs Marrons m’ont parlé de ce sentiment de connexion avec la Nation Bongo et sa tradition Kumina, connexion basée sur la musique. Un grand batteur Kromanti, qui était aussi un joueur accompli de Kumina, m’a expliqué que personne ne lui avait appris à jouer le Kumina; il s’était rendu à des cérémonies Kumina à différents endroits, et s’était contenté d’observer et d’apprendre en écoutant. Ce n’était pas difficile, a-t-il ajouté, puisque les façons de jouer Marron et Kumina sont très proches, et qu’il savait déjà jouer du tambour Kromanti. Après tout, a-t-il ajouté les Marrons et la Nation Bongo sont "comme frère et sœur." Et c’est pourquoi les Marrons ont un équivalent du Kumina qu’ils jouent sur les tambours Kromanti Marrons, un style qu’ils appellent Tambu. Un autre batteur Kromanti a expliqué ce que cela représentait, pour un musicien Marron, de s’asseoir sur un tambour Kumina pour la première fois. “C’est exactement comme quand tu sais conduire un gros camion,” dit-il. “Et puis un jour tu te retrouves à conduire une estafette. Et bien, quand tu t’assieds au volant, tu sais déjà comment ça marche, tu n’as pas besoin d’apprendre. La conduite sera peut-être un peu différente, un peu plus légère. Il suffit de s’y habituer, mais tu peux la conduire.”

Ce qui est aussi remarquable au sujet de cette zone de chevauchement musicale c’est que, alors même qu’elle encourage la perception d’une identité commune fondée sur un sentiment d’Africanité partagée, elle permet dans le même temps aux membres des deux groupes de préserver des identités distinctives, en tant que représentants de nations apparentées et pourtant différentes, avec des traditions musicales et culturelles qui leurs sont propres. D’ailleurs, quelques batteurs sont capables de si bien s’adapter aux autres styles que même des joueurs expérimentés ne peuvent plus identifier à quelle nation ils appartiennent en se basant sur leur façon de jouer. Par exemple, quand ils jouent le Kumina, les batteurs Marrons révèlent généralement leur identité Marron à la façon dont ils “mek bar” – c’est à dire, la façon dont ils pressent leurs talons sur la tête du tambour pour changer la tonalité. Puisque les tambours Marron Kromanti se jouent en position verticale, sans l’usage des pieds, les batteurs Marrons ont tendance à faire moins attention à cette technique du talon et sont donc moins à même de reproduire les subtiles nuances de timbre auxquelles on s’attend de la part d’un maître batteur Kumina. Les différences de motifs rythmiques traditionnellement joués par les batteurs Marrons au contraire des Kumina – même lorsqu’ils jouent à l’intérieur de la zone musicale commune– permettent aussi de garder les identités musicales des joueurs musical séparées. Etant donnée que la rythmique d’accompagnement des styles des deux nations, Tambu and Kumina, sont compatibles avec les phrases typiques des solos de l’une ou l’autre nation, les « marqueurs» (solistes) peuvent jouer avec des tambours accompagnateurs de l’autre nation sans avoir à faire de changement majeur, et leur manière de jouer s’harmonise toujours. Même si leur façon de jouer peut sembler quelque peu « étrangère » aux auditeurs appartenant à l’autre nation, la musique qui en résulte et intègre les éléments des deux parties « fonctionne» quand même.

Je trouve que nous sommes ici en présence d’un excellent exemple d’utilisation de la musique et de sa dimension spirituelle pour construire des passerelles culturelles au sein de la Diaspora africaine. Tout comme, de nos jours, les peuples des deux côtés de l’Atlantique continuent à se reconnaître et à tirer parti d’un patrimoine musical largement partagé, les Africains dans les Amériques des siècles derniers utilisaient leurs sensibilités musicales communes pour aider à combler les différences, même quand ils maintenaient parfois les traditions musicales plus spécifiques à leurs ethnies qu’eux-mêmes ou leurs ancêtres avaient transplantées ou recréées dans cet hémisphère. Nous savons, bien sûr, que le cas de la Jamaïque est loin d’être unique; quelque soit le lieu des Amériques où des Africains de différentes nations se sont rencontrés, ils ont construits des passerelles musicales inter ethniques. Il existe d’innombrables preuves de ce processus dans des endroits comme Haïti, Cuba, ou le Brésil, qui possèdent chacun ses propres fusions musicales inter africaines. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans ce cas jamaïcain, c’est qu’il montre que même après la fin de l’esclavage officiel, les nouveaux arrivants africains pouvaient toujours compter sur une Africanité largement partagée, qui se manifestait dans la musique ou dans d’autres sphères culturelles, pour forger des liens sociaux durables avec des Jamaïcains arrachés au continent africain depuis plusieurs générations.

De fait, le Kumina, bien que demeurant la musique ethniquement spécifique des communautés de descendants d’Afrique Centrale à l’Est de la Jamaïque, en est également arrivé à servir de véhicule pour une identité africaine bien plus vaste à la Jamaïque– un processus qui peut être considéré comme une extension du genre de transculturation musicale qui se produit depuis longtemps entre les Marrons et la Nation Bongo. Au début du mouvement Rastafari, avant l’émergence de ce que l’on appelle le Nyabinghi, les chants et les tambours du Kumina ont joué un rôle important dans la démarche des Rastas tentant de recréer l’Afrique en Jamaïque. Parmi les générations suivantes de Rastas, le Kumina a été remplacé par une nouvelle fusion musicale appelée Nyabinghi, elle-même en partie basée sur les rythmes Kumina. Et, aujourd’hui, le Kumina continue d’être employé pour recréer l’Afrique en Jamaïque, même à travers la musique dancehall la plus moderne. Nous allons terminer avec un enregistrement populaire résolument moderne dans lequel le D.J. Jamaïcain Determination rappe sur un rythme de dancehall appelé le “Kumina riddim.” (rythme Kumina ). Ce n’est que l’un des nombreux albums sortis en 2003 qui utilisent cette nouvelle version du “Kumina riddim.”

 

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