Article Laméca
Le Carnaval de l' "autre".
A propos d' "authenticité" en matière de musique guadeloupéenne : théories et réalités
Dr Marie-Céline Lafontaine (1983)
Ethnologue, CNRS
Cet article est paru originellement dans la revue Les Temps Modernes, N° 441-442, avril-mai 1983, pp 2126-2173.
Il est publié ici avec l'aimable autorisation de son auteur.
Sommaire
- Introduction
- I. Culture dominante/culture dominée - culture nationale
- II. A propos de la conception d'une fonction révolutionnaire en soi d'une forme musicale donnée
- Conclusion
Fè ! Fé épi lanvi viré fèt, ba mou-n lan ki rété lafos passé anlè ko-y épi lonbra-y li, épi lafo janbé lannwit li kon an dalo (*) ...
Monchoachi « Nostrom ».
L'art (1) n'est-il pas à la fois question et réponse, sens et absence de sens ?
Les musiques semblent parler mieux que les discours que l'on tient sur leur compte et ne vivre finalement qu'autant que vivent les groupes ou les sociétés qui les portent. Mais précisément : la survie d'un groupe dépend pour une grande part de la capacité qu'ont ses membres à appréhender collectivement ce qui fait leur spécificité. Aussi est-il peut-être important de contribuer à la compréhension des causes qui semblent compromettre pour les Antillais une telle appréhension, si on en juge par la nature du débat en cours à la Guadeloupe sur la musique de ce pays.
Depuis plus de quinze ans en effet que la revendication d'indépendance nationale de la Guadeloupe s'accompagne d'un effort d'évaluation de l'identité culturelle du peuple guadeloupéen, la plupart des thèses qui ont été exprimées sur la question de la (ou des) musique(s) de ce pays nous renseignent moins sur les problèmes de celle(s)-ci et de ceux qui la (ou les) pratiquent que sur les difficultés que nous avons à penser notre identité hors de la confusion, originellement engendrée par la situation coloniale, de faits relevant d'ordres différents, bien qu'ils puissent avoir été historiquement liés.
De quoi s'agit-il précisément ?
Divers styles musicaux existent à la Guadeloupe encore produits et consommés de façon non exclusive les uns des autres par les seules couches populaires de ce pays. La connaissance de l'histoire de la Guadeloupe ou tout simplement l'oeil et l'oreille avertis peuvent permettre de saisir, même intuitivement, ce qu'ils doivent à l'Afrique et/ou à l'Europe. Mais un oeil et une oreille encore mieux avertis incitent à ne pas renvoyer purement et simplement les uns ou les autres à ces deux continents, ce que suffirait d'ailleurs à justifier, à mon sens, le fait que les groupes sociaux qui en sont porteurs les considèrent comme faisant indifféremment partie d'un patrimoine légué selon eux par « les anciens » et qu'ils qualifient tout simplement de « guadeloupéen ». Or on est aujourd'hui en présence d'un fort courant de pensée où sont exprimées des thèses qui vont de l'acceptation, empreinte de culpabilité, des styles musicaux d'origine occidentale ou teintés d'influences occidentales (le quadrille au commandement et la biguine) à leur rejet pur et simple. Ces thèses prétendent tirer leur justification du caractère déclaré « bâtard » par lequel elles définissent ces styles musicaux et du rôle d' « instruments d'aliénation au service du pouvoir colonial » qu'elles leur prêtent, au sens où ils auraient servi à étouffer le seul style musical devant être considéré comme vraiment guadeloupéen (le groka) parce que seul provenant réellement de l'héritage des ancêtres africains esclaves et donc seul apte à servir l'actuelle lutte d'indépendance de la Guadeloupe (2). En ceci ces thèses opèrent un renversement de l'échelle de valeurs qui stigmatisait jusqu'alors tous les traits culturels un tant soit peu africains. Renversement qui paraît légitime en soi, mais dont le caractère schématique doit au contraire nous interroger.
On aurait tort de croire en effet qu'un tel fait soit anodin, tant les Guadeloupéens (musiciens ou non) sont divisés sur la question et tant il semble précisément s'enraciner dans les divisions séculaires des Antillais entre eux et d'avec eux-mêmes.
Quelles que soient les causes profondes qui ont conduit à ces conclusions et qu'il faudra bien examiner, ces dernières semblent d'ores et déjà tenir à la quasi-évacuation du réel guadeloupéen et d'autre part au fait qu'elles reposent sur une documentation largement insuffisante, non relativisée de surcroît par les données émanant de la connaissance de l'expérience humaine universelle (3).
Les premières prises de position sur la question (du moins celles qui ont été publiquement exprimées) et qui sembleraient (?) avoir influencé la plupart de celles qui ont suivi (même si ces dernières se situent en deçà ou au-delà des premières) se sont réclamées de près ou de loin d'une réflexion de type marxiste, et, considérant la relation de dépendance historique de la Guadeloupe à la France, ont fait intervenir à ce titre l'opposition classique, dans les analyses marxistes des sociétés occidentales, entre les concepts de culture dominante et de culture dominée, ce dernier concept ayant été logiquement transmué en celui de culture nationale opprimée, pour les besoins de l'adaptation du schéma en question au cas guadeloupéen (4). Dès lors ceci peut fournir un terrain objectif à la discussion.
Si l'apport des analyses marxistes a ouvert la voie à une meilleure connaissance du fonctionnement des sociétés humaines en général, et si à ce titre il a pu jouer un rôle capital dans les luttes de libération nationale, on sait maintenant le danger qu'il y a à traiter les textes de Marx comme un ensemble de, « textes sacrés », et, dans le cas des sociétés où la lutte de classes va de pair avec celle de libération nationale, à les utiliser sans tenir compte des caractéristiques particulières à chacune de ces sociétés.
Si par ailleurs le marxisme a pu fournir aux sciences sociales des outils d'analyse et un cadre problématique leur permettant de dépasser le stade de la simple description des phénomènes, il n'a pas pour autant annulé les acquis de ces sciences.
Les deux remarques précédentes s'appliquent, en s'articulant, au cas qui nous intéresse ici à savoir la question d'une spécificité musicale guadeloupéenne posée en référence à une problématique marxiste.
D'une part : s'appliquant à une société où la distinction entre musique de tradition orale et musique de tradition écrite est difficile à définir et où la réflexion porte sur des musiques populaires en voie de commercialisation - ou déjà commercialisées - mais dont la production et la consommation peuvent encore être saisies dans leur liaison organique avec la vie des populations occupant les secteurs traditionnels de la société considérée, une telle question, pour être bien traitée, rend souhaitable le recours à l'ethnomusicologie en ce que cette science vise avant tout à appréhender les faits de musique pour ce qu'ils sont, à savoir des faits sociaux (5). Ceci renvoie donc, dans ce cas précis, à une autre nécessité, celle qui consiste à référer les caractéristiques des faits étudiés à la totalité dans laquelle ils s'inscrivent, dénommée «situation coloniale» (6) et qui exige qu'on considère ces faits dans toutes leurs dimensions (historiques, sociologiques, politiques et idéologiques).
D'autre part et par conséquent : la référence à la problématique marxiste, doit, pour être juste, opposer la totalité en question et donc tout le champ de musique traditionnelle guadeloupéenne, à l'ensemble européen auquel ils sont liés (en l'occurrence la puissance coloniale française) au sens où la situation coloniale résulte elle-même de l'expansion du capitalisme européen et de ses conséquences sur les relations que ce dernier entretient avec les formations sociales qu'il assujettit.
Une telle perspective devrait permettre d'approfondir le débat, ce que je me propose de tenter à ce point de mon exposé.
J'examinerai successivement deux questions d'ordre général qui sont articulées. Il s'agira d'abord et principalement de tenter de clarifier le contenu des concepts de culture dominante et de culture dominée et d'expliciter les modalités des rapports qu'entretiennent les groupes qui véhiculent ces cultures ainsi définies, ceci afin d'arriver à mieux cerner la notion de culture nationale et de voir ensuite ce que celle-ci recouvre dans le cas de la Guadeloupe, du moins en matière de musique. Inversement, partant du réel antillais, il s'agira ensuite de s'interroger plus brièvement sur la validité de la conception d'une « fonction révolutionnaire » en soi (au sens politique du terme) d'une forme esthétique (ici musicale) donnée. Je conclurai par quelques considérations de portée générale sur les problèmes de l'identité antillaise tels qu'ils peuvent être mis en évidence à travers l'exemple concret que constitue l'actuel débat sur la musique guadeloupéenne et les formes qu'il a prises à la Guadeloupe, ainsi que sur les retombées politiques de ces problèmes.
I. Culture dominante/culture dominée - culture nationale
Dans toute communauté humaine stratifiée où coexistent des groupes sociaux différents - de la même souche raciale et/ou culturelle, ou non - ayant des intérêts antagonistes, ce qu'il faut entendre par culture dominante (à savoir la culture du groupe qui détient la réalité du pouvoir, et ceci dans quelque type que ce soit de formation économique et sociale) consiste en un ensemble de biens matériels et symboliques dont ce groupe tente de se réserver la jouissance, par l'instauration d'un corps de règles et de codes, d'attitudes et de comportements dont seule la connaissance permet de maîtriser l'usage. Les membres du groupe dominé en sont alors exclus de fait dans la mesure où l'apprentissage de ces codes se fait à l'intérieur même du groupe dominant. Mais ceci ne contredit nullement la réalité des emprunts culturels entre ces deux groupes, et ces emprunts se font toujours par le biais des contacts physiques, volontaires ou non, qu'ont nécessairement les membres de ces groupes, ne serait-ce que pour assurer la survie de la collectivité. On traite trop souvent la culture comme une abstraction, oubliant qu'elle se matérialise dans des hommes qui, du fait des nécessités de l'adaptation à des contraintes de tous genres (adaptation se posant aussi en termes de survie individuelle et donnant lieu à des stratégies - conscientes ou inconscientes - variables selon les individus), sont constamment en passe de la modifier (7).
D'autre part, ceci ne contredit pas non plus la réalité de la lutte entre groupes sociaux antagonistes. Car tandis que le groupe dominé revendique constamment et légitimement l'accès au partage des biens qu'on lui refuse et qui résultent principalement de l'accaparement des fruits de son travail, le groupe dominant a besoin, pour continuer à s'enrichir et ne pas se scléroser, d'intégrer en son sein des éléments de la culture du groupe dominé.
Mais ce qu'il faut voir, c'est que les éléments empruntés ne venant jamais se greffer sur du vide, chacun des deux groupes, d'une part, en remodèle la forme selon ses propres schèmes culturels, et, d'autre part, les restitue dans son propre système culturel en attribuant à ces éléments ainsi modifiés des fonctions et des significations différentes de celles qu'ils avaient dans le groupe de départ et qui ont quelque chose à voir avec le niveau de complexité de la division sociale du travail dans l'ensemble d'une même société, ou d'un secteur à l'autre d'une société (telles que celles où un secteur traditionnel coexiste avec un secteur intégré au capitalisme).
La formule de Marx selon laquelle « l'idéologie dominante est celle de la classe dominante » implique en fait l'existence, entre groupes dominants et groupes dominés, d'une relation dialectique faisant appel à une double stratégie contradictoire à l'oeuvre entre les deux groupes : celle des premiers qui est d'exclure tout en instituant une norme « idéale », à laquelle répond celle des seconds qui tend à vouloir s'intégrer tout en s'opposant. Et c'est précisément dans cette relation dialectique de la résistance et du changement entre les groupes humains que réside le mécanisme de formation des cultures et des civilisations, aussi bien que le changement des structures socioéconomiques. L'analyse marxiste de la dynamique économique et sociale des pays capitalistes européens a bien montré par exemple comment la revendication des groupes dominés au partage des biens symboliques des groupes dominants est aussi l'un des moteurs de la lutte des classes qui aboutit à la constitution des classes moyennes.
Par conséquent, qu'à une culture dominée aient été intégrés des éléments de la culture dominante, la première n'en reste pas moins dominée, et vice-versa, l'échange étant de surcroît inégal et en faveur du groupe dominant. L'introduction régulière des mots d'argot au dictionnaire français, par exemple, n'assure en rien aux ouvriers français la maîtrise de leur langue « nationale », non plus qu'elle ne leur ouvre automatiquement l'accès au métier d'écrivain. De même, les musiques populaires des pays européens de l'Est, pour prendre un exemple en matière de musique, ont pu être une source d'inspiration et d'enrichissement pour la musique savante de ces pays, sans que les paysans des mêmes pays maîtrisent pour autant la connaissance de cette dernière. Et si on considère la domination impérialiste globale de l'Occident sur les peuples noirs, l'existence d'un jazz européen en pleine expansion ou d'une certaine chanson française puisant son inspiration dans la musique noire américaine et caribéenne en est un autre exemple (8).
C'est ce constant mouvement d'aller et retour entre les groupes de statuts sociaux différents (fussent-ils d'origine raciale et culturelle distincte) composant une même communauté humaine suffisamment stable historiquement et ayant réalisé son unité nationale, qui confère, en dépit de leur éloignement quelquefois très grand, des affinités aux traits culturels respectifs de ces différents groupes sociaux et dont l'ensemble constitue la culture nationale, aux aspects par conséquent toujours multiples. Affinités souvent si subtiles qu'elles ne sont peut-être pas toujours quantifiables, mais que les sens peuvent percevoir. Qui ne voit ainsi le lien mystérieux qui semble rapprocher les lignes architecturales des pagodes et les contours des idéogrammes chinois par exemple ? Ou les postures du danseur de flamenco et celles du torero espagnols ? N'importe quel groupe humain constitué peut faire l'objet de semblables observations touchant aux domaines les plus divers.
On sait désormais par la connaissance de l'histoire générale de l'humanité que les groupes humains sont toujours donnés en relation les uns avec les autres et que ces relations, qu'elles aient pour cadre la guerre ou la paix, sont le lieu d'échanges entre ces groupes. L'importance de ces échanges (« souhaités ou contraints, conscients ou inconscients ») pour l' « évolution » des sociétés est désormais démontrée (9), à tel point qu'on a pu conclure que la « stagnation » de certains groupes humains est précisément due, non à de quelconques tares biologiques, mais à leur trop grand isolement, tandis que l' « avance » de certains autres résulte au contraire de l'accroissement de leur potentiel de créativité dans le domaine des sciences et des techniques aussi bien que des arts par la multiplication de leurs contacts avec d'autres groupes, ce qui a pu faire dire à un anthropologue français, que ; « L'exclusive fatalité, l'unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l'empêcher de réaliser pleinement sa nature, c'est d'être seul. » (10)
Ceci étant admis, il n'en est pas moins vrai qu'aucun groupe humain ne peut parvenir à la plus grande homogénéisation souhaitable de ses divers éléments culturels, qu'ils soient le résultat d'inventions ou d'emprunts (11), et donc à une spécificité qui lui soit propre, en l'absence d'un temps suffisamment long de relative autonomie qui, tout en permettant à ce groupe d'intégrer à sa culture les apports étrangers, garantit que celle-ci puisse les digérer et non le contraire : indispensable jeu de fermeture-ouverture que peut procurer de manière privilégiée la souveraineté politique, mais qui peut aussi résulter d'autres facteurs, qui y préparent éventuellement (l'exclusion d'un groupe par un autre, par exemple). Nous sommes ici renvoyés au problème des rapports de force entre les groupes et à celui des conditions dans lesquelles s'exercent ces rapports, conditions spécifiques à chaque cas particulier et aboutissant donc pour chacun d'eux à des résultats différents en matière de culture et de société.
STOP AU 3 fev 2025
L'affrontement entre deux groupes humains issus d'ensembles culturels distincts et qui porte l'un de ces groupes à étendre sa domination sur l'autre aboutit à un nombre limité de résultats bien connus. A moins que le groupe dominé ne soit physiquement éliminé, ce qui peut advenir à plus ou moins longue échéance, les exigences de survie de chacun des groupes qui nécessitent que des contacts physiques s'établissent entre eux, font que la nature et l'intensité des contacts culturels qui en découlent sont fonction de la combinaison de facteurs divers, tels que : les conditions géographiques (côtoiement plus ou moins grand des membres des deux groupes, existence - ou non - d'un arrière-pays), le rapport numérique entre les deux groupes, le degré de compatibilité des caractéristiques structurelles des deux ensembles socio-culturels en présence, la durée des contacts entre les groupes, mais, surtout, le mode de domination et le type particulier de rapports sociaux qu'il induit dans la nouvelle formation sociale ainsi constituée et qui rendent plus ou moins efficientes, pour la perméabilité entre les groupes, leurs stratégies respectives. Dès lors, l'affrontement peut aboutir soit à l'intégration du groupe dominé et au phagocytage de sa culture par le groupe dominant qui s'en trouve ainsi enrichi, soit à la résistance du groupe dominé et à la fusion dans son propre système culturel des éléments empruntés au groupe dominant, résistance pouvant se limiter au seul plan culturel, ou déboucher sur la libération politique.
En ce qui concerne les Antilles où s'affrontent maîtres européens et esclaves africains, les mécanismes à l'oeuvre dans les processus de structuration sociale et d'élaboration culturelle renvoient d'abord aux particularités de l'esclavage antillais qui, très tôt, introduit une possibilité de mobilité sociale à l'intérieur même du groupe des esclaves et dont le système des habitations inscrit sur le sol même les possibilités de contacts culturels, en même temps que, contradictoirement, à la ségrégation raciale étendue à l'ensemble de la population de couleur par le groupe des maîtres.
Il est nécessaire de saisir l'importance de l'interférence de ce dernier facteur avec les autres. Car, à vrai dire, d'une part, le groupe tout entier des hommes de couleur étant ici le groupe dominé, le désir pour l'un de ses membres, quelles que soient sa condition et sa nuance, de s'approprier les « qualités » et prérogatives du maître n'est pas objectivement différent de celui des membres de n'importe quel groupe dominé en lutte contre le groupe auquel il est assujetti ; d'autre part, formellement, c'est la mise en présence de deux ensembles culturels suffisamment distants l'un de l'autre qui provoque l'émergence d'un troisième ensemble irréductible à l'une ou à l'autre de ses composantes. Mais c'est la ségrégation qui donne ses formes spécifiques à ce nouvel ensemble culturel en cours de constitution, « elle en détermine les contours en confinant un groupe dans ses limites propres » (12), et, ce groupe étant majoritaire, elle crée ainsi un véritable déterminisme culturel (13) : les emprunts à la culture européenne seront réinterprétés en fonction des schèmes culturels africains.
Une des difficultés en matière d'appréhension de culture antillaise provient d'un fait qui a maintes fois été relevé, mais qu'il n'est pas inutile de rappeler, à savoir que la formation sociale antillaise a été totalement importée de l'extérieur, puisqu'ici, contrairement à ce qui s'est passé pour d'autres peuples colonisés, elle ne préexiste pas à l'expansion du capitalisme européen : elle est contemporaine de ce dernier. Il y a donc un point zéro de la culture antillaise à proprement parler. Or une telle culture existe bel et bien (langue, littérature orale, art culinaire, pratiques magico-religieuses, musique, architecture, etc.). Il a bien fallu qu'elle se constitue.
C'est pourquoi il est nécessaire de distinguer dans les analyses de la culture antillaise deux grands moments : la période esclavagiste et la période post-esclavagiste, la ségrégation ayant paradoxalement procuré au groupe de couleur les conditions nécessaires à la constitution de toute culture dans la première période, à savoir le maximum de fermeture et le minimum d'ouverture, tandis que les rapports s'inversent dans la deuxième période, particulièrement à partir de l'assimilation politique des territoires antillais à la Métropole. Inversion d'autant plus radicale que si, pendant l'esclavage les contacts culturels se sont produits dans des conditions voisines de celles qui avaient jusque-là présidé universellement à la constitution des cultures humaines - eu égard au niveau technologique auquel avait alors atteint l'humanité -, il n'en sera plus de même avec le développement ultérieur rapide des moyens de communication en tous genres et leur utilisation par le pouvoir assimilationniste métropolitain.
Il est vrai que cette distinction chronologique s'inscrit ici dans une même logique de réduction du groupe dominé par le groupe dominant. Mais elle correspond à des moments différents de cette logique où les termes de la double stratégie contradictoire que suppose la relation dialectique entre les deux groupes considérés ici sont inversés quant à l'ordre de leur prééminence : au temps I, le caractère marqué de la ségrégation du groupe dominé par le groupe dominant, à laquelle répondent les conduites d'intégration du premier, n'exclut certes pas de la part du second un aspect assimilationniste, auquel répondent les conduites de résistance du premier ; inversement au temps il, le projet ouvertement assimilationniste du groupe dominant auquel répond la résistance du groupe dominé va de pair avec le maintien de la ségrégation qui appelle des conduites d'intégration de la part du groupe dominé. Seule cette vue dialectique peut permettre de comprendre les avatars de la relation de dépendance des Antilles à la Métropole dans le passé et les contradictions qui se manifestent au coeur même de l'actuelle revendication d'indépendance (14). Ceci étant admis, la distinction chronologique suggérée plus haut n'en reste pas moins opératoire pour rendre compte des modalités de la genèse et de l'évolution de la culture musicale antillaise, puisqu'en ce qui concerne l'aspect assimilationniste du projet colonisateur pendant l'esclavage, seul le domaine de la religion a véritablement fait l'objet d'une politique d'encadrement et de contrôle.
Eu égard à ce qui vient d'être dit, et même s'il est vrai que, précisément par le seul biais de la religion, les esclaves se soient déjà trouvés en position de devoir adopter des habitudes musicales nouvelles pour eux (15), il importe de se demander si certains des points de vue qui parcourent la littérature antillaise (et plus largement afro-américaine), aussi bien qu'un certain discours occidental (celui des media) sur la question des musiques des populations d'origine africaine issues de l'esclavage, ne confinent pas à certains égards au mythe et n'ont pas pour résultat final de cantonner les Antillais et les Afro-américains dans les seuls rôles historiques de victimes totales ou de héros dérisoires (16). Ainsi de ceux qui tendent à accréditer par exemple la thèse d'une imposition systématique aux esclaves des danses et des instruments de musique européens, et celle, corollaire, d'une interdiction non moins systématique des danses et de la musique africaines. Il semblerait qu'il s'agisse là de simplifications procédant d'un examen insuffisant des textes concernant la police des esclaves et de déductions mécaniques ayant pour origine les écrits de certains chroniqueurs de l'époque (17). En ce qui concerne les Antilles par exemple, une seule et même phrase du père Labat, régulièrement citée, tient lieu de preuves en la matière (18). Un véritable souci de reconstitution un tant soit peu historique ne nécessite-t-il pas une documentation plus sérieuse et davantage d'esprit critique devant les documents ?
S'agissant du premier point, de telles affirmations ne tiennent même pas compte d'une réalité beaucoup plus crue qui répondait à la nécessité pour les maîtres d'avoir un corps de "spécialistes" musiciens à leur disposition. Or on sait que les "Nègres à talents" "ont reçu très tôt des gratifications en argent" (19), et ce fait semble comporter en lui-même une valeur explicative capitale.
D'autre part, et pour ce qui est du deuxième point, un examen un peu attentif des textes législatifs révèle que les lois ne visaient pas à interdire les danses africaines entre les esclaves d'une même plantation, mais à empêcher, par peur des révoltes, les esclaves de plantations différentes de se rassembler, tous les types de rassemblements, quels qu'en soient les motifs, tombant par ailleurs sous le coup de la même interdiction. Ceci introduit tout de même une nuance importante ; et même en considérant le problème sous cet angle, le seul fait qu'il ait été nécessaire de répéter si fréquemment ces interdictions légales indiquerait que celles-ci n'étaient pas observées par les colons, ni d'ailleurs par les esclaves. Ce qui fait que les danses auraient été au moins autant permises qu'interdites (20), et ce que peuvent donner à penser certains arrêtés de police locale qui ne témoignent que de l'application ponctuelle de ces interdictions légales ne doit pas nous faire oublier qu'il est la plupart du temps attesté que les esclaves se livraient régulièrement à leurs danses les week-ends et jours de fête.
C'est que, et les historiens des Antilles l'ont maintes fois souligné (21), il faut tenir compte de la distorsion très réelle aux îles entre les intérêts de la puissance colonisatrice, ceux des colons et ceux des institutions religieuses, qui souvent divergent. Les assertions du père Labat sur ce point ne nous renseigneraient-elles pas simplement sur sa conduite et sur celles d'autres religieux propriétaires d'esclaves ? Ou sur leurs velléités de conduite (22).
De même il faut se demander ce que vaut, et surtout d'où vient, l'affirmation courante selon laquelle le tambour aurait servi de signal de révolte aux esclaves en leur permettant de s'envoyer des messages « codés ». S'il n'y a là rien d'inconcevable (23), le fait que cette affirmation soit à la fois si fréquemment mise. en avant sans jamais être étayée de preuves, ni même explicitée, mérite que l'on se pose la question. Dans le sens de cette interrogation, un article sérieux sur la musique des esclaves de la Barbade (24) et faisant état de nombreux documents d'archives, comporte un passage qu'on peut citer à pur titre indicatif : «Thus, dances were not forbidden, but the law's intent was to frustrate communication among slaves from different plantations as well as to prohibit the musical devices which may call together, or give sign or notice to one another, of their wicked designs " (Hall 1764 ... ). The use of musical instruments for communication in revolts is noted in an account of a thwarted slave plot, " hatched by the Cormantee or Gold Coast Negro's " in 1675, which mentions that " trumpets... and Gourdes were to be sound on several hills, to give notice of their general rising " (Anon 1676). Although we have no direct evidence for West African horn and/or drum signalling beeing used in conjunction with revolts, the 1688 ban on drums would seem to imply such usage. Or, it may be that the ban on drums was enacted because of the possibility, rather than the actuallity, of their use. Sloane, for example, noted that in late seventeenth century Jamaica, a similar prohibition on the use of drums was a result of the slaves " making use of these in their wars at home in Africa, and thus it was thought too much inciting them to rebellion, and so they were prohibited by the customs of the island " (Sloane 1707 ... ). In a comprehensive recent article on slave revolts in the West Indies, Schuler does not mention, one way or the other, the role of musical instruments in rallying the slave (Schuler 1970) » (25). Sur ce point précis, c'est-à-dire sur le rôle du tambour comme moyen de transmission de messages codés, il semble bien que la question doive être approfondie. Peut-être une telle affirmation est-elle également dûe au fait que, le tambour faisant partie des rituels des associations ethniques et des confréries religieuses, où, selon Roger Bastide, se seraient préparées les révoltes et qui auraient été combattues à ce titre un peu partout dans l'Amérique des plantations (leurs traditions musicales rejoignant alors le champs de la musique profane (26) ), il aurait joué là, par la force des choses, un rôle du genre de celui qu'on lui prête de façon générale. Si de telles associations ethniques ont existé aux Antilles, elles semblent y avoir disparu assez tôt (le seul témoignage en ce sens, cité par Antoine Gisler et Roger Bastide consistant en un document où il est question des processions des Noirs du bourg de Saint-Pierre (Martinique) à la Fête-Dieu et de leur interdiction en 1758 par le gouverneur de l'île). Que par ailleurs, le tambour ait pu servir à soutenir l'ardeur des combattants dans les révoltes, cela n'aurait rien de surprenant du fait même d'une tendance universelle à l'utilisation politique de la musique, ainsi qu'on le verra plus loin.
Je ne prétends pas, ce qui serait d'ailleurs contraire à l'évidence et ce dont témoigne ne serait-ce que le peu qui vient d'en être dit, qu'il n'y ait pas eu objectivement oppression de la culture africaine. Mais sans doute faut-il relativiser notre point de vue sur la question et ne pas transformer les conséquences en causes. Après tout, les esclaves n'avaient pas été amenés aux Amériques pour une partie de plaisir, et l'esclavage a été suffisamment monstrueux pour qu'il ne soit pas besoin d'en rajouter. Par contre peut-être plus efficace que la sanction légale a été la sanction morale qui, du fait de l'idéologie raciale dominante, a pénalisé, dès les débuts de l'histoire antillaise, le moindre signe d'appartenance raciale et culturelle de l'Afrique, et c'est de ce point de vue qu'il faut se placer, pour également nuancer cette autre thèse courante selon laquelle seuls les affranchis et les esclaves domestiques auraient été sensibles aux attraits des coutumes des maÎtres, thèse qui ne fait qu'entretenir les Antillais dans le refus de leur histoire en tant que groupe collectivement dominé. Car, si il est vrai que l'idéologie dominante est celle de la société tout entière, il est certain que les catégories dites privilégiées (!) ont simplement eu, de par leur position dans le système, les moyens objectifs de réaliser des aspirations qui étaient vraisemblablement latentes dans tout le groupe de couleur.
Cette opposition manichéenne entre « bons » (esclaves de jardin) et « mauvais » (autres catégories d'esclaves et affranchis) en a mécaniquement engendré une autre, celle par laquelle les différents styles musicaux sont répartis en musiques rurales « pures » et musiques urbaines « bâtardes ». Or on ne peut omettre de tenir compte d'une autre réalité qui est celle de la circulation propre de la musique dans son rapport avec le mouvement des individus, même s'il est certain qu'il a existé pendant l'esclavage des lieux sociaux et géographiques où se sont générés de manière privilégiée les différents styles musicaux.
On peut considérer, et le schéma est vraisemblablement plus ou moins identique pour les différentes régions de l'aire caraïbe, que les différents styles musicaux traditionnels antillais se sont effectivement constitués dans le cadre d'une double division : la division sociale du travail entre catégories d'esclaves différentes et la division entre villes (ou bourgs) et campagnes. Mais on doit aussi tenir compte du fait, que les cloisons n'étant pas étanches entre les parties résultant de cette double division (eu égard à la mobilité sociale et géographique de la population de couleur et au nombre élevé d'habitations (27) par rapport à l'exiguïté du territoire guadeloupéen où la campagne n'est jamais très éloignée de la ville), il y a eu mouvement de va-et-vient entre les différentes catégories d'esclaves et entre les villes et campagnes et donc circulation relative d'habitudes musicales (auditives et gestuelles) nouvelles, mises d'abord de fait, par le biais d'esclaves ou d'affranchis musiciens (28), à la disposition de la population d'origine africaine, libre ou esclave, et contractées ensuite par elle sur la base de conduites plus ou moins propres à tout groupe humain dominé. En tout cas, à l'abolition de l'esclavage, ou peu après, les styles musicaux que nous connaissons aujourd'hui semblent constitués (29) et implantés dans les couches inférieures de la hiérarchie sociale.
Que l'intériorisation de l'idéologie dominante par la population de couleur ait joué - et joue encore - un rôle dans la dynamique sociale et culturelle antillaise, nul n'en doute. La mystification que constitue le racisme colonial et par laquelle le groupe dominant a fait relever ses caractères culturels d'une prétendue « essence blanche supérieure » dans le but de justifier ses prérogatives, n'a pu que renforcer le désir d'ascension sociale de la population de couleur en le compliquant du sentiment d'infériorité d'une spécificité culturelle également présentée comme immanente à un phénotype différent de celui du maître. Mais on le sait maintenant : le racisme colonial ne consistant qu'en l'utilisation d'une différence dans le but de masquer un système particulier de domination dont il devient un élément constitutif, il n'est donc pas fondamentalement différent de l'utilisation de n'importe quelle différence dans n'importe quel autre type de relation dominant-dominé entre groupes sociaux antagonistes, relation par laquelle passe toujours, ainsi qu'on l'a vu précédemment, la dynamique sociale et la formation des cultures et des civilisations. C'est que les faits culturels sont des faits sociaux (donc acquis) indépendants des caractères raciaux qui sont biologiques (c'est-à-dire innés) (30), et ce, en dépit des représentations que peuvent en avoir les acteurs sociaux et qui relèvent de la sphère autonome de l'idéologie, bien que celle-ci soit liée aux faits culturels en ce qu'elle en détermine les conditions d'émergence et d'évolution. C'est ce qui explique qu'aujourd'hui, les couches populaires guadeloupéennes les plus exploitées (et également les plus combatives) puissent pratiquer aussi bien les musiques « les plus africaines » (le groka) qu'un quadrille d'origine européenne mais qu'elles qualifient de « guadeloupéen » tant elles ignorent bien souvent l'origine de cette forme musicale et tant par ailleurs cette dernière a été créolisée.
S'il est peut-être possible de changer le cours de l'histoire, il est impossible de la refaire, et si la prise en compte par les Antillais de toutes origines (31) de leur culture est pour eux une donnée nécessaire à une véritable réappropriation de leur histoire, la crispation sur le problème des origines dans le souci d'affirmation d'une spécificité et de la dignité humaine a pour résultat paradoxal de gommer les processus de création par lesquels, précisément, l'homme a toujours universellement apporté des réponses novatrices aux situations spécifiques qui lui sont faites, en dépit - et peut-être quelquefois à cause - de l'oppression dont il peut être l'objet et du déni d'humanité qu'on lui oppose. Une telle attitude revient en effet à cantonner les acteurs sociaux dans un rôle passif où ils apparaissent soit comme des imitateurs serviles, soit comme de simples « gardiens d'héritages ». Cette opposition s'est d'ailleurs manifestée, dès leur avènement, au coeur même des recherches anthropologiques concernant les populations afro-américaines issues de l'esclavage, tantôt dans les théories de l' « adaptation » tantôt dans celles de la « survivance », théories qui véhiculaient encore sournoisement l'opposition entre cultures « bâtardes » et cultures « pures », alors que l'ethnologie, tournée à ses origines vers la recherche de cultures « pures », a précisément permis d'établir que la personnalité distinctive de tout groupe humain saisi à un moment donné du temps résultait toujours d'un « double capital d'influences extérieures et d'élaboration interne », dans la mesure où les emprunts se font selon un processus sélectif inconscient largement déterminé par la tradition, elle-même, de ce fait, vouée à être en constant devenir : « On emprunte à autrui ou bien ce qui peut s'accorder avec les normes ancestrales, ce qui baigne dans un même climat général... ou bien ce qui permet une meilleure adaptation, ce qui est utile » (32). C'est pourquoi Roger Bastide faisait déjà remarquer la stérilité et les connotations politico-idéologiques des théories évoquées plus haut (33) en proposant de dépasser les concepts trop abstraits de « survivance » ou d' « adaptation » par ce qu'il a appelé la réalité vécue (34) de la « survivance adaptatrice ». Le même auteur signalait en conséquence que seule l'étude des fonctions pouvait éclairer celle des formes tout en permettant d'éviter que les phénomènes étudiés ne soient vidés des significations profondes qu'ils revêtent pour les acteurs sociaux.
D'où l'intérêt de l'approche ethnomusicologique. En étant basée non pas sur une quelconque conception a priori (c'est-à-dire une représentation - par définition de nature idéologique - qui risque de nous amener à des contresens graves pour la destinée des peuples au nom de qui nous prétendons parler (35) d'une spécificité musicale, mais sur l'observation concrète des phénomènes ayant trait à la production et à la consommation de la musique (sans distinction de styles) prise dans son contexte traditionnel, une telle approche doit normalement nous restituer le réel tel qu'il est véritablement. Elle doit permettre parallèlement, précisément par la mise en relation des faits relevant de l'ordre du réel et des représentations qui leur sont relatives, de prendre la mesure de la distorsion existant entre celles-ci et ceux-là et donc du rôle de l'idéologie sur l'évolution de la société guadeloupéenne.
Les résultats d'une telle approche telle qu'elle a été effectuée au sein d'une communauté rurale de la Guadeloupe, héritière directe des traditions socio-culturelles de la société de plantation en voie de désintégration, peuvent être ici résumés globalement (36). Il faut préciser auparavant que bien que cette approche ait amené à considérer, non isolément, mais par le biais de faits musicaux (37) dont ils participent dans les couches populaires, des styles musicaux dont certains ne sont vraisemblablement pas - ou plus (?) - susceptibles de jouer un rôle dynamique dans la musique guadeloupéenne à venir, elle a cependant permis d'accéder à une appréhension de celle-ci moins dichotomique, plus ancrée dans la réalité historique et socio-économique de la Guadeloupe que dans un quelconque ailleurs, ce qui donne dès lors le moyen d'échapper à une vision trop statique de la musique qui placerait celle-ci en dehors de l'évolution des structures socio-économiques.
Il s'avère par exemple, que vus sous l'angle de leurs significations sociales et de leurs conditions sociales de production et de consommation, les faits de musique dont participent les styles musicaux en question, sont, de manière indifférenciée, le lieu de manifestations distinctes (37) mais obéissant aux mêmes règles d'organisation et dépassent le simple but de production/ consommation de musique, au sens où elles véhiculent des fonctions multiples (relations sociales d'entraide, échanges économiques, divertissement, prestige). Ceci, joint au caractère semiprofessionnel de l'activité de musicien (quelle que soit sa spécificité), à celui, pour ainsi dire spontané, du mode de transmission de la musique (quelqu'en soit le support instrumental) et à l'inscription particulière de cette dernière dans l'espace et dans le temps, renvoie à la fois aux traditions africaines qui, à l'instar d'ailleurs des traditions de la plupart des sociétés de civilisation orale, font de la musique une activité collective profondément intégrée à la vie sociale et aux caractéristiques propres à la société de plantation à la Guadeloupe.
Au plan musicologique, vu les objectifs de la recherche et ceux visés ici et en attendant des études où devraient être examinés dans le détail, pour chaque style musical, chacun des éléments qui le constituent (études longues et complexes où elles font appel à des procédés d'analyse et transcription en laboratoire), on peut faire quelques observations minimales fondés sur la confrontation entre les données de terrain déjà disponibles et celles émanant de différents autres travaux, observations qui seront suivies d'un commentaire.
Si on se réfère à la notion de système musical (38) on constate que la musique de groka présente, le plus souvent, très nettement réalisés, certains traits qui sont généralement considérés comme caractéristiques de nombre de musiques africaines (polyphonie rythmique (39), forme responsoriale (40), échelle pentatonique (41) ). Mais de la comparaison entre les différents styles musicaux il ressort également que : 1°) Du point de vue du rythme lui-même, et sans considérer l'aspect polyrythmique (42), il existe une remarquable unité entre tous les styles musicaux. Un rythme binaire de base (à 2/4) dénommé « boula won » est commun au groka, à la biguine et à trois (43) des quatre figures du quadrille, quoiqu'ici légèrement décomposé.
De nombreuses observations relatives à la forme dans la biguine et le quadrille autorisent à parler, ainsi qu'on a coutume de le faire pour les musiques syncrétiques afro-américaines, en particulier pour le « jazz » (44), d'une réinterprétation, par les populations d'origine africaine, des influences occidentales, dans l'utilisation qui est faite ici d'instruments d'origine occidentale, à côté de techniques et/ou d'instruments de percussion d'origine africaine. Citons ici, entre autres, l'imbrication parfaite dans le quadrille de la partie vocale (commandement), de la partie soliste instrumentale (accordéoniste) et de celle du tambourinaire (boularyen) (45), ou encore dans la biguine l'improvisation d'instruments mélodiques et dans le quadrille comme dans la biguine l'alternance fréquente des modes majeur et mineur dans une même pièce musicale.
3°) L'utilisation de l'échelle diatonique tempérée (46) dans la biguine et le quadrille, mais aussi, quoique plus rarement, dans le groka et les chants de veillées mortuaires (à côté de celle de l'échelle pentatonique (47) ) peut permettre de parler de l'existence d'un bilinguisme musical (48).
La réalité du bilinguisme musical dans les couches populaires et l'importance prépondérante accordée au rythme dans tous les styles musicaux permet de comprendre pourquoi les couches populaires ne différencient pas ces derniers en fonction de critères d'authenticité qui feraient appel à une opposition (même traduite dans les termes du langage courant) entre échelles musicales. En effet, d'une part, cette prépondérance du rythme est manifeste aussi bien dans la dominance des instruments de percussion ou dans le traitement rythmique de la voix (particulièrement dans le quadrille) ou d'instruments mélodiques (49), que dans la possibilité d'existence de techniques du corps propres au groka jusque dans le quadrille. D'autre part cette réalité se traduit dans la langue créole elle-même. Lorsqu'on prête en effet attention aux correspondances entre langue et musique, il est clair que les représentations symboliques sur la musique véhiculées par les couches populaires confirment le déplacement des frontières entre l'Europe et l'Afrique au profit de cette dernière. En témoigne l'utilisation des mêmes termes pour désigner des objets musicaux (distincts par leur origine géographique et par leur appartenance à des styles musicaux différents) et des pratiques, relevant les uns et les autres du domaine de la percussion, entre autres : « ka », « boula », « maké » et surtout « répriz » (50), terme qui entre inévitablement en compte dans l'appréciation - bonne ou mauvaise - de la musique traditionnelle, quelle qu'elle soit.
Ce bilinguisme relève de la coexistence, mise en évidence pour l'ensemble des cultures afro-américaines par Roger Bastide, de pans de culture africaine et de ce qu'il a appelé les « cultures créoles », réponses spontanées des populations d'origine africaine aux conditions d'un nouveau milieu, et résultant pour les premiers d'un syncrétisme entre cultures africaines et pour les seconds d'un syncrétisme entre cultures africaines et européenne. S'il est clair que biguine et quadrille résultent du deuxième type de syncrétisme (comme d'ailleurs les différentes langues créoles parlées aux Antilles, (tandis que le groka résulte du premier, la question se pose de savoir si le deuxième type de syncrétisme n'a pas aussi joué ici : l'existence d'un rythme tel que le « roulé » (51) dans le corps des divers rythmes propres au groka et dont on ne peut pas dire en toute rigueur s'il est dû à un phénomène de convergence (52) ou s'il résulte d'influences réciproques, pourrait en être un exemple (53).
Si la notion de « déterminisme culturel » telle qu'elle a été suggérée précédemment suffit à expliquer toutes ces affinités (sans parler de celles qui ne sont pas quantifiables) entre les différents styles musicaux, il est également utile de ne pas limiter la réflexion dans le sens de la seule référence aux schèmes culturels africains, sous peine de voir réapparaître subrepticement l'opposition entre « survivance » et « adaptation » et afin de ne pas enfermer les peuples africains et afro-américains dans une « essence » telle que là où toute évolution est perçue comme normale chez d'autres peuples, ici elle ne l'est pas (dans un sens ou dans un autre).
Roger Bastide signale que dans les nombreuses controverses qui ont eu lieu, dès le début du siècle, autour de la musique afro-américaine des USA, le rattachement à l'Afrique d'un certain nombre de traits caractéristiques de cette musique (entre autres : « ... battements des pieds et des mains, dans les chants d'église... dialogue entre le soliste et le choeur, utilisation de l'échelle pentatonique, voix en fausset, etc. ») a été contesté par des musicologues américains selon lesquels la quasi-totalité de ces traits se retrouverait aussi dans les cantiques protestants et dans les chants folkloriques anglo-saxons. Il cite ce cas précisément comme exemple de l'opposition dont il a été question plus haut (54).
Outre qu'ainsi que le signale G. Rouget dans l'article déjà cité (55), le terme « musique africaine » soit trop souvent utilisé pour rendre compte d'une infinité de pratiques musicales très différentes, le fait qu'il puisse effectivement exister des traits communs entre certaines musiques (ou caractéristiques musicales) africaines et des musiques (ou caractéristiques musicales) populaires européennes illustre l'importance que revêt, pour les processus de syncrétisme, la plus ou moins grande compatibilité des caractéristiques structurelles de deux ensembles culturels distincts lorsqu'ils sont mis en présence. C'est pourquoi une réflexion telle que celle qui a été développée par A.P. Merriam dans l'article auquel il a déjà été fait référence ici à plusieurs reprises, est particulièrement intéressante au sens ou l'auteur, constatant que : « Much of African music remains to be described in other than subjective ternis », tâche de mettre en évidence aussi bien les particularités les plus marquantes des musiques africaines que les zones d'affinités entre les systèmes musicaux africain et européen et qui permettent de rendre compte à la fois des phénomènes de continuité et de changement qui ont été et qui sont encore à l'oeuvre dans les musiques africaines sous l'effet du contact entre les cultures européenne et africaine (56).
C'est en tout cas de l'osmose entre les deux systèmes musicaux en question que sont issues, à l'abolition de l'esclavage, les musiques originales que sont les diverses musiques caribéennes connues, déjà hautement populaires dans leurs milieux d'origine avant d'être commercialisées, et popularisées ensuite tour à tour dans les métropoles impérialistes, ceci d'ailleurs généralement en relation avec l'émigration régulière des divers peuples de la Caraïbe vers ces métropoles comme conséquences du renforcement croissant de la domination de ces peuples par l'impérialisme. En témoigne de nos jours, la vogue relativement récente aux USA, puis en Europe, de la musique portoricaine, la « Salsa », du « Compas-direct (ou cadence-rampa), musique populaire haïtienne résultant de l'évolution de l'ancienne méringue de facture très voisine de celle de l'ancienne biguine antillaise, qui, bien qu'étant une forme évolutive, a, elle, dépéri.
Laissant donc de côté désormais le quadrille qui apparaît aujourd'hui comme un style musical « vécu » mais non « vivant » (selon la distinction méthodologique proposée par R. Bastide pour l'étude des cultures afro-américaines), on peut tenter de cerner rapidement les causes de ce dépérissement, de la biguine, ce qui introduira à la conclusion du premier point de discussion proposé.
L'histoire politique des Antilles et le faible temps de profondeur historique sur lequel se déroulent les transformations socio-économiques de ces sociétés permettent en effet de mieux comprendre les transformations qui affectent ici l'art populaire du point de vue fonctionnel et esthétique, lorsqu'il quitte les secteurs traditionnels de sa production et de sa consommation.
Les nouvelles modalités de la relation de dépendance vis-à-vis de la France après l'abolition de l'esclavage, deuxième grande période qui a été distinguée, et qui vont dans le sens du renforcement de cette relation, se traduisent par le renforcement complet des stratégies du pouvoir colonial sous la forme d'une politique d'assimilation (d'abord et principalement par le biais de l'instruction, puis celui des media) dont la loi de départementalisation (1946/1948) ne sera que l'aboutissement logique un siècle plus tard. Les transformations concomitantes des structures économiques ont fini par aboutir ainsi qu'on sait à la ruine de l'économie traditionnelle de ces territoires et à leur mutation en zones d'importation de produits métropolitains, en l'absence réelle de toute industrialisation. Sur le plan social, elles se sont par conséquent accompagnées d'une restructuration progressive du corps social ainsi voué logiquement à aboutir à la constitution de deux groupes sociaux principaux correspondant aux secteurs du primaire et du tertiaire. Et en moins d'un siècle et demi la prépondérance numérique des populations occupant originellement le secteur agricole va s'inverser au profit du gonflement hypertrophique actuel du secteur tertiaire dont la couche supérieure est constituée par une élite préférentiellement formée à l'exercice de professions libérales. Dans le même temps, les possibilités d'adhésion à l'illusion de J'assimilation, principalement par le biais de l'instruction, renforcent des rapports sociaux hérités du passé et fondés sur la dépréciation des origines raciales et culturelles.
Quoiqu'il en soit, c'est d'abord à ces transformations socioéconomiques qui déplacent des populations dont le mode de vie faisait auparavant de la musique une activité intégrée à un secteur de production traditionnel, avec pour conséquence la transformation des fonctions sociales que remplissaient ces musiques en une fonction mercantile qui tend à devenir de plus en plus pure, qu'il faut lier le « décollage » successif et la circulation, généralisée dans les sociétés antillaises, puis en métropole, des diverses musiques populaires de ces pays aujourd'hui connues. Et même si une telle affirmation est à nuancer dans le cas de la biguine (57), elle reste valable pour le groka. On sait que l'abolition de l'esclavage qui a provoqué dans les villes et les bourgs un afflux d'artisans en provenance des habitations et en quête de travail a vu aussi le développement des bals publics dans toutes les couches sociales des nouvelles sociétés antillaises en transformation, d'où une possibilité supplémentaire pour les musiciens formés aux instruments occidentaux d'améliorer leurs conditions de vie. C'est ainsi que la biguine (qui est, on l'a vu, le résultat d'un rythme du groka qui se serait autonomisé (57) et auquel l'adjonction d'une mélodie construite sur l'échelle diatonique tempérée - par la force des choses, vu la facture même des instruments en question et le caractère autodidacte des musiciens - a donné une forme fixe va connaître en milieu urbain un développement esthétique progressif dû à l'adoption de nouveaux instruments (clarinette, banjo, grosse caisse, trombone), tandis qu'en milieu rural son instrumentation (tibois, chacha, tambour, violon ou accordéon) est celle du bal de quadrille auquel elle est intégrée et dont les fonctions et les règles d'organisation ne sont pas différentes, dans ce milieu, comme il a déjà été souligné, de celles des soirées « léroz » où s'exprime le groka, mais qui elles, gardent leur caractère de manifestations de plein air et restent cantonnées sur les habitations.
La biguine est à ses débuts d'inspiration profondément populaire. Les auteurs-compositeurs en sont souvent anonymes, son lieu d'élection est le Carnaval où ruraux et citadins se mêlent. Elle remplit au niveau de la société tout entière (comme le calypso à Trinidad et la méringue de style coudiaille en Haïti), cette fonction de critique sociale par laquelle sont portés devant l'opinion publique, dans un style souvent allusif, les différends entre personnes privées, les faits divers ou la conduite des hommes au pouvoir (58). En ceci elle manifeste, comme le groka au niveau de l'habitation (59), l'héritage d'une tradition africaine attestée (60). Les enregistrements de biguines faits en France à partir des années 1920, dans le cadre d'une commercialisation de la musique antillaise, commercialisation qui s'assortit d'un début du professionnalisme de musiciens coupés du corps social antillais lui-même en pleine restructuration, traduisent déjà (sauf rares exceptions) la disparition de la fonction de critique sociale et les nouvelles transformations esthétiques de cette musique. L'évolution ultérieure de la biguine et son déclin - sa sclérose - seront alors ceux de la société antillaise tout entière, peu à peu tournée corps et âme vers la Métropole avec l'effondrement progressif de la plantation.
Mais les mêmes causes produisent les mêmes effets : la circulation du groka dans toutes les couches de la société guadeloupéenne, hors de ces réservoirs de traditions musicales que constituaient les habitations et où subsistait encore un peu de vie, correspond aussi à la phase finale du processus, c'est-à-dire à l'exode rural qu'a entraîné peu à peu leur disparition, avec également pour corollaire la commercialisation progressive (61) de la musique en question, sa transformation (au plan fonctionnel et esthétique - adjonction progressive d'instruments occidentaux aux tambours de facture africaine) et une amorce de professionnalisme des musiciens, issus ou non des couches populaires, spécialistes de cette musique.
A la lumière de tout ce qui précède on peut formuler maintenant quelques considérations sur la validité de l'opposition entre les différents styles musicaux traditionnels guadeloupéens et qui a conduit à la survalorisation des uns et au dénigrement, voire au rejet des autres.
Il semble que ce soit surtout à partir de l'idée de rythmes africains au sens de figures rythmiques fixes qui auraient été fidèlement conservées (62), et autour du problème des échelles musicales qu'est née cette opposition. En ce qui concerne le rythme de la biguine, on a vu ce qu'il en était. Si on considère la question sous l'angle des échelles musicales, que valent des critères d'opposition qui pourraient alors être appliqués aux musiques des autres îles de la Caraïbe (musique des rites Shango de Trinidad contre calypso, musique de la santeria cubaine contre rhumba, etc.) tandis que nul ne songe à nier la vitalité des musiques syncrétiques de ces îles, toutes musiques qui utilisent aussi l'échelle diatonique tempérée occidentale. Une telle opposition reviendrait en effet à réduire la musique à des caractéristiques formelles, alors que son « authenticité » réside peut-être avant tout dans ce qu'il y a en elle de plus indéfinissable, sa capacité à traduire différents « moments » de la vie d'une collectivité dont l'artiste n'est que le medium, et ceci quelques soient les canons esthétiques auxquels se réfèrent une musique donnée. La révolution esthétique qu'a représenté le free-jazz le prouve qui a donné naissance à des œuvres d'une grande charge émotionnelle, mais ceci n'annule en rien la qualité esthétique des styles qui l'ont précédé dans l'histoire du jazz. En ce sens, les biguines enregistrées au début du siècle sont certainement plus authentiques (63) qu'une certaine musique de groka actuelle, folklorisée, réduite à des caractéristiques formelles qui ne suffisent pas à combler le vide de son discours. Il est symptomatique que parmi les musiciens de groka devenus professionnels dans le marché de l'art, les seuls capables pour l'instant de restituer la dimension réelle de cette musique populaire soient ceux qui y ont baigné de par leur origine, et s'il n'est pas exclu que de telles individualités puissent à elles seules donner une nouvelle impulsion à la musique guadeloupéenne, l'évolution inévitable de celle-ci qu'annonce déjà l'existence de divers courants musicaux dépend principalement de celle du corps social antillais d'une part, et d'autre part elle nécessite sans doute la mise en place de solides structures d'enseignement mettant à la disposition de l'imaginaire collectif les connaissances qui devront pallier à la fois la disparition des habitations et l'inexistence jusqu'à ce jour de toute école de musique à la Guadeloupe (64).
Il n'est donc pas question de nier l'importance, et même la nécessité des recherches actuelles sur le groka. Le retour aux sources de la musique populaire est certainement un facteur de dynamisme pour la création musicale. Il l'a été pour la musique savante des pays européens de l'Est, avant l'avènement des révolutions socialistes dans ces pays, en Russie et en Hongrie par exemple (65) et il l'est aujourd'hui encore en France même où le mouvement de revalorisation des cultures populaires dites « régionales » (bretonne, occitane), en réaction à la marginalisation économique de certaines régions et à l'uniformisation des modes de vie et des goûts diffusés par les media, a pu déboucher sur des créations musicales tout à fait originales et dignes d'intérêt telles que celle d'un « jazz breton », entre autres (66). A fortiori cela devrait-il être vrai des musiques des peuples dominés par l'impérialisme occidental. De ce point de vue, l'importance pour les musiques caribéenne et noire américaine du mouvement de revalorisation des racines africaines de ces musiques qui, particulièrement sous l'impulsion du courant de pensée habituellement désigné sous le nom de Négritude et en relation avec ce qui se donne - ou qu'on donne - pour une prise de conscience politique des peuples concernés par ces musiques, a favorisé l'épanouissement de la Salsa, la naissance du reggae (67) et l'évolution du « jazz » vers le « free », n'est pas douteuse. On ne comprendrait alors pas pourquoi ici la biguine ne serait pas prise en compte dans l'histoire de la musique guadeloupéenne et incluse dans le mouvement de revalorisation de cette dernière (68), au lieu d'être rejetée du champ musical guadeloupéen, si l'actuel débat sur la musique de la Guadeloupe qui se situe précisément dans le cadre du mouvement d'indépendance national de ce pays n'impliquait pas une autre dimension : celle d'une attribution à la musique (et plus particulièrement à certaine musique plus qu'à d'autres) d'une fonction révolutionnaire (au sens politique du terme) et donc celle d'une utilisation politique de la musique.
II. A propos de la conception d'une fonction révolutionnaire en soi d'une forme musicale donnée
Il ne s'agira pas ici de discuter de manière théorique d'une question qui a déjà fait couler beaucoup d'encre dans les analyses marxistes des rapports de l'art et de la société (69), mais de formuler quelques remarques de bon sens que suggère une observation du réel antillais réévaluée à la lumière des questions qui ont pu être soulevées par ces analyses.
Au-delà de ce qui peut être dit du problème du rapport entre la forme et le contenu, il reste vrai que la musique en elle-même en tant qu'assemblage de sons (rythme, sonorités, timbre, harmonie, instrumentation, thèmes, etc.) renvoie, à travers des médiations complexes, à des déterminations socio-économiques et qu'en ce sens elle « parle » malgré elle du politique.
La biguine Jouée à la fin du siècle dernier alors qu'elle n'avait pas encore fait l'objet d'enregistrements est certainement différente de celle d'il y a cinquante ans, cette dernière l'étant autant de ce qui reste aujourd'hui de cette forme musicale. Mais la même remarque est vraie pour le groka, dans une moindre mesure cependant du fait d'une marginalisation relative, ici comme ailleurs, du monde rural ; cependant on a déjà vu les transformations esthétiques qui ont commencé à affecter cette musique depuis une vingtaine d'années, et actuellement par exemple, son entrée :sur les scènes du show-business rendent problématique son caractère de musique de participation collective et l'imbrication, totale dans le groka traditionnel, des rôles du chanteur, du danseur et du tambourinaire soliste. Mais cet aspect du rapport entre musique et société doit être distingué de celui qui a trait à l'utilisation directe de la musique par le politique (les hommes politiques) et donc de celle du politique par la musique (les musiciens), problème qui ne se réduit pas forcément aux discours des uns et/ou des autres sur la musique. En ce qui concerne les Antilles, cela doit s'entendre aussi bien des relations entre musique et pouvoir colonial ou impérialiste que de celles entre musique et groupes politiques locaux, puisque ces deux types de relation sont liés par le fait même de la relation entre pouvoirs politiques locaux et impérialisme.
Pour le premier type de relations on peut baser la discussion sur un extrait du rapport, déjà mentionné, de l'AGEG dont les positions sont plus nuancées qu'ailleurs sur cette question : « Elle (la biguine) appartient donc au champ culturel guadeloupéen et doit être considérée comme une musique guadeloupéenne. Cependant il importe de remarquer que la biguine a toujours été utilisée par le colonialisme français et ses valets guadeloupéens comme élément fondamental de leur politique d'aliénation culturelle. La biguine est le type même de la musique qu'utilisent les doudouistes. jusqu'à ces derniers temps elle était présentée comme la seule musique guadeloupéenne valable face au groka. »
Quant au fait que la biguine ait pu servir de vecteur à des textes d'inspiration « doudouiste », on sait que le « doudouisme » présent aussi dans une certaine littérature et une certaine peinture antillaise n'est que l'expression d'un certain état de la conscience sociale antillaise qui n'a rien à voir avec la forme esthétique que représente la biguine, musicalement parlant. (je peux attester qu'aujourd'hui encore les biguines que viennent quelquefois chanter des femmes de milieux populaires à la fin des bals de quadrille, n'ont rien de « doudouiste » et provoquent le contentement de tous). La preuve en est aussi que le groka produit par certains groupes folkloriques actuels (on le verra plus loin) peut être suspect des mêmes connotations « doudouistes » et que d'autre part, on l'a déjà dit, la biguine a pu être bien autre chose que « doudouiste ». Le problème d'une utilisation directe de la biguine par le pouvoir colonial ne peut donc s'entendre globalement que du rôle des media. Mais que la biguine, qui avec l'avènement des techniques de reproduction du son avait fait l'objet d'enregistrements commerciaux, ait été diffusée (encore heureux !) par les media dans la société antillaise (lui renvoyant ainsi peu à peu, avec celle de sa dégénérescence, l'image de la dégénérescence de cette société), alors que le groka ne l'a pas été jusqu'à ces vingt dernières années, ne doit pas faire oublier certaines réalités. En particulier on doit se rappeler que si la dévalorisation de l'africanité a touché d'autant plus la musique qu elle manifestait de façon plus évidente cette africanité (y compris de la part des groupes sociaux qui la véhiculaient le plus), cette dévalorisation de soi à concerné tous les traits culturels du groupe dominé face à la culture occidentale proposée comme modèle. Il n'est peut-être pas dénué de sens qu'aussi bien dans les revues culturelles datant de l'époque où la biguine était déjà commercialisée (70) et en pleine vogue au plan international, qu'aujourd'hui encore dans le langage des couches populaires guadeloupéennes - y compris souvent dans celui de musiciens, même professionnels - le mot « folklore » soit utilisé pour désigner aussi bien la biguine que le groka Ce phénomène de dévalorisation a d'ailleurs touché toutes les musiques syncrétiques de la Caraïbe et la musique noire américaine ainsi que j'ai eu l'occasion de le souligner ailleurs (71). D'autre part, il faut bien se rendre compte que même la reconnaissance aux USA, puis en Europe d'une musique syncrétique comme le « jazz », tenue tout juste par les Occidentaux, précisément (et étrangement!) pour des manifestations « folkloriques » (72), est liée au processus d'intégration/ assimilation des peuples noirs par l'Occident et à l'exploitation commerciale de leur musique par ce dernier qui commande le marché de l'art, processus dont la reconnaissance actuelle des musiques plus africaines ou à caractère plus africain (comme le groka) n'est que le prolongement. Ceci nous introduit directement au deuxième type de relations envisagées et qui concerne l'utilisation de la musique par les groupes politiques locaux, relais de la domination coloniale et impérialiste. Là encore ni la biguine ni le groka n'ont échappé à ce problème, bien qu'il faille le restituer, pour chacune de ces musiques, dans leur contexte historique et idéologique.
Le rôle de la biguine comme instrument de propagande des partis politiques locaux ressort clairement pour la Martinique par exemple, de l'examen de certains textes d'un recueil, déjà cité, de vieilles biguines (73). Malgré l'absence de documents de ce genre pour la Guadeloupe, l'existence dans cette Île du même phénomène n'est pas douteuse. Quelques Guadeloupéens âgés se souviennent encore vaguement de biguines destinées à soutenir, à la fin du siècle dernier, le premier parti guadeloupéen profondément populaire, le parti « socialiste révolutionnaire » d'Hégesippe Legitimus et de ses compagnons... « poignée d'éclairés »... « issue des profondeurs même de l'enfer social »... « c'est-à-dire de la masse de la population noire », parti dont le journal le Peuple écrit déjà en créole et dont le combat qui était « aussi un combat pour la réhabilitation de la Race noire » ne débouchera pas sur la remise en cause des liens avec la France (74).
L'avènement du groka sur la scène publique guadeloupéenne illustre, quoiqu'un peu différemment parce que peut-être aussi plus récent, la même réalité. Alors qu'avec les transformations socio-économique de la société guadeloupéenne il était progressivement coupé du mode de vie sociale qu'il exprimait et auquel puisait sa créativité, le groka suscitera l'intérêt des classes moyenne et petite-bourgeoise, mais d'abord celui de leurs fractions assimilationnistes soucieuses d'adhérer aux objectifs du pouvoir métropolitain tels qu'ils se précisent l'assimilation dans la reconnaissance de la différence) et qui se traduiront, entre autres, dans la priorité croissante qui sera accordée peu à peu à l'option touristique en matière de développement économique et social (75). C'est ainsi que le groka sera intégré, comme la groka qui se créeront par la suite, participera au Festival Folkloriques en représentation sur la scène locale (76) et internationale. Et dès 1952, le groupe « La Brisquante », premier des divers groupes folkloriques guadeloupéens à « promouvoir » le groka qui se créeront par la suite, participera au Festival Folklorique de Porto-Rico, avant de faire une tournée « éclatante » en France (77). De nombreux enfants de la petite bourgeoisie dont certains sont considérés aujourd'hui comme des virtuoses du groka seront initiés à cette musique par leur passage dans ce groupe folklorique aux côtés de nombre de musiciens d'origine paysanne. La commercialisation du groka suit de près ce phénomène (78) et donne à entendre dans un premier temps des oeuvres d'inspiration variée et à caractère d'abord non directement politique, le contraire advenant peu à peu par la suite. On pourra alors voir des hommes politiques de droite comme de gauche solliciter la participation de musiciens populaires de groka à des manifestations de propagande politique. Le groka semble ainsi d'ores et déjà avoir été un enjeu dans les luttes entre fractions de classes en compétition pour le pouvoir avant qu'il ne soit revendiqué par le mouvement indépendantiste, et rien n'empêche qu'il puisse continuer à être mis, comme la biguine a pu l'être, au service d'intérêts contraires à ceux des couches populaires qu'on prétend le faire représenter, même dans une Guadeloupe indépendante, a fortiori si elle était encore soumise aux pressions de l'impérialisme. Ce phénomène a été mis en évidence pour le reggae par Denis Constant. Dans le dernier chapitre de l'ouvrage qu'il a consacré à cette musique, après avoir montré l'enjeu politique qu'a représenté le reggae dans les luttes entre le jamaïcan Labour Party d'Edward Seega (JLP) et le People's National Party de M. Manley (PNP), Denis Constant conclut au « détournement du reggae » de la façon suivante :
« Expression de la vie des exploités, drainant une clientèle de déshérités, il a été transformé en instrument provisoire d'encadrement politique et idéologique. Il symbolise désormais l'ascension sociale, la possibilité grâce à une carrière fulgurante et prestigieuse de se hisser hors du ghetto sordide, quelques soient les alibis dont est entouré cette sortie : " Regarde, dit Bob Marley, j'ai simplement amené le ghetto sur la ville haute " ce que tout, autour de lui dément ; musique populaire tributaire des moyens de diffusion commerciaux, il a permis que se crée entre le peuple qui l'écoute, qui fournit ses créateurs, et la petite-bourgeoisie qui possède les studios et les boutiques, voire les trusts phonographiques internationaux, des liens quasi affectifs là où il n'y avait qu'hostilité » (79).
Cet exposé des faits, pour être bref, peut peut-être apporter un éclairage à la question ici posée, du moins en ce qui concerne les Antilles.
Bien que l'utilisation, spontanée ou non, de la musique, populaire ou savante, par le politique, et vice-versa, ne semble pas être un. fait nouveau, aux Antilles comme ailleurs (80), l'usage particulier qui a été fait en ce domaine, des théories marxistes, dans les révolutions socialistes des pays de l'Est, a donné, de nos jours, un semblant de légitimité « scientifique » à ce phénomène. De la réalité des déterminations socio-économiques de l'art, on est passé à un discours sur l'art visant à une attribution à ce dernier d'une fonction proprement révolutionnaire. C'est sur cette conception que sont en tout cas basées les prises de position qui inaugurent à la Guadeloupe le débat sur la culture et sur la musique de ce pays, en relation avec le premier mouvement pour l'indépendance qui s'oriente vers une perspective révolutionnaire socialiste. En ce sens, les prises de position en question qui s'expriment en divers lieux (81), montrent clairement la référence aux théories de l'esthétique marxiste des pays de l'Est dont on sait , que par l'instauration de « normes... de sélection... pour déterminer quelles musiques sont licites et lesquelles ne le sont pas (82) », elles ont plus abouti à la prescription autoritaire d'un art à faire « pour le peuple » qu'à autre chose. C'est sans doute pourquoi le peuple guadeloupéen « en chair et en os » apparaît comme singulièrement absent de ces prises de position qui ont abouti à l'opposition des musiques dont il a été discuté tout au long de cet article. Or le développement qui précède tendrait à montrer que ce qui est ici directement politique dans la musique c'est ce qui est extra-musical (les textes qui l'accompagnent), mais que la forme musicale elle-même (non pas loeuvre) bien que ne pouvant être autonomisée de la société, paraît bénéficier d'une certaine autonomie-amibiguïté de sens social qui ferait qu'elle puisse être « informée » par des sens différents. Une révolution telle que la révolution cubaine par exemple semble avoir tenu compte de cette réalité.
S'il est vrai qu'il existe une tendance universelle à l'utilisation politique de la musique, c'est sans doute parce que cette dernière, dans la mesure où elle touche peut-être d'abord aux sentiments, peut devenir « opérationnelle au moment voulu », surtout s'il s'agit - ce oui est souvent le cas des musiques populaires - de musiques se donnant avec un texte qui peut enflammer les imaginations plus rapidement que ne le ferait un travail idéologique en profondeur.
Mais tout raisonnement qui reposerait sur l'axiome musique = arme du peuple devrait paraître suspect pour deux raisons qui sont liées :
1°) Si la lutte sur le front culturel est inséparable du combat politique, elle ne peut en aucun cas être confondue avec celui-ci et avec le travail de désaliénisation qu'il suppose au plan idéologique, dans les sociétés dont il est question ici tout particulièrement ;
2°) Si on peut vouloir informer la musique d'un sens politique, d'une part cela ne garantit pas qu'elle ait une véritable portée au plan politique - l'exemple du « free jazz » qu'on a voulu donner comme porte-parole de l'espoir révolutionnaire des Noirs américains le montre bien - et si cela peut être éventuellement discutable pour les musiques « à textes », c'est, on l'a déjà vu, parce qu'alors il ne s'agit plus là de la musique elle-même ; d'autre part cela ne garantit pas non plus, souvent bien au contraire, la qualité de la musique au plan esthétique, ce qui signifie que la soumission des musiciens à un autre pouvoir que celui qu'ils dénoncent comme responsable de la situation de la société à laquelle ils appartiennent et de celle de sa musique, peut aussi entraîner la stagnation de cette dernière.
Ce n'est pas que les musiciens, comme les autres artistes, n'aient pas le droit d'avoir des idées politiques, comme tout un chacun, et de vouloir librement les exprimer dans leurs œuvres. Mais ceci doit être distingué des discours des musiciens sur la musique (83), car les musiciens sont eux-mêmes dans des rapports de pouvoir, et leurs discours peuvent n'être que des rationalisations « après coup » éventuellement d'ailleurs en contradiction avec leurs œuvres qui ne garantissent pas qu'ils ne soient pas eux-mêmes victimes à la fois de l'idéologie qu'ils prétendent dénoncer et de la nouvelle à laquelle ils se soumettent.
Le débat sur la musique guadeloupéenne, tel qu'il a été posé à l'origine, révèle certes déjà une soumission à des idéologies non repensées, d'une part à la lumière des résultats qu'elles ont donnés dans les pays où elles ont été appliquées (et ici je ne m'engage que sur le plan de l'art pour avoir été le témoin oculaire de manifestations artistiques dans l'un de ces pays), et d'autre part en fonction de la situation particulière des sociétés antillaises.
Mais si les conclusions auxquelles ont abouti les premières prises de position en la matière ont fait tâche d'huile au point qu'ailleurs dans la société guadeloupéenne même on en soit arrivé à des conclusions autrement plus radicales, c'est qu'elles sont de plus venues se greffer sur une réalité où l'idéologie dominante et la confusion originelle qu'elle a introduit entre les notions du racial et du culturel sont toujours prégnantes dans la conscience sociale. C'est sans doute pourquoi ce qui se donne aussi chez d'autres peuples afro-américains avec la revalorisation des racines africaines de ces peuples (à la Jamaïque avec le reggae par exemple), pour une prise de conscience politique, ne fait pas forcément appel à une problématique marxiste.
Un examen du discours antillais (et afro-américain) actuel sur la culture et la musique antillaises (et afro-américaines) fait vite apparaître la confusion qui s'opère, en dépit des tentatives quelquefois faites pour les distinguer, entre la valorisation de l'africanité et celle de la négritude. On pourrait objecter que c'est inévitable. Frantz Fanon avait pourtant déjà fait apparaître comment « souvent... ce qu'on appelle l'âme noire est une construction du Blanc » et les conséquences au plan social et politique de l'intériorisation par les Antillais (et les autres peuples noirs, tous colonisés) de cette image d'eux-mêmes ainsi construite. C'est à cet auteur, et surtout à son premier ouvrage, Peau noire, masques blancs, qu'il faut revenir si on veut comprendre ce qui se joue ou se rejoue en fait politiquement dans la revalorisation de l'africanité telle qu'elle tend à se donner aujourd'hui.
Lorsque les expressions, en Occident, d' "art nègre", de "musique nègre", etc, (dit-on musique "blanche" ou "jaune" ?) sont consacrées au point d'être devenues banales, peut-on s'étonner que dans un ouvrage à succès qui se donne pour une analyse marxiste des déterminations socio-économiques - et politiques ! - de la musique afro-américaine des USA, les auteurs, européens, en arrivent à décerner en quelque sorte des labels de plus ou moins grande authenticité « noire » aux musiciens de jazz, en parlant à propos du Modern jazz Quarte, pour ne citer que cet exemple, du « très raffiné John Lewis qui rêve apparemment de devenir un Couperin ou un Rameau négro-américain (84) » ? N'est-ce pas, à peu de choses prés ce que disaient aux colonies les chroniqueurs du XVIIIe siècle des esclaves qui dansaient les danses des maîtres en les taxant de « singes », terme qui est généralement repris à leur compte par les Afro-Américains dans les analyses qu'ils font de leurs cultures ? Peut-on s'étonner dès lors, que dans un livre récent et dithyrambique sur le groka (85) on trouve la reprise d'opinions tendant à attribuer au Noir des caractères biologiques qui le porteraient à être « naturellement » « musicien » et « spontané » ? On pourrait multiplier les exemples de tels faits ou de faits avoisinants.
Que signifie donc aujourd'hui, après une dévalorisation de leur africanité par les peuples afro-américains induite par le regard dominant, une revalorisation de celle-ci posée, même inconsciemment (c'est bien là le problème), plus ou moins en référence à une « essence noire », sinon que ces peuples sont amenés à se situer aujourd'hui, à la fois en réaction et en phase avec le regard dominant, donc encore et toujours par rapport à lui et que par conséquent, dans les deux cas, ils en sont encore prisonniers. C'est peut-être ici qu'il faut considérer la relation dialectique dont il a été question plus haut entre les groupes dominant et dominé considérés ici, et le maintien dans l'assimilation d'une forme subtile de ségrégation, à côté de ses formes ouvertes, qui amène encore le groupe dominé à adhérer au projet de réduction émanant du groupe dominant, alors même qu'il croit s'y opposer.
Les résistances culturelles qui ont produit et produisent encore - influences occidentales ou pas - tant de belles musiques afro-américaines ne sont nullement significatives de la résistance politique des peuples afro-américains qui, elle, suppose la cohésion de ces peuples. Or qu'en est-il ? Pour ne prendre que l'exemple du débat sur la musique à la Guadeloupe, celui-ci est entouré, s'entoure, d'un climat d'excommunication, qu'on ne peut pas comprendre sans le replacer précisément dans l'atmosphère générale des relations sociales aux Antilles telle que tout Antillais honnête peut en témoigner et tels qu'ils ont été décrits par Franz Fanon comme conséquence des conflits d'identité des Antillais. Le groka est devenu, d'abord dans les milieux politisés, Puis plus généralement dans la société guadeloupéenne puis par voie de conséquence dans les couches populaires, un enjeu de pouvoir où, le plus souvent, groupes et individus s'affrontent. Sur le plan du discours comme sur celui de la musique c'est, là comme ailleurs, à qui sera le plus fort. Que signifie dans ces conditions la qualification du groka comme seule musique guadeloupéenne représentative ? Représentative de qui ? Devant qui ?
« Les Antillais n'ont pas de valeur propre, ils sont toujours tributaires de l'apparition de l'Autre. Le Martiniquais ne se compare pas au Blanc considéré comme le père, le chef, Dieu, mais se compare à son semblable sous le patronage du Blanc », disait Fanon. Dès lors, disait-il - « Toute position de soi, tout ancrage de soi entretient des rapports de dépendance avec l'effondrement de l'autre. C'est sur les ruines de l'entourage que je bâtis ma virilité (86). »
Toute la réalité sociale et politique aux Antilles est imprégnée de ces conflits (87) qui ne renvoient bien sûr nullement à une quelconque essence antillaise - tant sans doute il n'y a d'essence qu'humaine et tant à cet égard les conduites de pouvoir sont universelles - mais dont la prégnance découle pour une large part des modalités particulières de la formation de ces sociétés, notamment la violence esclavagiste à laquelle ceux qui en étaient les victimes tentaient souvent d'échapper par des stratégies individuelles sur fond d'adhésion à l'instance dominante et corrélativement de haine de soi, toutes attitudes qui sont, mais à un moindre degré, le propre d'autres peuples colonisés en dehors de l'esclavage (88).
On peut donc dire sans risque de se tromper que le groka pourra bien être demain présenté à l'admiration du monde (comme la biguine l'a été avant lui) dans une Guadeloupe indépendante peut-être, mais que celle-ci ne pourra faire davantage face aux pressions de l'impérialisme tant que les rapports sociaux internes à la société guadeloupéenne resteront inchangés. L'exemple de la situation des autres îles de la Caraïbe, de l'histoire du mouvement politique des Noirs américains rongé par ses divisions internes en face de la répression du gouvernement américain, le montre bien.
Mais si toutes les couches sociales de ces peuples sont concernées par ces problèmes, il importe cependant de voir le rôle joué par leurs élites dans les conséquences de cette adéquation au regard de l'Autre. C'est en effet des classes qui hier rejetaient le plus leurs racines africaines dans l'illusion de pouvoir se « blanchir » qu'a surgi aujourd'hui la revendication de ces racines et le rejet des influences « culturelles » occidentales, tandis qu'ainsi préoccupées d'un discours sur l'authenticité souvent étranger à la réalité sociale et aux créations culturelles populaires ces élites ne remettent pas fondamentalement en cause les schémas de consommation de l'Occident dont elles, profitent. Lorsqu'on sait qu'elles ont toujours été, sans que d'ailleurs tous leurs membres en aient été nécessairement conscients, les relais, ici du colonialisme, ailleurs du néocolonialisme, on peut se demander quel rôle un discours sur l'authenticité tel qu'il a tendance à être posé aux Antilles pourrait jouer - rôle que de pareils discours jouent déjà ailleurs (89) dans la reproduction de la situation de dépendance de ces pays vis-à-vis de l'impérialisme.
C'est ainsi que les discours sur l'authenticité émanant des élites de maints peuples du Tiers-Monde (90) se perdent, comme les fleuves dans la mer, dans le maintien de la domination impérialiste et que l' « aide internationale à ces peuples qui s'accompagne de l'effort d'instauration par l'Occident d'un « dialogue des cultures » se solde par un bilan dont on ne fait que constater qu'il est globalement négatif.
_________________________________
(*) « Détresse! Détresse et désir de renaître pour celui qui a encore la force de passer sur son corps et sur son ombre et d'enjamber sa nuit comme un dalot … »
(1) Compris sans distinction entre l'art dit « populaire » et l'art produit de consommation de la société marchande. Cette distinction sera réintroduite de manière logique dans la suite de l'analyse.
(2) Au groka sont adjoints les chants de veillée mortuaire. Ils se distinguent des autres styles musicaux par certaines de leurs caractéristiques formelles ainsi qu'on le verra plus loin, et par l'instrumentation que nécessite leur exécution : percussions et voix ici, et Percussions, instruments d'origine occidentale et/ou voix pour les autres.
3. Au nombre des conséquences de la situation de dépendance des Antilles vis-à-vis de la France (comme de maints pays colonisés ou néo-colonisés vis-à-vis de l'Occident), il faut compter le sous-développement culturel des Antillais, sous-développement dû à l'insuffisante redistribution d'un certain savoir (autre que celui qui aboutit à la formation d'élites économiquement et idéologiquement reproductrices de la situation de dépendance) que l'Occident a pu accumuler précisément à partir de l'étude anthropologique des peuples dominés et dont la réappropriation par ces peuples devient désormais nécessaire à une meilleure évaluation de leur spécificité et donc à une plus grande maîtrise de leur destin.
4. En particulier le Rapport Culturel du IXe Congrès de l'Association Générale des Etudiants Guadeloupéens, AGEG, 1970.
5. C'est-à-dire à... « dégager les conditions de la production, de la transmission, de la consommation de la musique... à décrire le Plus rigoureusement possible en les reliant à l'ensemble des autres activités sociales, les moyens qu'une société utilise pour faire sa musique, et à analyser quelles sont, dans une structure sociale donnée, les fonctions que remplit cette musique ». B. Lortat-jacob, « Sémiologie, ethnomusicologie, esthétique », Musique en leu, n° 28, Paris, Seuil, sept. 1977, p. 93.
6. « Toute étude concrète des sociétés affectées par la colonisation s'efforçant à une saisie complète, ne peut s'accomplir que par référence à ce complexe qualifié de « situation coloniale. » G. Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique Noire, Paris, Puf, 1963, p. 3.
7. Relation dialectique individu/société dont on omet généralement de tenir compte dans les analyses marxistes mécanistes des phénomènes culturels.
8. Au point qu'on en arriverait presque à dénier aux noirs américains la paternité du « jazz ». En témoignent des déclarations du genre "Bien sûr, ce sont les noirs américains qui... mais enfin..." Ou bien "Il faut tout de même rendre à César ce qui est à César...", déclarations que j'ai eu l'occasion d'entendre récemment sur je ne. sais plus quelle antenne française, tandis que l'exploitation des musiciens noirs américains et caribéens est réelle (Cf. par exemple : P. Carles et J-L Comolli, Free jazz Black Power, éd. Galilée, Paris, 1979).
9. Ne serait-ce que par l'exemple du rôle qu'ils ont joué dans le « progrès » de la civilisation occidentale.
10. C. Levi-Strauss, Race et Histoire, éd. Gonthier, Unesco, 1961, p. 73.
11. Distinction dont les données de l'ethnologie ont permis de conclure qu'elle était très relative : une invention pouvant surgir de la mise en commun d'éléments empruntés, et inversement un emprunt pouvant subir de telles modifications, qu'il en devient méconnaissable.
12. Cf. M. Giraud, J-L Jamard, M-C Lafontaine, « Contre l'assimilation : la voie antillaise », les Temps Modernes, déc. 1973, Paris.
13. CI. la notion de « déterminisme de population » dont parle Guy Lasserre, la Guadeloupe, étude géographique, Bordeaux, Union française d'Impression 1961.
14. le dois à Michel Giraud d'avoir attiré mon attention sur cet aspect du problème.
15. Une communication donnée le 27 mars 1981 à Basse-Terre (Guadeloupe) par le Dr Chatillon, Madame Rosemain et le Père Fabre, a été illustré par l'audition d'une messe ancienne « à l'usage des nègres » esclaves, messe qui fut interprétée ce jour-là par la chorale du Baillif (commune de la Guadeloupe).
16. Mystification réciproque entre groupes dominant et dominé considérés ici et qui correspondrait à de nouvelles modalités de la relation de dépendance ?
17. L'analyse détaillée des écrits et documents dont il est question ici sera exposée dans un autre travail.
18. « On a fait des Ordonnances dans les îles, pour empêcher les calendas non seulement à cause des postures, indécentes, et tout à fait lascives, dont cette danse est composée, mais encore pour ne pas donner lieu aux trop nombreuses assemblées de Nègres... » Pour leur faire perdre l'idée de cette danse infâme, on leur en a appris plusieurs à La Française, comme le menuet, la courante, le passepied et autres... afin qu'ils puissent danser plusieurs à la fois et sauter autant qu'ils en ont envie ». (Nouveau Voyage aux Iles françaises de l'Amérique, t. 1, 4e partie, ch. vii, p. 53.)
19. CI. J-L Jamard, « Le mode de production esclavagiste en Guadeloupe et en Martinique dans ses rapports avec le mouvement de la société francaise », Archipelago, n' 1, éd. Caribéennes, Paris, mats 1982.
20. R. Bastide l'avait déjà fait remarquer d'une manière générale pour l'Amérique des Plantations : « Les maîtres se sont vite aperçus que s'ils ne donnaient pas à leurs esclaves la possibilité de danser et de célébrer leurs coutumes, ils mouraient rapidement ou travaillaient avec moins d'efficacité ( ... ) Ainsi, les danses, et les musiques profanes qui les accompagnaient, ont pu s'implanter partout où l'esclavage a existé », les Amériques Noires, Paris, Payot, 1967, p. 175.
21. En particulier Gaston Debien et Antoine Gisler.
22. A voir d'ailleurs ce que cet auteur nous dit de la calenda dans les colonies espagnoles, on peut se demander si ses préoccupations étaient partagées par tous les religieux : « Avec cela, elle (la calenda) ne laisse pas d'être tellement du goût des espagnols créoles de l'Amérique et si fort en usage parmi eux qu'elle fait la meilleure partie de leurs divertissements et qu'elle entre même dans leurs dévotions. Ils la dansent dans leurs églises et à leurs processions, et les Religieuses ne manquent guère de la danser la nuit de Noël... » (Op. cit., t. 11, 4' partie, ch. vii, p. 53). Une ordonnance en date du 1"' août 1704 et concernant les Antilles françaises a d'ailleurs trait à l'interdiction aux esclaves de jouer du tambour « pendant les offices religieux » (?)
23. On sait que le langage tambouriné à proprement parier est le propre de populations africaines parlant des langues à tons (les langues bantoues par exemple). Bien que le démantèlement des langues africaines soit intervenu très tôt (du fait du soin apporté par les maîtres à séparer les membres d'une même ethnie ou d'une même famille), il n'est pas impossible que des individus appartenant à une même ethnie possédant une langue à tons aient pu ainsi communiquer. D'autre part, bien que les instruments privilégiés du langage tambouriné (le tambour de bois à lèvres ou les tambours réglables instantanément comme le tambour d'aisselle, par exemple) ne soient pas attestés aux Antilles, l'usage d'autres types de tambours à membranes pour transmettre de simples codes n'est pas inconnu d'autres populations africaines ne parlant pas de langues à tons.
24. Il faut noter que, selon les anthropologues, travaillant sur les sociétés afro-américaines, le protestantisme a été beaucoup plus draconien en la matière dans les colonies anglo-saxonnes, que ne l'a été le catholicisme dans les colonies françaises, espagnoles ou portugaises.
25. J. Handler and C.J. Frisbie, « Aspects of slave life in Barbados : music and its cultural context », Caribbean Studiés, vol. 11, n° 4, p. 29, January, 1972.
26. R. Bastide, op. cit.
27. 2 015 en Guadeloupe en 1835 d'après C. Schnakenbourg, La crise du système esclavagiste 1835-1847, Paris L'Harmattan, 1980.
28. Cf., par exemple ce témoignage de Moreau de Saint-Mery qu'on peut croire puisqu'il correspond encore à ce qui se passe de nos jours : « La justesse de l'oreille des nègres leur donne la première qualité du musicien, aussi en voit-on un grand nombre qui sont bons violons. C'est l'instrument qu'ils préfèrent. Beaucoup cependant n'en jouent que par routine, c'est-à-dire qu'ils apprennent d'eux-mêmes, en imitant les sons d'un air, ou bien qu'ils sont enseignés par un nègre formé de la même manière et qui ne leur désigne que la position des cordes et celle des doigts, sans qu'il soit question des notes. » (Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'île française de Saint-Domingue, tome 1, p. 69).
29. Cf. 1. Fouchard, La méringue d'Haïti, éd. Leméac, Québec, 1973, et M-C Lafontaine, « Balakadri ou Le Bal de quadrille au commandement de la Guadeloupe », Présence Africaine, n` 121-122, Paris, 1982.
30. L'illusion en ce domaine provient du fait qui est bien rendu par l'expression courante suivante : « L'habitude est une seconde nature ».
31. Y compris en ce qui concerne les aspects de la culture antillaise que l'on doit aux populations originaires de l'Inde et qui sont singulièrement oubliées dans le débat actuel.
32. R. Bastide, op. cit., p. 198.
33. « ... dans un cas comme dans l'autre, le problème de la civilisation des noirs américains est moins abordé dans une perspective scientifique que dans une perspective politique. Dès ses origines la science est prise dans les réseaux d'une idéologie - que ce soit une idéologie de dénigrement ou de valorisation - et elle est mise au service de cette idéologie. » (Op. cit., p. 8).
34. Souligné par moi.
35. Il est proprement effrayant de lire les propos suivants, les plus récents dans le genre, et dont je ne citerai pas le nom de l'auteur puisqu'il n'est ni le seul ni le premier à en tenir de tels : « ... même si le quadrille et la biguine sont effectivement joués dans les campagnes guadeloupéennes, ils ne peuvent, de par leur origine, leur manière d'être et leur caractère assimilationniste, représenter ni l'un ni l'autre, la musique authentique rendant profondément compte de l'âme guadeloupéenne ». (Le passage souligné est en caractères gras dans le texte original).
36. Ces résultats qui font encore l'objet d'un approfondissement ont par ailleurs donné lieu à la publication de l'article déjà cité, à la note 29.
37. Le « léroz » où s'exprime la musique de groka, les veillées mortuaires où s'expriment les chants propres à ces circonstances, et le bal de quadrille où s'expriment le quadrille et la biguine.
38. « Si on définit le système musical par le choix des éléments sonores qui le constituent et par leur organisation, on doit examiner séparément : le timbre des sons.... l'intensité et la durée, c'est-à-dire le rythme, les rapports entre elles des différentes parties conduites simultanément - présence ou absence de polyphonie - et enfin l'architecturelle temporelle du discours musical : la forme. » G. Rouget, « L'ethnomusicologie », in Ethnologie Générale, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, vol. 24, p. 1363.
39. C'est-à-dire l'emploi simultané de différentes mesures (2 ou plus).
40. Alternance entre un soliste et un choeur.
41. a) Echelle musicale : ensemble de notes formant système et sur la combinaison desquelles repose la construction des mélodies.
b) Echelle pentatonique, ou pentaphonique anhémitonique (c'est-à-dire sans 1/2 tons) : système basé sur la combinaison de cinq notes à distance uniquement de tons, à l'intérieur d'une octave, ce dernier terme étant pris au sens qui est le sien dans l'échelle diatonique tempérée du système tonal occidental (voir note 46).
En ce qui concerne l'existence d'une telle échelle dans le groka, on peut s'en tenir aux résultats des seuls travaux réalisés pour l'instant en la matière, ceux du musicien et compositeur guadeloupéen G. Lockel. J'y reviendrai à la note 47.
42. « Almost all students agree upon the fundamental importance of rythm in African music as well as upon the fact that this rythmic basis is frequently expressed by the simultaneous use of two or more meters... However it must be emphasized that multiple meter is by no means necessarily present at all times or in all songs. » (A.P. Merriam, « African Music », in Continuity and change in African Culture, Bascom. and M.J. Herkovits, eds, Chicago, 1962).
Pour des raisons qui deviendront évidentes par la suite, il sera plusieurs fois fait référence à cet article.
43. Dans la figure du quadrille dénommée « La poule », le rythme est également binaire, mais à 3/4.
44. Le rôle des influences de la musique occidentale (polka, quadrille musique de fanfare) et de la réinterprétation africaine de ces influences dans la naissance du « jazz », initialement grande musique populaire de danse, a été maintes fois souligné (CI. en particulier, A. Hodeir, Hommes et Problèmes du jazz, éd. Parenthèses, colle Epistrophy, 1981). Il est d'autre part intéressant de souligner que cette musique apparaît après que les dernières manifestations des danses africaines aient disparu de Congo Square à la Nouvelle-Orléans (en 1843, selon G.W. Cable, « The dance in Place Congo », Century Magazine, 31, 1885/1886), et l'évolution ultérieure du « jazz » ne se comprend qu'en continuité et à la fois en rupture avec ses formes antérieures.
45. « An kadri-la sékkon an groka-la : fo ou ni rèpriz a komandè-la, rèpriz a akodéonis-la, rèpriz a tanbouyè-la, san sa pa ti-n kadri » (« Dans le quadrille c'est comme dans le groka : il doit y avoir la reprise du commandeur, celle de l'accordéoniste et celle du tambourinaire, sans quoi il n'y a pas de quadrille). (Propos de Mr. J.F., tambourinaire guadeloupéen - maître incontesté en matière de musique de groka et de quadrille -, recueillis au cours d'un de nos entretiens). Ceci renvoie à l'imbrication totale dans le groka des rôles du chanteur soliste et des tambourinaires, ainsi que du danseur. Sur le sens du terme « rèpriz » voir note 50.
46. a) diatonique = qui procède par tons et demi-tons consécutifs.
b) échelle diatonique tempérée : système basé sur la combinaison de 7 notes à distance de tons et de 1/2 tons, mais dans lequel l'octave est divisée en 12 demi-tons égaux. Son usage s'installe dans la musique savante occidentale vers la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècles environ, Cette division de l'octave a favorisé l'établissement dans cette dernière musique des lois de la composition du système tonal où, contrairement à ce qui se passe dans le système modal qui l'a précédé, l'harmonie et la mélodie sont réglées par l'obligation pour le compositeur de respecter un ton principal. Cette précision n'est peut-être pas inutile : les détracteurs de la biguine et du quadrille ont tendance à considérer le caractère tonal de la musique occidentale en termes d' « essence » occidentale, alors que le système tonal est lui-même le résultat d'une évolution qui se poursuit et qui, précisément en partie sous l'influence des musiques dites « exotiques » ou « extraeuropéennes » a abouti depuis le début du XXe siècle à la remise en cause, en Occident même, des lois de la tonalité.
47. On doit au musicien et compositeur guadeloupéen Gérard Lockel de s'être le premier intéressé à la structure des mélodies accompagnant les rythmes de groka et les chants de veillées mortuaires, d'avoir soumis celles-ci à l'analyse et d'avoir découvert ce qu'il appelle la « gamme groka » ou encore « gamme guadeloupéenne ». Bien qu'ayant d'abord avancé dans des écrits précédents l'idée de l'existence dans le groka du système pentatonique, G. Lockel n'utilise pas ce terme dans un ouvrage récent de pratique musicale (Traité de Gro Ka Modèn, 1981. Edité à frais d'auteur). Cependant on peut remarquer que le système dont rend compte l'auteur est un sous-système (la-si-ré-mi-sol) des cinq sous-systèmes possibles qu'on obtient en partant de chacune des notes de l'échelle pentatonique (décrite par la succession sol-la-si-ré-mi), système répandu dans les cultures musicales populaires des cinq continents. (Cf. C. Braïloiu, « Sur une mélodie russe » in Musique Russe, Il. Paris, Puf, 1953, pp. 329 à 386). Ceci ne signifie pas que l'on puisse réduire la description des principes d'organisation des mélodies groka à cette seule constatation et méconnaître par conséquent l'intérêt des recherches harmoniques effectuées par G. Lockel, mais indique la nécessité de mener des recherches comparatives - ne serait-ce, dans un premier temps que dans d'autres cultures musicales caribéennes - de manière à pouvoir établir plus sûrement une réelle spécificité guadeloupéenne en la matière.
48. L'utilisation par les populations rurales de l'échelle diatonique tempérée dans le groka et les chants de veillées mortuaires n'empêche pas que ces populations identifient la musique ainsi construite comme musique de groka ou de veillée. Cependant il faut remarquer que si la tradition de bilinguisme musical remonte, ainsi qu'on l'a vu, à la période esclavagiste, de telle sorte qu'on ne puisse pàs dire à coup sûr que l'usage de l'échelle diatonique dans ces styles musicaux n'a pas existé dans le passé, on peut tout de même penser qu'il y a gagné du terrain, et ceci pour plusieurs raisons : la disparition. progressive et régulière à partir de l'abolition de l'esclavage, des habitations qui constituaient le lieu naturel de transmission de ces styles musicaux : la rupture concomitante entre les vieilles générations dépositaires de ces derniers et les jeunes. de plus en plus touchés par l'exode rural et par le préjugé défavorable s ' attachant aux manifestations les plus africaines de la culture guadeloupéenne ; le rôle des media dont il sera question plus loin.
49. Ceci semble être plus qu'un simple phénomène de réinterprétation si on tient compte de ce qu'écrit A.P. Merriam «... it is open to question wether the importance of drums and other instruments - of percussion has not been exagerated in most writing about African music, with the result that the wide range of musical i - nstruments not idiophones or membranophones is too frequently neglected. We tend to think in terms of drums and drumming alone and to put aside that vast body of African music which in many cases does not use percussions instruments at all. It would seem wise to speak of African music as percussive, rather than to emphasize the use of percussion instruments exclusively. The trough zither, for example, ... found widely in
East Africa, is used to produce music which is clearly percussive in effect, although as an instrument it can in no sense be called an idiophone or membranophone ; similarly, trumpets of many kinds are played
for percussive effects although the notes themselves are, of course, melodic... ; what is clearly important is that African music depends upon percussive effect, wether that music is sung, played upon wind or
stringed instruments or drummed (op. cit., p. 65).
50. « Ka » est le nom générique du tambour d'origine africaine qui est utilisé dans le groka. Il est appliqué également au tambour d'origine occidentale (du type du tambourin) qui est utilisé dans les bals de quadrille. « Boula » est le nom de celui des tambours ka au moyen duquel est assuré le rythme de base et désigne aussi le rythme lui-même et le fait de l'exécuter. « Makè » est le nom de celui des tambours ka au moyen duquel s'exprime le tambourinaire soliste et désigne aussi ce dernier. Dans le quadrille guadeloupéen les tambourinaires disent qu'ils assurent les deux rôles de boula et de makè sur le même tambour. Il est intéressant de noter qu'actuellement se dessine une tendance qui consiste pour certains joueurs de groka à utiliser leur instrument de cette façon. « Rèpriz » traduit peut-être précisément cette conception percussive de la musique, qu'elle soit vocale ou instrumentale et qui aurait pour fonction d'assurer la tenue du rythme tout au long de l'exécution d'une même pièce musicale et de le relancer au moment de l'intersection des parties solistes et des parties chorales (vocales ou instrumentales).
51. Le « roulé » est le seul des différents rythmes, ou des différentes « variantes » ou « expressions » rythmiques... (voir plus loin note 62) du groka dont le rythme de base (le boula) est ternaire (à 6/8).
52. Existence de deux traits culturels similaires dans des populations éloignées n'ayant jamais été en situation de contact. De nombreux exemples de ce phénomène sont connus. L'un d'entre eux, souvent cité, est celui du « Jodel », technique de chant particulière qu'on a longtemps crue propre aux populations habitant les régions alpines d'Europe, mais qu'on a retrouvée ailleurs dans le monde, notamment en Afrique Centrale chez les Pygmées et en Océanie chez les Mélanésiens des îles Salomon.
53. A.P. Merriam, faisant référence aux travaux d'un autre ethnomusicologue africaniste, Ward, écrit : « Ward summarizes four basic characteristics in African rythm as « the absence of triple-time, the importance of the fundamental regular beat, the independance of each instrument and its absorption with its own time-figure, and the freedom to vary the figure provided the time does not suffer », et il ajoute que, toujours selon Ward : « This is not to say that triple time-figures are excluded from African music. But even where a tune is in what sounds to, European ears triple time, the underlying percussion rythm makes it quite clear that the African feels it as duple time »... et que le rythme ternaire serait «... foreign, if not actually repulsive, to the African musical experience ». Citant aussi les résultats d'autres travaux sur la musique africaine, Merriam souligne l'existence dans celle-ci d'un « principle of off-beating » (principe d'accentuation en dehors du temps fort de la mesure) dont il est devenu courant de dire qu'il constitue également un trait caractéristique des musiques afro-américaines. (Op. cit., pp. 59/60).
54. R. Bastide, op. cit., pp. 47-48,
55. G. Rouget, op. cit.
56. Après avoir examiné pour les musiques africaines, chacun des éléments qui renvoient à la notion de système musical, et fait état, en particulier, de l'existence, à côté du système pentatonique, de nombreuses échelles (ou modes) africain(e)s apparentées à l'échelle diatonique (non tempérée bien sûr), il conclut : « In spite of differences frorn area to area there are some characteristics, especially the importance of rythm and percussive-rythmic techniques, which indicate a reasonably cohesive musical systern in Africa... Some similarities of African and Western music have peviously been noted - both systems have an essential base of diatonic scale and harmony, the latter term. at least employed here in the sense of the simultaneous use of two or more pitches, and both have a tradition of accompaniment of the voice not only with percussion instruments but with stringed instruments as well. The general structure of the melodic lines seems also to be fairly similar in the two systems, certainly more similar than either is to the music of other major areas, and polyphony is strong in both systems ... it is clear that the two systems are compatible and that exchange between them is almost inevitable if the opportunity for contact is established. (Op. cit., p. 80).
57. Sans pour autant me prononcer sur la question de savoir si la biguine est issue de la plantation, ou si au contraire elle y a été intro duite, je voudrais résumer ici les propos de l'informateur dont j'ai déjà eu l'occasion de parler (Mr. J.F.), propos qui sont revenus au cours de deux de nos entretiens (3-2-81 et 17-3-81) et qui donnent à penser que la biguine existait autrefois dans le léroz sous une forme embryonnaire.
Alors qu'il me décrivait le déroulement du léroz tel qu'il dit le tenir des « anciens » et qu'il énumérait l'ordre d'apparition des différents rythmes du groka, il en vint à parler d'un rythme dénommé « sobo » dont ie n'avais pas connaissance. A la question que je lui posai sai à ce suje il répondit : « Sobo sé on bigi-n. Tout moun ka dansé dam o kavalyé, menm biten ou ké di mwen sé on kalagia » (« C'est une biguine. On danse par couples, de même que dans le kalagia » (nom d'un autre rythme». Comme j'insistais, il répondit : « An di-w ken sa sé on bigi-n. Mé an léroz... Kalagia èvè sobo sé dé frè. Sé dapwé sa chantè la ka chanté ou sav ka sa yé. Sé diféran chanté. Lè ou tann... (et il me chante une mélodie en diatonique : « Ti moun la a pa tan mwen tonnè ») sa sé chanté a on bigi-n. Alo la yo ka kriyé sa sobo » (« le t'ai dit que c'est une biguine, mais dans le léroz. Le kalagia et le sobo sont frères. Mais tu les reconnais à ce que chante le chanteur (konté), car ils se chantent différemment. Quand tu entends... ( ... ) c'est une biguine. Alors on l'appelle sobo »). Lorsque je lui demande pourquoi ces deux noms, il me répond - « A pa mwen. Sé lé zansyen. Sé dé non a-y ». (Ça vient des anciens, pas de moi. Ce sont ses deux noms »).
Ces faits m'ont été confirmés par la suite par d'autres informateurs. Le rôle du chanteur soliste (quelle que soit l'échelle dans laquelle il chante) a la même importance dans la détermination des autres rythmes du groka.
58. Pour n'avoir pas été recueillies à temps, la plupart des biguines guadeloupéennes datant de la seconde moitié du XIXe siècle et du tout début du XXe siècles sont sans doute irrémédiablement perdues, ainsi que, avec la disparition des témoins de leur époque, le sens de celles dont il reste encore quelques lambeaux épars. Outre ces lambeaux traînant dans la mémoire de guadeloupéens âgés et qui attestent cette fonction de critique sociale, celle-ci ressort clairement des textes rassemblés par V. Coridun, pour les biguines de la Martinique, dans un petit recueil intitulé « Le Carnaval de Saint-Pierre » (édité par l'auteur, Fort-de-France, 1929).
59. Les textes des chants de groka ou de veillées peuvent également exprimer les différends entre personnes privées ou les faits divers relatifs à la vie des populations rurales mais aussi traduire directement la conscience qu'ont ces populations des répercussions, sur leur vie, de grands événements tels que la mobilisation des Antillais lors des deux guerres mondiales, ou celle de l'oppression coloniale. Citons comme exemple : « A Dardanèl mwen kalé » (« je m'en vais aux Dardanelles »), « Pwan fizi la monté kan menm » (« Prends le fusil et vas-y tout de même ») et le très beau léroz « An lakou a govèlman mwen maré » (« le suis attaché dans la cour du gouvernement »).
60. De nombreux anthropologues ou ethnomusicologues africanistes et afro-américanistes l'ont souligné. Citons, entre autres : Herskovits, Watermann, Merriam, Courlander...
61. A la Guadeloupe même où existent alors à partir des années 50 les moyens techniques d'enregistrement.
62. Bien qu'il ne soit pas possible de développer ici ce point, on peut faire deux remarques :
a) L'usage s'est établi, avec l'avènement du débat sur la musique guadeloupéenne de se fixer sur l'idée de l'existence dans le groka, de sept rythmes traditionnels. Bien qu'il faille tenir compte de la possibilité d' existence de différences régionales, un informateur âgé tel que celui dont il a déjà été question, n'en admet que cinq dans le déroulement de « ses » léroz, les deux autres étant considérés par lui comme des « nouveautés », d'ailleurs pas très bien acceptées. Ceci plaiderait peut-être en faveur de l'idée plus « normale » d'un dynamisme dans la création musicale.
b) Il semblerait d'autre part que, à part le « roulé » (ci, note 51), les rythmes pris en considération par le même informateur soient suffisamment proches pour être considérés par lui comme des variantes d'un même rythme de base, « le boula won », et suffisamment distincts pour devoir ne pas être « constamment mélangés l'un dans l'autre comme font les jeunes ». En tout état de cause le rôle du chanteur et du tambourinaire soliste sont primordiaux pour la détermination des rythmes.
63. Aline N'Goala, rédactrice au journal Sans Frontières me confiait récemment que lors d'une émission concernant la vie politique et culturelle de la Caraibe et dont elle est également l'une des animatrices à Radio-Soleil, radio libre des immigrés de la région parisienne, à vocation multiculturelle, un groupe de Turcs passant alors par le studio et entendant la biguine intitulée « Serpent maigre » du clarinettiste martiniquais Stelhio, lui demandèrent de quel pays était cette si belle musique.
64. En Haïti par exemple, la création d'une telle école remonte à 1860. Aux Etats-Unis, c'est dès la période bop (vers les années 40) que certains musiciens commencent à acquérir une solide formation musicale, tandis que la communauté noire reste ségréguée. Aujourd'hui encore les musiciens Antillais, professionnels ou non, sont souvent autodidactes.
65. C'est précisément dans le cadre du mouvement politique national hongrois contre la domination de l'empire autrichien (fin XIXe début XXe) que se situent les recherches du musicologue et compositeur hongrols Bela Bartok sur la musique populaire de son pays dont on sait l'importance qu'elle tient dans son oeuvre. Dans un article intitulé « Recherche folklorique et nationalisme », Bela Bartok attire l'attention sur les aspects positifs mais aussi négatifs de la relation entre « les recherches folkloriques et l'éveil du sentiment national ». Parlant de la nécessité des études comparatives il cite ce qu'il appelle « la question du rythme bulgare » : « On croyait jusqu'à présent que ce rythme était une particularité bulgare. Or des recherches récentes ont révélé son existence chez les Roumains et chez les Turcs ». A propos du problème des influences étrangères sur les musiques populaires et des réactions que leur découverte suscite le plus souvent, il ajoute : « Sans doute lorsque les chercheurs se voient contraints à découvrir d'importantes influences mutuelles, des origines et des emprunts étrangers dans les diverses musiques populaires, ces " découvertes " ne sont pas toujours flatteuses pour l'orgueil national. Mais ces découvertes " désagréables " ne doivent pas susciter un sentiment d'infériorité, ni être exploitées sur le plan politique » car... « les emprunts subissent d'une façon ou d'une autre, des modifications du fait de leur passage dans un nouveau milieu, et reçoivent, quelque soit leur provenance, un cachet local, national. » (CI. B. Szabolsci Bencé, Bela Bartok, sa vie, son oeuvre, Corvina, Budapest, 1956, p. 190).
66. Avec des groupes comme le « jazz Groupe Traditionnel de Bretagne », le Quartet de Bertrand Renaudin ou l' « Intercommunal Free dance Music orchestra » de François Tusc.
67. Dans l'analyse extrêmement rigoureuse et documentée qu'il a consacrée à la question, Denis Constant fait le point aussi bien sur les apports des différentes musiques (caribéenne avec le calypso, nordaméricaine avec le rythm and blues--- - elles-mêmes ayant subi des influences occidentales - et anglo-saxonnes - elles-mêmes influencées par la musique noire américaine) qui ont fusionné dans l'élaboration du reggae, que sur le rôle décisif qu'y a joué le retour aux percussions du monde rural de la Jamaïque. Ceci sur le plan purement musical, sans parler, sur le plan social des liens du reggae avec la mystique rastafarienne largement implantée dans les masses populaires jamaïcaines. (« Aux sources du reggae », Ed., Parenthèses, col. Epistrophy, 1982.)
68. Lorsqu'on sait par ailleurs les références à la biguine que font dans leur musique certains grands musiciens de jazz (Horace Silver ou Sonny Rollins par exemple).
69. Marx, Mao-Tse-Toung, Lukacs, Althusser, Goldmann, Fischer, Adorno,
70. Dans une revue telle que La Revue Guadeloupéenne (1945-1962) le terme n'est pas rare.
71. CI. art. cit., pp. 103-105.
72. On peut citer ici un extrait d'un texte qui a lui-même fait l'objet d'une citation dans un ouvrage traitant de la musique noire américaine (CI. P. Carles et J-L. Comolli, op. cit., p. 212) : « Une vague de musique vulgaire, sale et suggestive vient d'innonder le pays. La seule chose qui compte désormais c'est le rag-time ... La bonne société a décrété que le rag-time et le cake-walk étaient ce qui se faisait de mieux. Aussi peut-on lire avec autant d'étonnement que de dégoût des noms historiques et aristocratiques associés à cette danse du sexe car le cake-walk n'est rien d'autre que la danse du ventre africaine, une version adoucie des orgies africaines. Quant à la musique c'est une musique dégénérée. » (The Musical Courrier, 1899, cité par L. Feather The Book of Jazz, Meridian Book, N-Y, 1959, p. 8). Et pourtant, d'après A. Hodeir (op. cit., p. 132) « L'harmonie des premiers rags, on sait d'où elle vient : de la polka, du quadrille et de la marche militaire. On trouve, ici et là, le même langage rudimentaire, tout entier, axé sur l'emploi de deux accords principaux, tonique et dominante ( ... ) » etc.
73. V. Coridun, op. cit. Un extrait d'un texte émanant d'un témoin de l'époque du Carnaval de Saint-Pierre est cité par l'auteur à propos d'une des biguines figurant dans le recueil en question : « ... 1881, année de l'affaire Lota vit éclore toute une théorie de chansons politiques. La lutte éclate violente -.- entre le Parti Républicain des " Colonies " et le Parti réactionnaire de " La Défense Coloniale ', ... « La chanson la plus remarquable de l'époque est, sans contredit, celle que lancèrent les partisans d'Hurard. contre ce dernier journal et ses rédacteurs. Ce fut une trouvaille. De nombreux couplets cinglaient les préjugés et les défauts de l'aristocratie coloniale. Ils ne contribuèrent pas peu à l'étonnant triomphe d'Hurard. »
74. Voir « Assimilation/ Socialisme. La fin du XIXe siècle Antillais », Le Caré (Revue du Centre Antillais de Recherche et d'Etudes), n° 7, février 1981, Guadeloupe.
75. Tendance qui se développe dès les années 50 et qui va culminer dans le VI' Plan (1970-1975).
76. D'abord en plein air, entre autres lieux sur la place de la Victoire à Pointe-à-Pitre où des paysans sont amenés pour faire montre de leur savoir-faire musical et chorégraphique.
77. Voici comment feu Madame Adeline, présidente de l'Association dénommée « Entraide Féminine Guadeloupéenne » crée en 1946 et dont le Groupe « La Brisquante » est l'émanation, s'exprimait en 1967 dans une petite brochure publicitaire bilingue (français-anglais) retraçant l'historique des activités de son association :
« 1946 - L'Entraide Féminine Guadeloupéenne voit le jour. Enfant terrible, elle décide, pour son baptême, de se parer de la toilette locale. Première syncope de la ... " Sainte Critique ". Alors pour provoquer la deuxième syncope, elle se paye la joie d'essayer ses premiers pas, dans les savanes, au son du tam-tam dénommé " gro ca ", et quand sa fantaisie fait trôner le "gro ca" au salon face au piano, c'est la bombe plus qu'atomique qui déclenche la chronique locale. » Et plus loin ... « Laissez-vous tenter par l'agréable perspective d'un soleil brillant, d'un sable fin caressé par des vagues langoureuses, etc ... »
78. Les premiers disques de groka sont enregistrés au tout début des années 60.
79. Op. cit., p. 141.
80. Pour l'Europe par exemple, ceci a été vrai dans le cas, déjà cité du mouvement national hongrois (CI. B. Szabolsci, op. cit.), ou de grands mouvements sociaux comme celui de la Révolution française, et évidemment des révolutions socialistes des pays de l'Est.
Dans Le Siècle des Lumières l'écrivain cubain Alejo Carpentier écrit quelques passages pleins d'humour sur l'instrumentalisation de la littérature et de l'art pendant la Révolution française : « ... il se mit à feuilleter les dernières chansons de François Girouet... Il montra les titres à Esteban : " L'arbre de la liberté ", " Hymne à la raison ", "Le despotisme écrasé"... ». Même la musique est rationalisée : dit-il. « Ils en sont venus à croire que celui qui écrit une sonate manque à ses devoirs révolutionnaires... ». Et... il attaqua un allegro de sonate avec un brio infernal, déchargeant sa colère sur le clavier de l'instrument. « le ne devrais pas jouer la musique d'un franc-maçon comme Mossar, dit-il en terminant le morceau : il pourrait y avoir un mouchard caché dans la caisse de résonance » (op, cit., pp. 11-112, éd. Gallimard, Paris, 1962).
81. Nombreux articles de presse, mémoires d'université, livrets d'album discographique, divers documents sonores, etc,
82. Cf. Dossier-Débat « Musique et politique », in Musique en leu, n' 3, Paris, Seuil, juin 1971.
83. On a trop tendance, dans certains milieux occidentaux « spécialisés en musique noire » à se contenter de faire des catalogues d'interviews de musiciens afro-américains en croyant ainsi rendre compte de la situation des musiques et des peuples afro-américains. L'essentiel du contenu des publications spécialisées en la matière est constitué par ces interviews.
84. P. Carles et J-L Comolli, op. cit., p. 279.
85. Il s'agit du livre dont a été tirée la citation qui a fait l'objet de la note 35.
86. F. Fanon, Peau noire masques blancs, éd. du Seuil, Paris, 1952, p. 204.
87. Ce que l'inconscient collectif traduit d'une autre manière que Fanon dans ses proverbes. C'est journellement que l'on peut entendre dans les couches populaires celui qui suit : « Konplo a nèg sé konplo a chyen ». (« Conspiration de nègres, conspiration de chiens »).
88. Cf. A. Memmi, Portrait du Colonisé, J-J Pauvert, éd., Paris, 1966.
89. Cf. le vaudou et l'utilisation qu'en a fait l'élite noire duvaliériste. Sur l'utilisation idéologique de la culture en Haïti, voir L. Hurbon, Culture et Dictature en Haïti éd. l'Harmattan, Paris, 1982.
90. « ... dans les universités zaïroises, écrit par exemple Go Althabe, tout un travail anthropologique est effectué, une pseudo-société traditionnelle est inventée par les ethnologues pour alimenter le discours de l'authenticité mobutiste, lui donner la dignité fantasmatique de la science. » « Le Quotidien en procès », Dialectiques, n° 21, automne 1977, p. 70.
______________________________________
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Général de la Guadeloupe, 2002 - février 2025