III. Musique – 2. Les instruments de la conga

Dossier Laméca

Le carnaval à Cuba

III. MUSIQUE
2. Les instruments de la conga

 

Les tumbadoras

Nous avons vu quel instrument était la tumbadora. Dans une Conga havanaise, on utilise généralement plusieurs tumbadoras : (du plus grave au plus aigu, selon les noms couramment utilisés aujourd’hui) conga, rebajador, tres-dos, salidor et quinto (ou anciennement requinto).

Au carnaval de La Havane en 1937, quand les Congas firent leur réapparition, on a pu grâce aux études menées (1) obtenir des descriptions précises des instrumentations des huit Congas qui y étaient en compétition, et il est intéressant de noter plusieurs éléments :

1° les noms utilisés par les directeurs des comparsas eux-mêmes pour qualifier les tambours, sont : caja, mambisa, llamador, tumbador, conga, repicador, ou bongó grande.
Un seul directeur de Conga, celui de Los Marqueses de Atarés, n’a cité aucun de ces noms mais seulement celui de bongoes. A-t-il confondu les bongoes et les tumbadoras ou n’y avait-il aucune tumbadora dans la Conga de Los Marqueses en 1937 ? Les deux solutions sont possibles, car d’une part tous les directeurs des comparsas n’étaient pas forcément des musiciens, et d’autre part en 1937, c’est-à-dire à la fondation de Los Marqueses, on les a remarqués pour leur satire grinçante de la haute société, mais, comme nous le verrons plus loin, pas pour leur authenticité (2). La musique qu’ils jouaient était également – satire oblige – des menuets et autres musique de cour, même si leur orchestre comprenait les autres instruments d’une Conga.

2° deux Congas, sur les huit orchestres présents en 1937 n’utilisaient que deux tambours. Trois autres n’en utilisaient que trois, et deux autres en utilisaient quatre. Nous sommes loin des cinq habituellement connus. De plus aucun des directeurs de comparsa n’utilise le mot quinto (on peut penser que le tambour qui occupe la fonction de quinto soit le repicador), pas plus que ceux connus aujourd’hui de salidor, tres-dos, ou rebajador.

Cette tendance nous confirme ce que disait Fernando Ortiz (voir chapitre précédent), c’est-à-dire que dans les anciennes congas « on n’utilisait anciennement que deux de ces tambours ». L’époque dont parle Ortiz dans son ouvrage, qui date de 1952, se situe probablement au début du XXe siècle. Dans l’étude menée par Emilio Roig en 1937, nous sommes déjà dans une ère plus moderne, et lorsque le directeur de Los Marqueses parle de bongoes, il veut peut-être simplement dire deux tambours. De la même manière, les Congas utilisant trois ou quatre tambours sont déjà dans une forme nouvelle de l’orchestration de la Conga. Cette hypothèse nous est confirmée dans l’ouvrage du CIDMUC (Instrumentos de la Música Folclórico-popular de Cuba, 1997), où il est dit que :

« Dans la Conga, la tumbadora figure en nombre considérable (…). Avant 1959, cet ensemble instrumental ne comprenait pas la quantité de tumbadoras qu’elle présente aujourd’hui. L’augmentation du nombre de ces membranophones s’est faite pour doubler les toques (les rythmes) et ainsi gonfler le volume sonore, en accord avec l’importance de l’auditoire présent auquel cette musique s’adresse de nos jours ». Dans le même ouvrage il est précisé que « en ce qui concerne la Conga, dans les zones centre et ouest de l’île, il n’existe pas de différences dans la fonction musicale de chaque groupe de tumbadoras (et il semble qu’elles soient toujours en nombre égal), par contre il existe des différences dans les rythmes spécifiques de chaque groupe selon la ville ou la région en question ». Il existe également des différentes apellations : à La Havane on utiliserait les noms de (du plus grave au plus aigu) conga, rebajador, tres-dos et salidor (sans compter le quinto) et à Matanzas ceux de (toujours du pus grave au plus aigu) conga, tres-golpes, requinto et tumbadora (plus le quinto).

Orchestre de Conga à deux tambours cylindriques, années 1930.

Orchestre de Conga à quatre tambours à tirants, années 1950, au fond à gauche, musicien jouant la reja de arado.
Lajas, province de Villa Clara – région de Santa Clara.
source : secretos-de-cuba.com

Le système de tension à tirants métalliques était déjà présent sur les panderetas des coros de clave, tambours sur cadre, depuis le début du XXème siècle. On le trouve sur des imitations de tambours batá dans les années 1920, appelés par Ortiz panderetas lucumí. On a simplement augmenté la taille des tirants pour les adapter aux tensions plus fortes nécessaires sur les tumbadoras, à partir des années 1940.

 

Le bokú

Dans les ensembles de carnaval d’Oriente, et plus précisément de la région de Santiago, on emploie le bokú, (ou bocú) autre tambour créole (au pluriel, bokúes ou bocuses). On l’emploie également, dans une moindre mesure, dans les provinces voisines de celles de Santiago : dans celles de Camagüey, de Las Tunas, d’Holguín, de Granma (Bayamo) et de Guantánamo. S’il ne remplace pas la tumbadora dans tous les cas, dans les Congas santiagueras il est le roi. De forme conique, plus petit qu’une tumbadora, il est également plus facile à porter. Comme sa cousine havanaise la tumbadora, il est d’origine urbaine, et il reste très majoritairement employé dans les villes plutôt que dans les zones rurales.

A gauche : bokú ancien à peau cloutée, à droite : bokú à clés.
source : erol.com

On l’emploie également dans d’autres styles musicaux propres aux régions orientales de Cuba, comme le gagá, le bembé, le radá, voire la rumba ou même le son.

Dans les Congas, on le trouve en grand nombre : « généralement, on emploie entre 6 et 16 bocuses ; à Guáimaro, Municipio de Camagüey, la Conga locale en compta jusqu’à 30 (3)». Malgré tout, on dissocie trois registres sonores correspondant aux trois fonctions instrumentales du bokú : aigu, medium et grave, comme dans beaucoup d’autres genres de tambours. Les noms les plus courants que l’on trouve à Santiago sont :

-Quinto ou cachimbo pour le bokú aigu,
-Llamador ou mula pour le bokú medium
-Fondo ou caja pour le bokú grave.

On trouvera également souvent ces trois bokúes avec un quinto, encore plus aigu, jouant le rôle d’improvisateur, auquel cas on trouvera pour les bokúes accompagnateurs les noms de salidor (ou primer bokú), llamador et fondo.

Le bokú a existé dans d’autres régions de Cuba, puisqu’on en trouve la trace dans l’île de la Jeunesse, mais également à La Havane et à Guanabacoa. La Conga de la comparsa Las Bolleras, dont nous auront l’occasion de parler plus loin, aurait compté dans les temps anciens deux bokúes.

La forme conique du bokú peut l’apparenter au bonkó-enchemiyá des abakuá, seul autre tambour conique de Cuba, ce qui ne suffit pas à affirmer que le bokú aurait une quelconque origine carabalí. Son système de tension est différent. Certains tambours de vodú, ou certains tambours rada, employés en Oriente sont également coniques, mais la plupart du temps ils seraient en fait des bokúes employés en tant que tambours de Vodú.

Il est probable que l’invention du bokú, comme dans le cas de la tumbadora, soit une conséquence de l’interdiction des tambours africains au début du XXe siècle. Comme la tumbadora, il mettra une ou deux décennies à s’imposer en tant que tambour cubain – et non africain – pour se faire admettre par les autorités.

 

Le bombo, la galleta et la tambora

En France, on connaît ce type d’instrument sous le nom de grosse caisse.

Dans son livre África en América Latina, l’historien cubain Manuel Moreno Fraginals dit que : « le toque ou rythme de la conga est d’origine matancera, et fut connu grâce à la comparsa Los Turcos de la ville de Matanzas. Cette comparsa citée comme Los Turcos de Regla (4) employait un bombo turc, d’où son nom ». Plus loin, il cite la comparsa La Chambelona (originaire de la région de Remedios et Camajuaní) en décrivant son instrumentation : « des cuivres (cornetines, trombones, bombardinos, figles et tubas), des percussions (clave, maracas, guayo, güiro, reja, guataca, sartén, gangarria, cencerro, bongoses, tumbadora, redoblante, platillos – cymbales -, caja et bombo turco ».

Cet instrument, qu’on pourrait croire d’origine européenne, car employé souvent dans les fanfares militaires, aurait effectivement une origine turque : Curt Sachs signalerait la présence de cet instrument dans un tableau italien de 1505, représentant un orchestre turc, et qu’il aurait été connu en Europe à partir de la prise de Constantinople en 1453.

À Cuba, il a été importé par les Espagnols, et si son usage s’est généralisé dans les ensembles de carnaval noirs comme dans ceux des Blancs, il faut garder à l’esprit que c’était l’un des seuls tambours qui n’ait pas souffert d’interdictions. Dans les Congas havanaises, il marque le second coup de la clave negra (coup qui est par conséquent appelé aux USA bombo note, ce qui à notre connaissance ne se dit pas à Cuba), cet accent est très important dans la polyrythmie de la conga occidentale, et ne saurait en être absent, puisqu’il est fondamental dans la danse : c’est le coup qui est marqué par le pas de base des danseurs. Le bombo est donc essentiel dans la conga des provinces de l’ouest. Il est important de noter que ce style de conga dite havanaise est également présente dans toute l’île, par influence, et à Santiago, où elle est jouée par certains paseos, nom donné aux orchestres de carnaval qui jouent un autre style que la conga orientale, qui est jouée, elle, par des orchestres qui portent le nom de Congas.

À Cuba, on trouve de nombreux tambours sur cadre bimembranophones de ce type. Dans les Congas d’occidente, on le nomme généralement bombo. En Oriente on le nomme plutôt galleta (il peut avoir une caisse très peu profonde). Mais certains autres tambours analogues portent le nom de tambora.

Dans les provinces d’occidente, on joue généralement le bombo avec une grosse batte de bois dans la main forte, sur la peau de dessus, alors que la main faible assourdit ou libère le son de la peau de dessous, à volonté. On ne le joue jamais de façon verticale, mais toujours incliné. Généralement, pour la qualité du son, on préfèrera jouer avec des bombos équipés de peaux animales, ce qui impose un système de tension métallique très épais et solide, alourdissant considérablement l’instrument. Malgré tout, des bombos à peau synthétique existent, depuis que l’on fabrique celles-ci en série et qu’on les distribue à grande échelle pour les grosse caisses de fanfares et les batteries, et ils se sont multipliés, étant plus simples à équiper et plus légers si l’on doit jouer et marcher longtemps.

Les galletas d’Oriente sont généralement à peaux animales, et plus larges que les bombos d’Occidente, même si elles peuvent être moins épaisses que ceux-ci. On verra donc plus souvent des bombos ressemblant à des grosses caisses "classiques" dans les villes de l’ouest, pour des raisons pratiques.

Dans la ville de Trinidad, sur la côte sud de l’île, on joue le bombo dans la Conga à deux battes.

Le style de conga joué par l’ensemble qu’il nous a été de voir, le Conjunto Folklórico de Trinidad, n’est pas pour autant très différent de celui joué par les Congas havanaises. La même réflexion est valable pour les Congas de Matanzas qu’il nous a également été donné de voir.

À Camagüey, par contre, les Congas jouent un style radicalement différent, avec des tambours spécifiques carrés joués avec deux baguettes, et des bombos très profonds, mono-membranophones, et en grand nombre, fabriqués apparemment dans des tonneaux.

Comparsas camagüeyanas.
source : camagüey.co.cu

Tambours et llantas de conga camagüeyana, instruments du Ballet Folklórico de Camagüey.
photo : Patrice Banchereau

À Camagüey, à La Havane et à Santiago, nous avons donc trois types de Conga très différentes. Il est possible que dans d’autres parties de Cuba on trouve encore d’autres formes très spécifiques à certaines villes. De plus, dans le cas de petites villes, il est possible que certains styles soient en voie de disparition, voire aient déjà disparu.

L’influence de la conga havanaise, à cause de son énorme popularité et du nombre de ses comparsas et de leurs thèmes musicaux a certainement été grande dans de nombreuses parties de l’île. Les études sur ces sujets spécifiques restent encore à réaliser.

Dans les Congas havanaises, il est rare de trouver plus de deux bombos.
Dans d’autres styles carnavalesques de ceux des Congas ou des paseos de Santiago, il existe encore des bombos, que l’on peut trouver sous les noms de tambora, pilón, pilonera, galleta, bajo, fondo, fondeador, siete leguas, traga leguas, jusqu’à ceux, en langue créole haïtiano-cubaine, de tambú ou kès, etc.

 

Le bombo dans les divers styles musicaux d’Oriente

Le bombo, dans les provinces occidentales, se joue uniquement dans la conga de carnaval. En Oriente la situation est très différente : outre la conga, on le trouve dans de nombreux styles, tels :

  • Le bembé, dans la province de Las Tunas, et dans une moindre mesure celle de Santiago. Le Bembé est un style afro-cubain yoruba, rituel, que l’on trouve dans toute l’île sous des formes très diverses.
  • Le son dans la province de Santiago, dans quelques cas.
  • Le gagá et le rará, qui sont des styles haïtiano-cubains, rituels, qui sont considérés comme carnavalesques puisqu’ils peuvent se jouer en défilant, en de diverses occasions, principalement pendant la Semaine Sainte. Les processions de gagá possèdent leurs propres farolas ou banderolas, et de nombreux drapeaux. On trouve la présence du bombo dans ces musiques dans les provinces de Ciego de Ávila, de Camagüey, de Las Tunas, de Holguín et de Santiago. Les Bande Rará ont participé au Carnaval de Santiago en 1963, et en 1964 le Paseo de Los Hoyos (5) a incorporé un Bande Rará dans sa prestation au carnaval. Dans le Carnaval de Guantánamo, toujours en 1964, les Bande Rará ont défilé au côté des Congas et des Paseos. Ils sont organisés hiérarchiquement, avec un ensemble de dignitaires comparable à celui des anciens cabildos. Ils utilisent également des tanbourins, instruments dont nous parlerons plus loin.
  • Les Conjunto de Tanbourin existent dans les provinces de Ciego de Ávila, de Camagüey, de Las Tunas, de Holguín, de Guantánamo et de Santiago. Ces ensembles jouent un style haïtiano-cubain profane, et dans quelques cas rituel, dans les fêtes de Vodú. Leur tanbourin, tambour sur cadre monomembranophone, qui comprend un système de tension interne à cordes incluant des grelôts, est proche du bombo s’il est de grande taille. Nous n’avons jamais vu de cas de bombo dans ces ensembles instrumentaux. Les seules références à la présence d’un bombo dans ce type d’orchestre se trouve dans des ouvrages, comme le précieux Instrumentos de la Música Folclórico-popular du CIDMUC. Le bombo, dans les orchestres de rituels vodú d’Oriente, servirait à accompagner les lwas (divinités) congos.
  • La Tahona dans la province de Santiago, ou Tajona est un style oriental d’influence franco-haïtienne. Elle est également considérée comme carnavalesque puisqu’elle se défile. La tahona aurait été présente dans de nombreuses provinces au XIXème siècle, jusque dans la province La Havane. Elle est considérée comme une forme ancienne de rumba à cause de sa danse de soliste, qui est très similaire à celle qu’on trouve dans la columbia, avec un dialogue entre le tambour et le danseur. Mais, dans la danse, elle est certainement plus proche encore du Bèlè martiniquais (6).

Tahona.
source : youtube

Ce style de musique comprend un bombo, appelé tambora, et deux petits tambours à chevilles, appelés fondo (ou tumbita ou caja), et repicador ou repiqueur, ou encore quinto, qui joue le rôle de soliste.

Il ne subsistait récemment plus que deux ensembles de Tahona à Cuba, l’un à Santiago de Cuba et l’autre à Songo-La Maya : Los Marinos de la Maya, disparu, qui n’utilisaient plus que l’un des deux petits tambours, car le second… s’était cassé. Quand la tahona sortait elle employait des nombreux idophones de métal (des cloches et des llantas), et de plus une trompette et un saxophone.

Le toque culminant des prestations de la tahona se nomme montompolo, mais quand ils défilaient, Los Marinos jouaient le toque Masón, du même nom que celui des Tumbas Francesas.

Les tahonas constituaient dans le passé des formes de Congas rurales, fait très rare puisque la grande majorité des Congas sont urbaines. Elles étaient également organisées hiérarchiquement comme les cabildos. Elles auraient compté dans le passé deux tamboras au lieu d’une. Pour Ortiz, elles étaient en relation avec les sociétés de Tumba Francesa, car elles constituaient une version déambulatoire de ces dernières. Nous verrons plus loin comment il est impossible de défiler avec des tambours de Tumba Francesa, qui sont les plus gros que compte l’île de Cuba. Les tambours de Tahona peuvent être vus comme des versions miniatures des premiers.

Tout comme de nombreux styles haïtiano-cubains, la tahona a défilé dans les carnavals. Ces ensembles musicaux étaient connus à Guantánamo comme des « comparsas de negros franceses ».

L’ethnomusicologue français Daniel Chatelain précise : « une tradition carnavalesque liée aux Noirs "français" est la tahona ou tajona, qui serait née à Santiago avant de s’étendre aux villages ruraux environnants. Elle a une parenté du point de vue structurel avec la tumba francesa (Bréa et Millet p.165). La tahona jouait en défilé, mais également pour la danse de salon. Y paradait une hiérarchie de rois, reines, vassaux et de maîtres de ballet (bastoneros). La tahona a été transportée à La Havane par des membres d’une potencia abakuá après un exil forcé à Santiago. À La Havane, la tahona a changé d’instrument et d’esprit - bien qu’on y dansait parfois "français" - et a fini par s’y éteindre. La tradition authentique de la tahona a presque disparu aujourd’hui de l’Oriente cubain, mais la société de tumba francesa de Santiago la maintient actuellement, en la distinguant d’ailleurs soigneusement de son activité principale.

Le mot tahona signifie moulin à moudre, et à un rapport avec les cafetales, plantations de café qui étaient en principe dirigées par des colons français venus d’Haïti. Daniel Chatelain ajoute :

« Tahona : terme, qui, selon la tradition orale transmise par la reina Yoya est née dans les plantations de café de l’Oriente (en désignant le moulin employé dans celles-ci) : La Tahona surgió hace 122 años en la finca Los Naranjos, en el entonces término municipal de El Caney, a unos cuatro kilómetros de esta ciudad. (La tajona est apparue il y a 122 ans dans la plantation Los Naranjos – Les Orangers – dans la municipalité de El Caney, à environ quatre kilomètres de ce village). Rapportant une interview qu’il a réalisée en 2006, parue sur le site web du journal cubain Sierra Maestra, Chatelain précise encore à propos d’El Caney : Tierra internacionalmente conocida por las bondades de sus frutas, que son las más dulces y jugosas de Cuba, El Caney fue el escenario donde en 1884, el jovén José Rufino Benet, de 20 años, fundara La Tahona (terre internationalement reconnue pour la qualité de ses fruits, qui sont les plus doux et les plus juteux de Cuba, El Caney fut le lieu où en 1884 le jeune José Rufino Benet, âgé de 20 ans, fondera La Tahona).

- La Tumba Francesa est un autre style haïtiano-cubain, profane, en voie de disparition, qui pourtant a constitué à certaines époques la principale manifestation de tous les styles dits haïtiano-cubains ou afro-franceses.

Dans les orchestres des Sociétés de Tumba Francesa de Santiago et de Guantánamo on trouve un petit bombo appelé tambora, ayant un rôle de moindre importance, qui soutient le rythme. Elle n’intervient que l’un des styles joués : le toque Masón, dont nous avons vu qu’il existait également dans les tahonas. La tambora, qui est un apport récent à ces sociétés, pourrait constituer une influence des tahonas.

Les Sociétés de Tumba Francesa auraient existé dans les provinces de La Havane, de Matanzas, de Cienfuegos, de Villa Clara et de Sancti Spíritus. En 1955 on comptait autour de Santiago et Guantánamo une quarantaine de sociétés de ce type. Il n’en existe plus que trois aujourd’hui. L’une d’elles, la Société Caridad de Oriente, à Santiago, a été déclarée patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco en 2003. Les deux autres sont La Pompadour - Santa Catalina de Ricis à Guantánamo et celle de Bejuco, dans la zone rurale de Sagua de Tánamo, dans la province d’Holguín.

La Société La Caridad de Oriente de Santiago a absorbé la tahona de Santiago, afin d’éviter sa disparition et surtout de maintenir la tradition de la Cinta : il s’agit de rubans que l’on enroule en dansant autour d’un mât, puis que l’on déroule. Cette tradition est présente dans diverses cultures européennes et au Venezuela.

Cinta.
source : youtube

- La Comparsa Carabalí est présente à Santiago de Cuba, où il n’existe plus que deux d’entre elles, directement issues d’anciens cabildos (elles portent d’ailleurs encore le nom de cabildo, ou celui de cabildo-comparsa) : La Carabalí Isuama (ou Izuama) et la Carabalí Olugo. Les musiques de ces deux comparsas contiennent à la fois des éléments carabalí et des éléments lucumí. Autrefois elles sortaient le jour du Día de Reyes, et elles furent ensuite autorisées à défiler le jour du Carnaval, quand elles n’avaient pas de difficultés à se maintenir actives : La Carabalí Olugo, fondée avant 1777, en reçut l’autorisation en 1902. Elle fut enregistrée ensuite comme association catholique sous le nom de Nuestra Señora del Carmén. Elle cessa ses activités en 1920 pour se reformer en 1962. La Carabalí Isuama a souffert de répressions dans la période coloniale pour avoir soutenu l’armée indépendantiste mambí. Chatelain précise que La Izuama, La Olugo et la Tumba Caridad de Oriente sont dites à Santiago « la tres centenarias » (les trois centenaires), et que le carnaval de Santiago décerne un prix à cette catégorie spéciale.

D’après Ortiz, « dans la Comparsa Carabalí de Santiago, (sans qu’il ne donne de précisions sur le nom de la comparsa – nous supposons qu’il s’agit de la Carabalí Olugo) on trouve quatre bombos appelés : quinto, fondo ou fondeadora, bombo et respondedora, soit deux grands bombos et deux petits ou tamboras. Dans celles de Guantánamo et d’Alto Songo on trouve seulement trois bombos (7) ».

 

Les bombos et galletas des Congas de Santiago

Daniel Chatelain nous dit que « Dans la conga orientale on utilise, selon la taille des instruments et leur fonction musicale : le pilón (le plus grand diamètre), la galleta, le redoblante (dit aussi bombo redoblante ou simplement bombo), la tambora (de plus petit diamètre). Cette dernière est probablement issue de l'instrument du même nom commun à la tumba francesa et à l’ancienne formation de défilé d’influence franco-haïtienne, la tahona ».

C’est le bombo le plus grave qui assume le rôle de soliste ou d’improvisateur, comme dans la plupart des ensembles de tambours afro-cubains où le tambour principal est toujours le plus grave. À l’inverse, les tambours solistes afro-cubains ont généralement un nom féminin (hembra, iyá, caja, etc…), alors que dans la famille des bombos ce sont les plus aigus (et dont les rôles sont les plus sobres) qui portent un nom féminin.

La Conga San Pedrito de Santiago comprend cinq bombos et tamboras, qui se répartissent entre eux trois rythmes principaux, le plus grave eux ayant un rôle improvisateur. Dans l’île de la Jeunesse, il existe des Congas d’influence orientales, comme celle de Pablo Vicet Caballero, musicien venu d’Oriente, comprenant six bokúes et quatre bombos.

La Conga de Los Hoyos comprend quatre grands bombos et une petite tambora.

 

Le redoblante

Instrument d’origine européenne, tambour bimembraphone à timbre connu en France sous le nom de caisse-claire. On l’a parfois joué à une seule main, l’autre main soutenant l’instrument, comme le montre la photo ci-dessus, extraite d’un vieux film cubain.

 

La reja de arado (ou encore cabeza de arado ou pico de arado)

Idiophone métal, littéralement « soc de charrue ». Appelée encore muela de arado (dent de charrue). Sur les anciennes charrues, les lames avaient un embout en forme de « U ». On devait supprimer tout caractère pointu à la lame pour en faire un objet inoffensif et donc autorisé, soit elle s’était cassée d’elle même – lame usagée – soit on lui donnait volontairement une forme plus adéquate.

On la jouait avec un gros clou, du type de ceux qui était utilisé dans les chemins de fer pour fixer les rails sur les traverses. Elle faisait ainsi office de cloche, et elle n’avait aucun caractère africain. On pouvait donc ainsi contourner les lois interdisant les instruments d’origine africaine.

 

Les jimaguas

Les campanas jimaguas (cloches jumelles) ou campanas dobles (cloches doubles), ou l’ekón doble permettaient sans peine d’obtenir deux sons différents. On les joue avec un gros clou comme pour les rejas de arado. L’ekón est le nom des cloches carabalí et abakuá (ekón kribya).

Dans le film cubain "Nostros, la Música", le rumbero Alberto Zayas explique qu’on les a également appelées Sanmartín, à cause du rythme de la conga que l’on jouait dessus, qui "collaient" aux paroles :

« Sube la loma ‘e San Martín, sube la loma ‘e San Martín, kon-kon, kin-kin, kon-kon-kin ».

Avec seulement deux paires de jimaguas, jouant des polyrythmies syncopées complémentaires, on peut obtenir un soutien rythmique suffisant pour une Conga d’une dizaine de musiciens.

 

Le sartén

Littéralement « poêle à frire ». On utilise également le pluriel sartenes, puisque qu’on les joue généralement par deux, voire plus. Instrument très simple à fabriquer, connu dans toute l’île, qui, comme la reja de arado ne souffrira pas d’interdits. Lui aussi sera percuté avec des tiges métalliques.

 

Les llantas

Littéralement : les jantes. À nouveau, un type d’idiophone métal percuté avec un fer, joué en ensembles de deux à quatre. Elles aussi sont connues dans toute l’île, mais elles sont surtout jouées dans les cinq provinces orientales. Il ne s’agit ni de jantes ni d’enjoliveurs, mais généralement de pièces métalliques plus lourdes car plus épaisses (et donc plus sonores), provenant de grosses automobiles ou de camions. La plupart du temps, il s’agit de couronnes entourant les anciens systèmes de freins à tambours.

Leur sonorité se rapproche de celui d’une cloche (d’église), même si elles résonnent moins longtemps.

 

La guataca

C’est une simple lame de houe, qui a remplacé les cloches africaines dans les Congas, et dans beaucoup de manifestations afro-cubaines : dans les rituels yoruba du bembé, du güiro, dans les rituels congos, dans le gagá et le vodú en Oriente. Son utilisation a, elle aussi, permis de contourner les lois.

 

Le cencerro

Il s’agit d’un instrument créole très connu dans les musiques populaires cubaines (où il est joué par le bongosero), qu’on appelle plus communément campana.

 

Les claves

Deux idiophones de bois entrechoqués, instrument dont l’origine reste mystérieuse. Certains pensent que les dockers se servaient des chevilles qui servaient à attacher les haubans sur les grands voiliers pour jouer la clave, et les claves seraient nées de cette utilisation.

 

La maruga

Ou chachá. Instrument créole, idiophone secoué généralement fait de métal, utilisé par les vendeuses ambulantes dites lucumisas après l’abolition de l’esclavage, comme nous le verrons plus loin. La maruga a souvent la forme de deux cônes soudés l’un à l’autre, avec une poignée, ou deux poignées si elle est plus grande.

 

Le cornetín

Cet instrument à vent, qui semble avoir précédé les trompettes dans les Congas havanaises, sinon dans les autres Congas, à peut-être été précédé par des trompes, mais en tout cas le terme de cornetín peut être traduit de différentes manières - il peut s’agir soit :
-d’un clairon (sans pistons)
-d’un bugle
-ou, plus probablement, d’un cornet à piston

Le cornetín, avant la trompette, a remplacé les clarinas (chanteuses des Congas originelles) dans les comparsas havanaises, pour avoir à peu près la même tessiture que ces dernières. C’est sans doute l’augmentation du nombre de musiciens au sein de la Conga, au fil du temps (passés souvent de moins d’une dizaine à vingt), qui a fait qu’on a progressivement remplacé ces chanteuses par un, puis des cuivres. On comprendra aisément qu’il était en effet devenu physiquement impossible, en tant que chanteur, de se faire entendre avec vingt musiciens autour de soi, dont au moins quinze percussionnistes.

La trompette

Elle a remplacé au fil du temps le cornetín, qu’elle a souvent accompagné dans les années 1930, puis à plusieurs trompettes on a ajouté, plus récemment, des trombones, qui contrebalancent le son plus aigu et plus agressif de celles-ci.

La corneta china

Appelée parfois à tort trompeta china. En langue chinoise de Canton : « Soná ». Aérophone à anche double venu d’Orient, probablement après l’abolition de l’esclavage, quand des émigrants chinois sont arrivés à Cuba, dont certains venaient de Californie après la ruée vers l’or, cherchant un meilleur sort comme ouvrier ou petit commerçant. Unique instrument à vent des Congas d’Oriente, elle n’est pas tempérée à l’occidentale, ce qui lui donne un côté « désaccordé » caractéristique puisqu’elle doit jouer des mélodies qui, elles, sont bien occidentales. Elle est jouée dans les cinq provinces orientales de l’île.

Le bongó et les maracas

Cités tous deux dans la liste d’instruments utilisés pour le carnaval de 1937, donnée par le directeur de la comparsa havanaise Los Marqueses, Francisco Ramírez. Les maracas, en tant qu’instrument indien caraïbe, n’a pas souffert d’interdictions. Le bongó, instrument cubain créole, est sans doute issu d’un mélange de culture carabalí et nord-africaine, via l’Espagne. Il n’est en tout cas pas lui non plus considéré comme africain, et n’a à ce titre pas souffert d’interdits. C’est logiquement pendant cette période d’interdiction des tambours africains qu’on a pu jouer le bongó dans les comparsas.

Autres instruments

Dans l’étude menée par Emilio Roig sur le carnaval havanais de 1937, on trouve ces différents instruments : La cascabelera (ensemble de clochettes sur un stand, qui rappelle un instrument chinois cité par Ortiz : campanitas chinas ou chapeau chinois), le güiro (qui peut-être aussi bien l’idiophone gratté qu’un chékere, idiophone secoué), le tiple (cordophone de petite taille à quatre cordes ou plus), les guitares, et la clarinette. Dans un film cubain de 1949 sur le carnaval de Santiago, dans la comparsa Los Vecinos de Manatí, figure un timbal criollo, qu’on appellera plus souvent paire de timbales créoles.

 

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(1) Las Comparsas Carnavalescas de La Habana en 1937, par Emilio Roig de Leuchsenring.

(2) Id. : « Los Marqueses, aunque no puede ser considerada por su valor folklórico la mejor de las comparsas de ese año, fué una de las que más aplausos cosechó (…) ».
(Los Marqueses, même si elle ne peut être considérée comme la meilleure comparsa pour sa qualité folklorique, fut l’une de celles qui a récolté le plus d’applaudissements).
Le jury lui a quand même décerné le 1er prix.

(3) Instrumentos de la Música Folclórico-popular de Cuba, CIDMUC, 1997.

(4) Il existe ici une évidente confusion, Los Turcos de Regla étant une comparsa havanaise.

(5) À ne pas confondre avec la Conga de Los Hoyos.

(6) En fait, ce serait plutôt le style dit Frente ou Fronte de la Tumba Francesa qui serait à rapprocher de la columbia et du belè martiniquais.

(7) Fernando Ortiz – Los Instrumentos de la Música Afrocubana vol.IV.

 

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SOMMAIRE

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par Patrice Banchereau

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2012