III. Musique – 1. La conga : musique, danse, langage

Dossier Laméca

Le carnaval à Cuba

III. MUSIQUE
1. La conga : musique, danse, langage

 

De nombreux ouvrages, de nombreuses études faites par des scientifiques cubains ou étrangers ont été consacrés aux deux grands « pans » de la musique cubaine que sont :

  • d’une part les musiques dites afro-cubaines qui comprennent principalement les styles issus des traditions des esclaves africains, lucumí (ou yoruba), congos, arará, carabalí, haïtiano-cubain, etc…, qui sont pour la plupart rituelles et ne comportent en général que des instruments de percussion, du chant et de la danse ; et
  • d’autre part les musiques dites populaires ou hispano-cubaines, comprenant essentiellement des musiques profanes, issues des traditions rurales ou urbaines des colons européens, utilisant des instruments issus du vieux continent et quelques instruments d’origine africaine, telles la música campesina, le son, la guajira, la contradanza, le danzón, les musiques des charangas, etc.

Entre ces deux grands pans que l’on pourrait qualifier – en utilisant un raccourci dangereux – de Noir et de Blanc, existent deux musiques métisses ou créoles (1) qui se situent, à notre avis, entre ces deux mondes car puisant dans les deux esthétiques, qui sont la rumba et la conga de carnaval. Ces deux styles ont été bien moins étudiés que tous les autres, et ils ont souffert de préjugés et d’interdits au gré de différentes périodes de l’histoire cubaine : la preuve en est que tous les musiciens qui les pratiquent sont de condition modeste, et que dans aucun de ces deux styles jamais un musicien n’est parvenu à une notoriété mondiale, si ce n’est Chano Pozo, qui fut une star éphémère à New York dans la seconde moitié des années 1940.

Conga à Santiago.
Source : youtube

 

La conga en tant que danse

Le mot de conga est un adjectif espagnol qui signifie tout simplement « congolaise ». Il sert à désigner la danse de carnaval par excellence. Cette danse conga a connu une énorme popularité chez les visiteurs américains à Cuba, qui l’ont exporté aux USA, où l’on en trouve une forme simplifiée appelée « conga de salon », dans laquelle les participants forment une chaîne, à la queue leu leu, et lèvent une jambe alternativement d’un côté puis de l’autre, marquant ainsi l’accent du bombo – la grosse caisse des orchestres de carnaval cubain. On a vu au cinéma danser cette corruption de la conga cubaine dans de nombreux films, dans des scènes qui se passent en général non pas dans la rue, mais dans des cabarets.

La conga, autant qu’une danse, et en même temps qu’une danse, est également un genre musical. D’après Elio Orovio (2) elle « tient son origine dans les festivités des esclaves noirs ». D’après María Cadilla de Martínez, auteur portoricain, il existait à Porto Rico une danse appelée conga, dérivée de la bambola (qu’on peut rapprocher du terme antillais bamboula). D’après Fernando Ortiz, il existe ou existait en Haïti une danse de carnaval et un instrument appelés tous deux congó.

 

La Conga en tant qu’ensemble instrumental

À La Havane comme à l’autre bout de l’île, à Santiago de Cuba, le terme de Conga désigne certains ensembles instrumentaux de comparsas de carnaval. La comparsa, mot espagnol signifiant mascarade, au sens « troupe de défilé », désigne l’ensemble comprenant à la fois la Conga (l’orchestre), la troupe des danseurs, les chars et les différents emblèmes, mascottes, personnages spécifiques et farolas d’une troupe de carnaval. Les mots comparsas et Congas sont souvent confondus : on parlera souvent de la Conga de Los Hoyos ou de la Conga El Alacrán pour désigner en fait les Comparsas du même nom.

 

La conga en tant qu’instrument de percussion

La conga ou tumbadora (comme, dans une moindre mesure, le bongó et le timbal) représente l’instrument cubain de percussion par excellence. Elle est également (et avant tout) l’instrument privilégié des deux styles musicaux métis (et mal considérés) que sont la rumba et la conga de carnaval.

Les instruments connus mondialement comme « congas » sont des instruments métis, d’origine urbaine, relativement contemporains (des deux premières décades du XXème siècle), et trouvent leur origine à Cuba (mais elle reste obscure), vraisemblablement dans les tambours utilisés dans les rituels congos, mais ce n’est toujours pas aujourd’hui une certitude. Beaucoup pensent que la conga est le produit d’influences multiples.

Ce qui plus certain, par contre, c’est que ce type de tambour-tonneau, qu’il soit fait de douves ou « enteriso » (d’une seule pièce de bois) a remplacé les anciens tambours dans les rituels congos, tout comme (à La Havane, et aujourd’hui dans toute l’île) dans les rituels lucumí (yoruba) du bembé et du güiro, voire dans les rituels gagá ou rará des provinces du centre-est (Camagüey et Las Tunas), et parfois dans les rituels iyesá des provinces du centre ouest.

Ils sont apparus dans la rumba dans les années 1920, puis plus récemment et progressivement, à partir des années 1940, dans tous les styles de la musique populaire, rurale et urbaine, et se sont propagés ensuite dans toute la Caraïbe.

Beaucoup d’auteurs affirment que la conga viendrait du tambour congo ngoma. Certains types de tambours appelés à Cuba ngoma, tambours congos, sont en effet pratiquement semblables aux congas. Le ngoma, selon Ortiz, était le nom de l’un des deux tambours de la makuta, le plus grand, alors que le plus petit des deux était nommé ngoma nkila ou nsumbi.

La tumbadora, qui est peut-être l’instrument le plus représentatif de Cuba, est présente dans toutes les régions de l’île, et s’est imposée dans un grand nombre de styles musicaux, afro-cubains ou hispano-cubains, rituels ou profanes. Elle est depuis la seconde moitié du XXe siècle présente sur tous les continents, et a été adoptée par des musiciens de plusieurs cultures, parfois pour remplacer des tambours existant localement, dans toute la Caraïbe, en Amérique du Sud hispanophone, au Brésil, en Afrique centrale, etc.

Tambour de makuta de Sagua la Grande appelé ngoma, nord de la province de Villa Clara, centre de l’île.
source : cd-livre de Olavo Alén Rodríguez « From Afrocuban Music to Salsa »

Même tambour.
photo : Olavo Alén Rodríguez (merci à Chuck Silverman)

À gauche : tambour cubain appelé ngoma fabriqué à partir d’un tonneau (Museo de la Música de Cuba).
À droite : tambour des Antilles françaises de provenance inconnue.

On trouve de nombreux tambours ngoma en Afrique dans les deux Congo et en Angola, de formes variées et donc certains tambours cylindriques sont très proches de formes que l’on trouve à Cuba, telles celle-ci :

Ngoma congolais.
photo du web : auteur inconnu, 20mai.net

que l’on peut rapprocher par exemple de ce tambour de Palmira, dans dans le centre du pays :

Tambour de makuta de Palmira, province de Cienfuegos, centre de l’île.
Photo : Cidmuc

On remarquera que les tambours cubains que l’on peut voir sur les photos ci-dessus ont été équipés de tirants métalliques.

On ne peut nier la parenté, sinon le rapprochement, entre la conga et les tambours ngoma congolais; d’ailleurs, les musiciens congolais et angolais eux-mêmes semblent avoir adopté la conga cubaine en tant que tambour adapté à leurs pratiques musicales. Si l’on accepte l’idée que la conga est un tambour issu de diverses influences, une invention créole, on peut penser que celle-ci, après sa création, a été adoptée par les musiciens des rituels congos de Cuba, et non qu’elle soit issue d’une forme particulière de tambour ngoma, ni même d’une transformation de celui-ci. Le tambour ngoma de Sagua la Grande, sur la photo plus haut est donc plus probablement une conga utilisée dans un cadre rituel congo baptisée ngoma, qu’un tambour ngoma à part entière, même si sa taille est exceptionnellement grande.

Cette polémique est peut-être même tout à fait vaine, puisque le mot ngoma selon de nombreuses sources signifierait tout simplement tambour dans la plupart des langues bantoues. À Cuba également, on trouve cette signification : dans Vocabulario Congo de Lydia Cabrera, ngoma et ngoma mputo signifient tambour. On peut rapprocher ce terme de nkomo ou enkomo, nom utilisé pour désigner les petits tambours des sociétés abakuá.

On n’emploie plus guère actuellement, à Cuba, le terme de « conga(s) » pour désigner ces instruments, mais plutôt ceux de : tambor(-es), terme générique utilisé surtout dans les provinces de l’ouest, tumbadora(-s), terme dont l’usage s’est généralisé dans les années 1950 et 1960 - voire parfois tumbador(-es) - jícamo(-s), tumba(-s), tahona ou bocú dans les provinces orientales, ce dernier usage tendant à disparaître au profit de tumbadoras. S’il s’agit de désigner deux tumbadoras faisant partie d’une paire de tambours, on emploiera également les termes de macho y hembra (respectivement aigu et grave).

Comme dans beaucoup d’autres domaines musicaux cubains, il est très probable que l’usage mondial du terme congas se soit fait via la diffusion américaine de la musique cubaine en général (3), puisqu’on l’utilisait principalement à l’époque où l’influence – pour ne pas dire la mainmise – des USA était à son plus haut niveau à Cuba, c’est-à-dire entre 1900 et 1959.

D’après Fernando Ortiz (4), « l’instrument appelé conga serait né à La Havane, (…) et dans les (ensembles appelés) Congas on n’utilisait anciennement que deux de ces tambours, appelés mambisa (5) (pour le plus gros des deux) et alternativement salidor, repicador, tumbador ou llamador pour le plus petit. Après l’abolition de l’esclavage, dans la capitale on interdit les anciens tambours africains des différents cabildos et/ou ils tombèrent en désuétude (…) et on les remplaça par des tambours fabriqués à partir de tonneaux (6), puis par des tambours faits de douves, dans le style des tonneaux, mais fabriqués pour servir au départ de tambours. Ce sont les tonneliers des quartiers havanais de Jesús María, Carraguao et Pueblo Nuevo qui les ont fabriqués (…), contournant ainsi l’interdiction frappant les tambours africains, puisqu’on pouvait les utiliser plus librement. Par la suite, les traditions africaines ayant gagné plus de respect de la part des autorités, on aurait repris les noms anciens de conga et mula. On aurait ensuite ajouté un troisième tambour improvisateur, plus aigu, le quinto. Certains pensent que la conga est née de la makuta, d’autres de la yuka (deux styles de musique traditionnelle des esclaves congos à Cuba) ».

 

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(1) Nous n’avons pas ici l’intention d’utiliser le terme de créole autrement que pour qualifier un métissage entre des cultures issues d’Afrique, d’Europe et éventuellement d’autres cultures présentes dans la Caraïbe, native ou asiatique, par exemple, et en tout cas pas pour qualifier quoi que soit d’une africanité soit-disant édulcorée par plusieurs siècles de présence en Amérique ou "en conserve", ni à l’opposé quoi que soit d’une européanité désireuse de s’émanciper de ses origines, correspondant à une certaine classe bourgeoise de la société antillaise
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(2) Diccionario de la Música Cubana, Ediciones Letras Cubanas, 1981.

(3) On continue dans le monde entier à utiliser une terminologie américaine erronée pour désigner de nombreux éléments de la musique cubaine. Ce fait à été renforcé par les tensions politiques entre Cuba et les USA, qui a fait que Cuba s’est refermée d’elle-même sur le monde dit occidental, et que les États-Unis sont quasiment devenus l’unique diffuseur de la musique cubaine, devenue latin music, dans le Monde entier. Les exemples sont nombreux : afro-cuban music pour désigner la musique cubaine en général, populaire et afro-cubaine, quinto pour désigner le tambour aigu d’une paire de congas, requinto pour désigner le quinto, mozambique pour désigner une adaptation de la conga dans la musique salsa de New York, cha-cha-chá pour la guajira et le son montuno lent, rumba pour le boléro, montuno pour qualifier les tumbaos du piano, etc… Sans compter le fait qu’une grande majorité de la population occidentale de la planète continue à danser le cha-cha-chá à l’envers, « à l’américaine ». Aujourd’hui Cuba s’est à nouveau ouverte sur l’Europe, il y a plus de vingt ans maintenant, et il serait bon qu’on se réapproprie une terminologie plus authentiquement cubaine.

(4) Fernando Ortiz, Los Instrumentos de la Música Afrocubana, vol.III, pp. 392-407, La Habana 1952.

(5) Le mot de Mambisa a probablement, d’après Ortiz, une relation avec la Révolution des Mambís, et aurait pris une signification liée à la liberté acquise par les révolutionnaires victorieux, le titre de mambisa symbolisant l’immunité, en faisant un instrument révolutionnaire et non plus un instrument africain, et contournant ainsi l’interdiction liée aux tambours africains. Mambisa est en tout cas le féminin de Mambí.

(6) D’après l’ouvrage collectif du CIDMUC de 1997, Instrumentos de la Musica Folclórico-popular de Cuba, on a d’abord utilisé des tonneaux de bois de pin, servant à contenir le vin ou le saindoux.

 

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SOMMAIRE

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par Patrice Banchereau

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2012