II. Histoire du carnaval à Cuba – 5. Carnaval et interdictions

Dossier Laméca

Le carnaval à Cuba

II. HISTOIRE DU CARNAVAL A CUBA
5. Carnaval et interdictions

 

Le carnaval le plus prestigieux de Cuba n’est pas celui de la capitale, mais celui de Santiago. Celui de Camagüey, troisième ville de l’île, est également réputé. Le carnaval havanais n’est même plus, au contraire de son homologue santiaguero, un sujet utilisé par les entreprises de tourisme pour vendre des voyages. Dans les revues à vocation touristiques on ne trouve ni références, ni photos, ni articles en rapport avec celui-ci. Il est vrai que La Havane possède d’autres arguments de poids pour attirer les touristes. En 1842, le carnaval sera interdit à Santiago, par le Gouverneur Francisco de Paula Alburquerque qui promulga une loi disant qu’il était « dangereux et contraire à la décence publique et aux bonnes mœurs » (1). À La Havane une commission régit le carnaval, mais si les comparsas havanaises furent très nombreuses dans l’histoire, le Carnaval de La Havane n’en accueille jamais plus d’une douzaine à la fois pour le concours officiel de comparsas, celles-ci et toutes les autres admises "hors-concours" postulant devant la commission pour leur éventuelle participation.

Jusqu’au début du XXe siècle, nous l’avons dit, il y avait toujours eu dans la capitale deux carnavals : celui des Noirs et celui des Blancs. Le carnaval des noirs avait lieu le Jour des Rois, et ce n’est que quand ce dernier fut aboli qu’on le déplaça de janvier à mars, en même temps que celui des blancs. Le Paseo del Prado resta malgré tout longtemps interdit aux comparsas noires.

Carnaval havanais de 1951.
Source : youtube

Fernando Ortiz affirme qu’il est erroné de penser que les comparsas soient des « réminiscences du Día de Reyes et de l’esclavage » : en effet de tels ensembles de défilés existaient auparavant, en Europe comme en Afrique, et les manifestations musicales et chorégraphiques des cabildos le jour du Día de Reyes étaient déjà en elles-mêmes des comparsas. Mais ce nom ne s’appliquait avant 1880 qu’aux orchestres de défilés des Blancs. Les comparsas noires de la fin du XIXe siècle subsistèrent comme elles purent, au gré de la volonté des gouvernants. Avec l’interdiction des défilés des cabildos le Día de Reyes en 1884, les Noirs désormais libres tenteront de s’intégrer dans le carnaval du Carême. On leur donnera dans un premier temps l’autorisation de défiler, en leur interdisant néanmoins le parcours officiel du Paseo du Prado, seuls les quartiers populaires extra-muros leurs étant permis. On constate alors un certain désir d’imiter les défilés des blancs, en les parodiant, apparaissent alors des comparsas noires de marins, de travailleurs agricoles, d’Indiens, de Turcs, de Vénitiens, et d’autres utilisant des personnages plus excentriques comme des mamarrachos, des peludos (ou peluos), des cocorícamos, des chevaux-jupons, etc… En 1888, les cabildos sont officiellement dissouts.

En 1894, aura lieu une terrible bataille entre potencias abakuá rivales, et donna lieu à l’interdiction des défilés, qui ne réapparurent qu’après la seconde guerre d’indépendance, entre 1895 et 1902, pendant laquelle elles seront interdites.

Durant les premières années de la République, elles seront le jouet d’enjeux politiques, et des luttes pour le pouvoir entre conservateurs et libéraux. Les sentiments racistes, plus que la crainte d’éventuels de trouble de l’ordre public, seront les motivations principales de leurs éventuelles interdictions.

En 1998, Cuba est occupée par les Américains, qui viennent de gagner la guerre USA-Espagne, qui donne à Cuba ce que certains appelleront plus tard un statut de "pseudo-république". En 1899 et en 1900, des Noirs qui défilèrent adoptèrent ironiquement les tenues du Corps des volontaires et du bataillon de l’ordre Public, symboles de la répression coloniale.

En avril 1900, le Maire de La Havane, Nicasio Estrada Mora, publiera un décret qui « interdit l’usage de tambours d’origine africaine, dans toutes les réunions publiques (…). Sont également interdits toute performance de comparsas, cabildos, tangos, claves, qui vont à l’encontre du raffinement et du sérieux ». Les tambours africains étant interdits, les comparsas adoptent les instruments de percussion des blancs : redoblantes (caisse-claires) et bombos (grosses caisses) et le bongó. Pour pouvoir utiliser à nouveau des tambours que l’on frappe à main nue dans les comparsas, il faudra attendre l’invention des instruments créoles que sont la tumbadora, en Occidente, et le bokú en Oriente. Les cloches : ekón carabalí, simple ou double, agogó lucumí, ou oggán arará, seront remplacées par des rejas de arado (lames de pioches tronquées), des sartenes (poêles à frire), et des guatacas (lames de houe), et plus tard en Oriente par des llantas (jantes de voiture ou pièces de freins à tambour de tracteur ou de camion).

Entre 1900 et 1905 des mamarrachos et peludos défilaient pourtant extramuros sans être forcément constitués en comparsas. En 1901 commencera la construction du Malecón, grande avenue le long de la mer sur tout le côté ouest de la ville, qui sera plus tard le lieu privilégié des défilés du carnaval. Il ne sera achevé qu’en 1921.

Le carnaval de 1902, premier carnaval de la République, organisé par le maire de l’époque, Don Carlos de la Torre, fut mémorable: apparurent les premiers chars, les premiers confettis et serpentins, et pour la première fois une automobile, propriété de la famille Zaldo. On installa des aires pour le public, des tribunes et des chaises. Chaque comparsa qui en avait les moyens se construira un char qui deviendra le centre du défilé et que l’on décorera selon sa thématique propre. Mais la plupart des chars qui défileront, dans l’autre partie du carnaval, appartiendront à des firmes commerciales. Influence des défilés des Blancs, le char rejoint le concept du carrus navalis romain, origine possible du mot carnaval. Pour la première fois on organisa également une remise de prix. On vit de plus apparaître une influence américaine avec la création de comparsas telle celle des Cuban Minstrels, copiant les troupes de carnaval du sud des USA.

L’influence américaine ne se limitera pas là : avec l’arrivée sans cesse croissante de touristes américains au fil des ans apparaîtront les festejos de invierno (festivités hivernales), créés spécialement pour ceux-ci, qui permettront à des orchestres américains de défiler (alors que ceux des Noirs cubains sont interdits), et avec eux des chars publicitaires luxueux portant de nombreuses jeunes filles dénudées. Ce tourisme américain "de luxe" modifiera considérablement le paysage musical de la capitale cubaine : mafia américaine, alcool, drogue, corruption, prostitution, luxueux cabarets réservés aux Blancs, orchestres de Blancs, spectacles incluant des éléments afro-cubains employés à tort et à travers, avec de nombreuses danseuses toujours blanches (jamais de métis ni de noires), bordels, cinémas pornographiques, etc… tout ce qui caractérise ce que certains appellent « l’âge d’or de la musique cubaine » - les années 1940 - est interdit aux Noirs. Et, contrairement à ce qu’affirment certains, Cuba a bien été le "bordel de la Caraïbe" : un bordel pour Américains (2).

Carnaval havanais de 2005.
Source : youtube

Les comparsas havanaises noires représentent un quartier, et n’incluent pas, à priori, de gens extérieurs à ce quartier. Nous avons déjà vu que la plupart des quartiers concernés se situent à l’ouest de la muralla de la vieille ville, tout comme pour les anciens cabildos. L’esprit de rivalité qui a toujours existé entre ces quartiers nous ramène à la volonté coloniale de maintenir une tension entre les différentes nations des esclaves. On retrouve ces rivalités dans les rixes qui avaient lieu dans les rumbas avant la Révolution de 1959, à chaque fois qu’un rumbero étranger à un quartier y venait pour participer à la rumba. Le processus était toujours le même : désir de prouver sa valeur, machisme, danger de "ne pas être à la hauteur", défis, provocations, tensions, bagarres. Ces malheureux faits sont évidemment partie intégrante du fait que la rumba en tant que phénomène social est mal considérée à Cuba : les rumberos, au contraire des pratiquants des cultes afro-cubains (abakuá exceptés), "ne savent pas se comporter en personnes civilisées". Il en est de même pour les comparsas. Que le fait d’entretenir la haine entre les quartiers provienne ou non d’une ancienne volonté des colons espagnols, la réalité est bien que quand deux comparsas se croisent elles risquent d’en venir aux mains. L’alcoolisme constitue certainement un élément aggravant dans cette situation. Les chansons satiriques ou puyas que l’on compose afin de critiquer ou tourner en dérision les autres comparsas sont fréquentes. Ce phénomène se retrouve également dans la rumba, par exemple dans les chansons qui illustrèrent la guerre entre les Coros de Clave El Paso Franco et Los Roncos au début du XXe siècle. Mais, contrairement à la pensée courante, les tensions entre quartiers (et formations musicales représentatives de ceux-ci) ne sont pas l’apanage des Noirs : En 1906, nous dit Ortiz, les comparsas El Jiquí (3) (composée de Blancs) et celle de Los Guajiros de la Yaya se chantaient souvent des puyas l’une à l’autre.

En 1908, on a élu la première Reine du Carnaval, Ramona García, une ouvrière de la fabrique de cigarettes Siboney (et ses six demoiselles d’honneur), qui défilèrent sur un char, mais surtout pour la première fois les comparsas du carnaval noir se rapprochèrent du carnaval blanc. Cette année-là figurèrent au défilé les comparsas : Los Chinos Buenos, Los Hijos de Chávez, Los Marinos de Regla, Los Moros Rozados, Los Guajiros del Jiquí (du Cerro, qui défilaient sans aucun tambour mais avec des instruments campesinos à cordes), Los Jóvenes del Jardín, et pour la première fois El Alacrán. Entre 1908 et 1914 apparurent d’autres comparsas remarquables, telles Los Componedores de Batea, de Cayo Hueso et Los Bobitos Italianos, de Los Sitios. L’élection de la reine du carnaval sera plus tard sujette à bien des controverses et à des accusations de corruption quand apparaîtra l’intervention de firmes commerciales au sein du carnaval : certaines firmes vendant des cosmétiques et produits de beauté auraient corrompu les jurys afin que soit élue la candidate représentant leur marque.

En 1912, eut lieu une terrible rixe entre les comparsas El Alacrán et El Gavilán, qui provoqua à nouveau l’interdiction des comparsas. Le maire de la ville pensa ré-autoriser les défilés, mais sans que soient autorisés aucun tambour ou autre instrument afro-cubain. En conséquence, en 1913, après une énorme et virulente campagne de presse, sous le gouvernement de Mario García-Menocal, le maire de La Havane, Freire de Andrade publiera le décret suivant :

« Les comparsas ne pourront sortir dans la rue en faisant usage de leurs instruments, quand bien même s’agirait-il de bombos ou de tambour qui imiterait le son claquant du tambour africain. De la même façon, il est interdit d’utiliser des güiros, marimbas et de danser ou de faire des mouvements au son de la musique ».

Les instruments européens à vent ou à cordes sont, eux, autorisés. Les comparsas n’eurent plus le droit de défiler que dans leur quartier, leur trajet étant surveillé par des agents chargés de leur faire réintégrer leurs quartiers respectifs en cas de dépassement de territoire. De la même façon, une autre loi stipulera « qu’elles ne pourront pas circuler sur le Paseo del Prado ni sur le Malecón ».

Elles ont malgré tout été autorisées à défiler en période électorale quand elles soutenaient un parti politique, ou tout-à-coup elles devenaient utiles. En 1908 la comparsa La Chambelona fut fondée dans la province de Las Villas. Elle fut utilisée par le Parti Libéral à des fins de propagande. Le Parti Conservateur, en réponse, utilisa la comparsa La Conga, originaire d’Oriente. L’hymne de La Chambelona deviendra celui du Parti Libéral. Tumbando la Caña deviendra celui du Parti Conservateur. À partir de ce moment, les comparsas commenceront à être utilisées à des fins politiques. En 1916, le Président Mario García Menocal de Cornell interdit les comparsas et la chanson La Chambelona. Les tensions entre les partisans de Menocal, ceux de l’ancien Président José Miguel Gómez et les partisans de Alfredo Zayas y Alfonso, atteignirent un point critique quand Alfredo Zayas gagna les élections, imédiatement dénoncées par les conservateurs pour fraude électorale : en février 1917 une rebellion éclata dans les provinces du centre de l’île, et une guerre civile éclata, appelée Petite Guerre de la Chambelona. Elle provoqua le débarquement des troupes américaines à Cuba, qui rétablirent l’ordre et firent en sorte que Menocal, pro-américain, accomplisse un second mandat. L’histoire des premiers présidents fantoches de la République cubains est émaillée de scandales, de corruption, de meurtres, de connivences avec un occupant américain que beaucoup ont dénoncé, etc… qui feront que Cuba sera la risée du Monde sur le plan politique. Cette situation durera jusqu’en 1959, même si beaucoup de gens affirmeront que Fidel Castro n’est pas différent de ses prédécesseurs, ce qui sur beaucoup de plans est relativement mensonger, la politique castriste étant radicalement différente de celle des anciens présidents de la République.

Juan Manuel García Espinosa, dans un article publié dans la revue Signos, de Santa Clara, affirme que: « La Chambelona fut chantée à Camajuaní pour la première fois le 1er octobre 1908, quand le médecin Pedro Sánchez del Portal gagna les élections municipales » :

Un alcalde sin igual
Elegido en su persona
A a, a e, a e, a e, a e la Chambelona
Todo liberal ya grita:
Yo no tengo la culpita
Ni tampoco la culpona
A a, a e, a e, a e, a e la Chambelona

(Un Maire sans égal
Élu en sa personne propre
A a, a e, a e, a e, a e la Chambelona
Tous les libéraux crient maintenant :
ce n’est pas ma petite faute
ce n’est pas non plus ma très grande faute
A a, a e, a e, a e, a e la Chambelona)

José Miguel Gómez, surnommé Tiburón (Requin), fut le second président de Cuba de 1908 à sa démission en 1912. Militaire anti-révolutionnaire, corrompu, soupçonné de crimes mafieux, favorable à l’intervention des USA à Cuba, il était à la tête du Parti Libéral. Un jour, lors d’une visite à Camajuaní à son gendre, le colonel Espinoza, Gómez assiste à une prestation musicale où Rigoberto Leyva Matarana, musicien militant également pour le Parti Libéral, en compagnie d’autres musiciens, joue en l’honneur de Gómez La Chambelona. Ce dernier, enthousiasmé, décide de ramener la chanson à La Havane : peu après, un groupe de libéraux de Las Villas, ayant constitué une Conga, descendit du train à la Gare Centrale de La Havane (en pleine période d’interdiction des comparsas), en jouant La Chambelona, avec la ferme intention d’aller la porter jusque dans la rue Morro, sous les fenêtres d’Alfredo Zayas y Alfonso, autre candidat libéral à l’élection présidentielle, concurrent de Gómez. La police voulut empêcher la Conga d’arriver jusque-là, sans succès, prétextant qu’il s’agissait de "cosas de Negros" ("des trucs de Noirs"), mais la vraie raison était que la chanson insultait le général García Menocal, président en place, ainsi que son épouse, Mariana Seba.

Voici une des versions de La Chambelona fustigeant Menocal, que l’on peut entendre dans le cd Festival in Havana (Milestone MCD-9337) (4) :

A e, a e, a e, la Chambelona
El Rey de España mandó un mensaje (bis)
Diciéndole a Menocal
Que vuelve de mi caballo
Que no lo sabe montar

A pié, a pié, a pié, a mi pueblo le da pena
A pié, a pié, a pié los timbales ya no suenan

(A e, a e, a e, la Chambelona
Le Roi d’Espagne a envoyé un message (bis)
Disant à Menocal
Qu’il laisse mon cheval tranquille
Car il ne sait pas le monter

À pied, à pied, à pied, mon peuple souffre
À pied, à pied, les timbales ne résonnent plus)

Mario García Menocal, du Parti Conservateur, fut président pro-américain de 1913 à 1921, puis de 1931 à 1936. Il était surnommé El Mayoral de Chaparra (le Contremaître de Chaparra), pour avoir été administrateur de l’ingenio Central de Chaparra, appartenant à des Américains.

Dans la précédente version de La Chambelona, il est dit "qu’il ne sait pas monter le cheval du roi d’Espagne" – autrement dit diriger Cuba. La conga A pié, a pié copie la mélodie d’une conga santiaguera qui dit :

Ango, ango, angoa ? la picua come gente
Ango, ango, angoa ? ella pica y no se siente

(Ango, angoa, la picua (5) mange les gens
Ango, angoa, elle pique sans qu’on le sente)

lfredo Zayas « El Chino » était un libéral opposé à l’amendement Platt, qui concédait des droits aux USA sur Cuba. Il obtiendra pendant son mandat de président (1921-1925) la restitution de l’Île aux Pins, occupée par les Américains depuis 1898, et militera pour celle des bases militaires de Guantánamo et de Bahía Honda. Quand Gómez Tiburón gagna l’investiture du parti libéral pour la candidature à la présidence contre Alfredo Zayas, ce dernier fit sécession et fonda le PPC (Parti Populaire Cubain), puis, après une alliance avec le Parti Conservateur, la Ligue Nationale.

À partir de là La Chambelona acquit un succès grandissant dans toute l’île, devenant un hymne politique chanté par les deux partis, libéral et conservateur.

On inventa par la suite à La Chambelona bien d’autres paroles encore plus satiriques, mais d’autres chansons interprétées par les Congas, utilisées elles aussi à des fins de propagande électorale, sont connues, dont celle-ci (6), contre Menocal :

Tumba la caña, anda Ligero
mira que viene el Mayoral
sonando el cuero

(Coupe la canne, va, membre de la Ligue
regarde : voici le Mayoral (Menocal)
qui fait résonner son fouet)

Ou encore celle-ci (7), contre Gómez-Tiburón :

Tiburón, no va (bis)
no va, no va, no va
ahí viene Alfredo Zayas
con la Liga Nacional’ (bis)

(Avec Tiburón, ça na pas aller (bis)
pas aller, pas aller, pas aller
voici venir Alfredo Zayas
avec la Ligue Nationale)

Divers autres vers furent encore plus violents :

Tiburón se baña, pero no salpica
...
Aspiazu (8) me dio botella (9)
y yo voté por Varona
...
Nosotros los Liberales
nos comimos la lechona
...
Batista no tiene madre
porque lo parió una mona

(Tiburón se baigne, mais n’éclabousse pas (10)

Aspiazu m’a fourni un emploi fictif
alors j’ai voté pour Varona

Nous autres les Libéraux
avons mangé le cochon de lait

Batista n’a pas de mère
puisque c’est une guenon qui l’a engendré)

En 1916, la Guerrita de La Chambelona occasionera de nouvelles interdictions des Congas dans les carnavals. Elles ne seront autorisées à nouveau qu’en 1937, après la chute du gouvernenment Machado. Malgré tout, elles continueront à défiler dans leurs quartiers, mais en 1918 une bataille rangée entre les quartiers de Los Sitios et de Jesús María provoquera une interdiction de toute sortie.

En 1927, elles réapparaissent timidement mais le gouvernement de Machado les interdit à nouveau d’emblée. Ce n’est qu’en 1937 que l’interdiction fut levée définitivement, sur le Paseo del Prado (tout au moins pour une vingtaine d’années). On vit alors défiler Los Marqueses (d’Atarés), Las Guaracheras (ou Los Guaracheros, de Pueblo Nuevo), Las Bolleras (de Los Sitios), Los Dandys (de Belén), Los Príncipes del Rajá (du quartier de Marte), Los Componedores (ou Los Componedores de Batea, de Cayo Hueso), La Jardinera (ou Las Jardineras, de Jesús María), Los Mejicanos (de Centro Habana), Los Moros Azules (de Regla), La Sultana (de Colón), et (il persiste des doutes quand à sa participation cette année-là) El Alacrán (du Cerro , originellement de Jesús María).

Les comparsas seront également utilisées à des fins commerciales, par les grandes firmes cubaines avant 1959, avec des chars, afin de faire la promotion de leurs produits. Nombreux furent les logos publicitaires sur les farolas, les chars, les capes, les chapeaux ou les instruments de musique.

En 1937, Fulgencio Batista y Zaldivar, qui fait partie de la junte militaire qui dirige le pays depuis 1933, étant candidat aux élections, annonce publiquement, à des fins électoralistes, vouloir ré- autoriser les comparsas. Cette proposition fait partie de la relative permissivité de l’époque vis-à-vis des cultures afro-cubaines, qui sera concrétisée par la nouvelle constitution de 1940, déclarant la liberté des cultes. Et effectivement, en 1937 on note un considérable effort da la part des institutions municipales de La Havane pour réhabiliter les comparsas traditionnelles, et une attention particulière est portée aux festivités, bals, concerts, ceci dès l’hiver 1936. Elles accordèrent des subventions, équipèrent la ville d’attractives lumières, etc… Le carnaval de 1937 fut particulièrement bien organisé, et on tira un trait définitif sur les erreurs et les tragédies du passé.

Carnaval havanais de 2008.
Source : youtube

Le 30 janvier 1937, le Maire de La Havane, Antonio Beruff Mendieta, écrit à Fernando Ortiz, alors directeur de la Sociedad de Estudios Afrocubanos, et déjà homme d’influence à l’époque, lui demandant son avis à propos de la réapparition éventuelle des Congas dans le carnaval de La Havane. Bien évidemment Ortiz approuve, et s’en suit une étude approfondie sur le thème des comparsas, réalisée par les gens de la Sociedad de Estudios Afrocubanos, qui apporteront une aide précieuse aux partisans du retour des Congas dans le carnaval havanais, à savoir : au maire, à la Comisión Asesora de Turismo Municipal de La Havane, principaux organisateurs du Carnaval, et au Club Atenas (11), société havanaise de gens de couleur. Le retour des Congas en 1937 (et plus particulièrement de leurs tambours "trop africains") avait été combattu par un certain nombre de personnes influentes et bien-pensantes, et curieusement parmi elles le Comité Conjunto de Sociedades de Color, autre rassemblement de gens de couleur, qui avaient publié un manifeste contre le retour des congas, prétextant que :

« La población de la Ciudad de La Habana y de sus términos aledaños, ha podido presenciar en el comienzo de las fiestas de Carnaval un espectáculo ya grotesco y repugnante: la reaparición, después de 20 años de sensata y prudente prohibición, de la conga, con el pretexto de un remedo de las antiguas comparsas que ya no volverán a ser lo que fueron en la época que se ha tratado de evocar »
(La population de la Ville de La Havane et de ses territoires limitrophes, a pu assister dans ce début des fêtes de Carnaval à un spectacle d’emblée grotesque et répugnant : la ré-apparition, après 20 ans d’interdiction sensée et prudente, de la conga, prétextant l’imitation des anciennes comparsas qui ne seront plus jamais ce qu’elles ont été à l’époque que l’on a tenté d’évoquer).

Les écrits publiés par la Sociedad de Estudios Afrocubanos restent une témoignage rare et précieux sur les comparsas de cette époque. Les protestations des opposants au retour des Congas n’ont pas été entendues, tournées en dérision par Ortiz et consorts. Elles ont pu réintégrer avec succès le carnaval.

Aux festivités des quatre dimanches du carnaval, on ajouta des festivités anticipées et des défilés la veille, les quatre nuits des samedis les précédant. Les dimanches, à partir de six heures du soir, commençaient d’autres défilés. On vit dès lors la police elle-même prendre part aux défilés en ouvrant les défilés avec des parades motocyclistes (c’est une tradition qui perdurera), suivie généralement de l’orchestre de la Marine. Suivaient une multitude de gens déguisés, des travestis et des voitures de toutes sortes des gens des classes moyennes et aisées, distribuant des serpentins et confettis. Les chars qui suivaient celui de la Reine du carnaval étaient souvent ceux de firmes commerciales (notamment des brasseries Hatuey, Polar, Cristal, etc… et du Tropicana) et prenaient un caractère publicitaire. Partout jouaient des orchestres, célèbres ou méconnus : sur les chars, dans les bars, en plein-air…

En 1967 le carnaval est annulé à cause de la mort du Che Guevara. Entre 1967 et 1970 le carnaval fut à nouveau interdit, et on changea sa date, pour le déplacer le 26 juillet, afin de célébrer à la fois la fin de la zafra (récolte nationale de la canne à sucre) et la commémoration de l’attaque de la caserne de la Moncada de Santiago de Cuba, date historique qui débouchera sur la création du Mouvement du 26 juillet, source originelle de la Révolution castriste. C’est désormais la Direction de la Culture de la Ville de La Havane qui veillera à ce que participent les légendaires comparsas traditionnelles: Las Bolleras, El Alacrán, La Jardinera, La Sultana, Los Dandys, Los Componedores, Los Marqueses, Los Payasos (les clowns), La Danza del León (comparsa « chinoise »), Los Universitarios (la FEU), Los Guaracheros de Regla

En 1993, en plein periodo especial, période de restrictions économiques décrétée par le gouvernement cubain en conséquence de la dislocation de l’URSS et de l’abandon de l’aide soviétique à Cuba, on n’autorisa plus les défilés dans les quartiers, et non sur le Malecón. Ils réapparurent l’année suivante.

À notre époque, les comparsas ne peuvent plus sortir pour s’entraîner dans les rues comme à certaines époques. Elles n’ont droit qu’à une seule sortie le jour anniversaire de leur fondation. Par contre, on leur demande fréquemment de participer à des évènements politiques révolutionnaires, jouant depuis leur local jusqu’au lieu du meeting, pour attirer la population, mais retournant ensuite à leur point de départ… sans avoir le droit de jouer une seule note de musique.

 

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(1)
lajiribilla.cu, 2003.

(2) Voir à ce sujet l’excellent livre de Peter Moruzzi, Havana Before Castro, when Cuba was a Tropical Playground, Edité par Gibbs Smith, USA, qui traite des années 1920 à 1959.

(3) Le Jiquí est un arbre cubain dont le bois est très dur et imputrescible. On l’utilise parfois pour fabriquer des claves.

(4) Disque publié sous la direction d’Odilio Urfé, pour l’Instituto Musical de Investigaciónes Folklóricas.

(5) La picua est un poisson de mer doté d’un dard et qui se tapit dans le sable, sous l’eau.

(6) Voir le cd Festival in Havana (Milestone MCD-9337).

(7) Voir le cd Festival in Havana (Milestone MCD-9337).

(8) Aspiazu est le père du musicien Don Aspiazu, homme politique conservateur de l’époque de Menocal, tout comme Enrique José Varona.

(9) La Botella : principe de corruption généralisé au point d’être « élevé au rang d’institution nationale », disent certains, dans la politique cubaine, consistant à payer quelqu’un pour un travail effectivement non-réalisé : une commande de l’État, un emploi fictif, etc…

(10) Gómez se vautre (dans l’argent), sans en laisser échapper une seule goutte, ou sans mouiller personne.

(11) (Extrait de Les Noirs à Cuba au Début du XXe Siècle 1898-1933 de Marc Séfil) : « Dans la seconde moitié des années 1910, la dénonciation de la discrimination raciale et la revendication de l’amélioration de la condition noire émanèrent aussi d’une nouvelle organisation regroupant des Noirs, mais de type différent puisqu’elle devint peu à peu un centre de débat important sur ces questions. Il s’agit du Club Atenas. Ce club fut créé le 21 septembre 1917 à La Havane par des Noirs issus de la petite ou moyenne bourgeoisie. La majorité de ses membres fondateurs étaient en effet des fonctionnaires, des commerçants, des journalistes, des industriels ou exerçaient une profession libérale. Elitiste, cette organisation se proposait de refléter le haut niveau de culture et d’instruction qu’avaient atteint les Noirs à Cuba ainsi que leurs aspirations. Ainsi son président d’honneur fut le Cubain noir le plus respecté du moment pour son érudition, son aura et sa trajectoire dans la vie politique du pays : Juan Gualberto Gómez. (…) Le Club Atenas se proposait aussi d’améliorer les relations entre les Cubains de toutes les races, d’élever le niveau culturel de ses adhérents, de lutter contre tout ce qui pourrait perturber la paix entre les membres de la communauté nationale et de défendre la race noire » (Statuts de l’Asociación Nacional de Cultura y Afirmación Cubana denominada Club Atenas, Fondo Gobierno Provincial, Departamiento Negociado de Asociasiones, Libro 12, Folio 83 n°4062, 5e pieza).

 

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SOMMAIRE

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par Patrice Banchereau

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2012