Dossier Laméca

Fonds romans Laméca

un guide de lecture en 16 auteurs caribéens

 

 

« Le vent déboule au flanc du Maniba, ouvre une rivière de parfums qui écument et lancent des gerbes par-dessus les rochers. Arcs en ciel. Les insectes tourbillonnent dans des abîmes de fraicheur bleue où l’herbe a le vertige. Le soleil s’enivre à l’escarpolette des corolles à toute volée. Les arbres, autour, frissonnent au tumulte des grandes crues et leurs yeux éparpillent des poignées d’oiseaux. Longtemps coule le flot, bien après que l’après-midi a verrouillé au fond du bois le tremblement des fougères et le parfum vert des goyaves. »
Délice et le fromager, p. 1

 

Présentation de l’auteur

L'écriture captivante de Xavier Orville est fortement teintée de réel merveilleux et de réalisme magique. Né à Case-Pilote en 1932, l’écrivain martiniquais, est issu d'une famille modeste. Il fait ses études secondaires au lycée Schœlcher de Fort-de-France et ses études supérieures à la faculté des Lettres de Toulouse dont il sort agrégé. Il devient enseignant et dans les années 1980, Conseiller culturel du Président de la République du Sénégal Léopold Sédar Senghor, également l’un des fondateurs du courant culturel de la Négritude. De retour en Martinique, il travaille au Rectorat des Antilles-Guyane en tant que chef de la mission d’action culturelle. Xavier Orville a publié neuf romans principalement aux éditions Grasset et Stock ainsi que des nouvelles des années 1970 aux années 2000. L’auteur s’est éteint à l’âge de 69 ans. Son dernier roman Le corps absent de Prosper Ventura paraît à titre posthume en 2002.

Présentation de l’œuvre

D’une grande liberté de ton, l’œuvre chatoyante de Xavier Orville revisite la Martinique des faubourgs et des campagnes. Romancier audacieux, Orville investit les genres du conte, de la fable, du récit policier, de la poésie, et déroule des fresques de vie dans un déploiement en cascade de situations mirifiques et de personnages baroques.

Ne se reconnaissant dans aucune des affiliations littéraires ayant cours en Martinique et n’ayant pas sauté dans le wagon de la créolité dans les années 1980, Orville considère certaines sphères culturelles élitistes et sectaires et de fait, évite de prendre part aux débats qui enflamment le monde littéraire en Martinique et ailleurs. Le corollaire étant le faible intérêt que manifeste la critique à l’égard de sa production. Pour autant, l’auteur bouscule les canons du roman réaliste, de mœurs ou fantastique, pour laisser court à un esthétisme des formes exigeant mais non rigide. Les thématiques privilégiées d’Orville explorent la mort avec son lot de défunts jouant des rôles à part entière aux côtés des vivants (La voie des cerfs-volants, Le corps absent de Prosper Ventura) ; l’amour (Cœur à vie, Laissez brûlez Laventurcia) ; la dictature (La tapisserie du temps, Moi, Trésilien Théodore Augustin) ; les mœurs ; l’imbrication de l’espace-temps d’où se tissent les relations onirique, métaphysique, ésotérique.

Repousser les limites de l’imaginaire

La limite de l’imaginaire réside dans la réalité elle-même dont la propension à surprendre peut se révéler plus déconcertante encore que la fiction. C’est bien le message distillé dans les romans d’Orville. L’omniprésence de l’humour annihile la morosité, s’érige en contre-pied des drames de la vie, et met en exergue l’absurde. Les prénoms et noms grotesques en constituent un exemple probant à l’instar de Dos Large habillé d’étoile (La tapisserie du temps présent), Berlin, Mercédès, Marie-Triangle, Alsace, Vénérand (Le Marchand de larmes), Ange Mignon, Bergamote, Tremblant Rate (Cœur à vie), Cétoute, Apaça, Emile San Manman, Hervé Chicane (Moi, Trésilien-Théodore Augustin), I, Quart d’Heure de Charme, Lune Ouverte, Destino Fatal (L’Homme au sept des noms et des poussières).

L’imaginaire transmute une matrice fécondante dans toute son œuvre. Le passage sur le sens de la mission de l’école dans L’homme au sept noms et des poussières, est particulièrement éclairant. Selon le narrateur, l’école devrait accompagner la créativité des enfants afin de lutter contre le rationalisme médiocre et monotone : « Plus tard, ils se sont apitoyés sur ma mine et ne m’ont plus fait l’aumône qu’en assortissant la misère qu’ils me donnaient de considérations portant sur la nécessité d’aller à l’école. Je ne répondais rien, sachant qu’au fond de moi que leur école ne m’intéressait pas, qu’elle ne me ferait pas retrouver la voix de ma grand-mère. » (L’Homme au sept des noms et des poussières, 18-19). Cet hédoniste de l’écriture s’affranchit de moult règles jugées restrictives sans compromettre l’intelligibilité de ses romans, ses seules contraintes reposant sur l’espace du support romanesque et la matérialisation de la dernière page.

En quête de temps et d’espace

Dans le contexte littéraire de la Caraïbe et de l’Amérique latine, la verve d’Orville s’apparente au réel merveilleux et parfois au réalisme magique popularisés par de grandes personnalités telles que Gabriel Garcia Marquez, Jorge Luis Borgès, Alejo Carpentier ou Jacques Stephen Alexis.

D’une puissante prose poétique, Xavier Orville entretient un rapport quasi mystique avec le roman, voguant sans cesse à la recherche d’associations d’images surprenantes, dans le but de proposer une interprétation subliminale du réel. L’œuvre de l’écrivain martiniquais sonde les profondeurs telluriques, maritimes, cosmiques et sensorielles. Plongée ou ascension au cœur d’une réalité interprétée par le prisme de l’étrangeté ou de l’absurde. Pour exemple, dans Moi, Trésilien Théodore Augustin, un dictateur compte rattraper des siècles perdus d’immobilisme et d’attentisme en décrétant une accélération du temps. Le défi chez Orville se mesure précisément dans l’invention d’un espace-temps étiré au possible.

Pour ce faire, Xavier Orville convoque aussi bien les croyances populaires, la religion catholique, les contes, les légendes, les mythes, l’histoire, la sociologie, les us et coutumes, les faits divers et rumeurs (Le Marchand de larmes) ainsi que des bribes autobiographiques (Le corps absent de Prosper Ventura), au service d’une écriture fantasmagorique. La Martinique surréelle en devient le point focal, d’où se tissent les destins des personnages, en dépit de brèves incursions dans la Caraïbe notamment à Cuba, en Haïti, en France hexagonale ou en Afrique.

Mots clés

Réel Merveilleux • Réalisme magique • Ésotérisme • Esthétique • Poétique • Imaginaire • Burlesque • Humour• Dictature • Créolité • Liberté • Paysannerie • Ruralité • Onirisme • Baroque • Amérique Latine • Martinique • Caraïbe

Bibliographie sélective

  • Délice et le Fromager, Paris, Grasset, 1977.
  • La Tapisserie du temps présent, Paris, Grasset, 1979.
  • L'Homme aux sept noms et des poussières, Paris, Grasset, 1980.
  • Le Marchand de larmes, Paris, Grasset, 1985.
  • Laisser brûler Laventurcia, Paris, Grasset, 1989.
  • Cœur à vie, Paris, Stock, 1993.
  • La Voie des cerfs-volants, Paris, Stock, 1994.
  • Moi, Trésilien-Théodore Auguste, Paris, Stock, 1996.
  • Le Corps absent de Prosper Ventura, Paris, Du Rocher, 2002.

Pour aller plus loin

Extraits

De toute cette eau, je pourrais me laver les mains, étant guide et non créateur. Je vous réponds quand même ceci : le fait de ne pas savoir nager, vous, et de n’avoir pas de souffle, ne vous confère pas le droit de critiquer l’artiste pour ce qu’il ose. A quel clou avez-vous suspendu votre imagination native pour supposer le nageur incapable de nager la mer ? Il fut un temps où vos cœurs se seraient émerveillés devant lui ; mais vous avez vieilli. Gangrenés par la raison. Le rêve s’est rouillé en vous. Vous vous êtes essoufflés à suivre un monde prétendu rectiligne, et n’ayant plus de poumons, vous voudriez nier ceux du nageur. Si la logique avait voulu donner le coup de grâce à l’imagination, elle n’aurait pas agi différemment, indurant dans vos âmes froides le souci de la vraisemblance, vous rendant imperméables à la réalité des profondeurs.

La tapisserie du temps présent, p. 72

 

Ce qui nous arrive est tragique, lui ai-je dit. Rends-toi compte, il n’a jamais été midi à notre horloge. Nous avons hérité en tout et pour tout des miettes du temps tombées de la table des autres. Même les événements les plus importants de notre histoire s’affichent aux cadrans étrangers. Jamais nous n’avons eu un calendrier à nous, correspondant à notre sang, notre vouloir. Jamais. Nous n’avons fait que nous couler docilement dans le temps des autres. C’est eux qui nous imposent leur mesure. Quand, pour un oui pour un non, ils décident d’avancer ou de retarder leur temps, c’est à nous d’adapter le ciel qu’il fait chez nous.

Moi, Trésilien-Théodore Augustin, p. 31

 

Et prenant prétexte des guérisons, ils pleurèrent jusqu’à la lie. Ils ne pleuraient pas seulement les coups donnés et reçus, pour les contraventions, pour les rebuffades des petits chefs de bureau, pour la dureté de la vie, pour les prix qui grimpaient, pour le chômage {…} Ils pleuraient en réalité sur un bonheur qu’ils avaient aperçu en rêve et qu’ils avaient perdu.

Le Marchand de larmes, p. 80

 

Plus tard, ils se sont apitoyés sur ma mine et ne m’ont plus fait l’aumône qu’en assortissant la misère qu’ils me donnaient de considérations portant sur la nécessité d’aller à l’école. Je ne répondais rien, sachant qu’au fond de moi que leur école ne m’intéressait pas, qu’elle ne me ferait pas retrouver la voix de ma grand-mère. {…} Je dois à la vérité d’avouer que l’école a peu enrichi ma vie. Tout ce que je sais d’utile, ce n’est pas l’école qui me l’a appris. Elle ne m’a enseigné que l’art de l’évasion. Quand on me croyait là, j’étais depuis longtemps au cœur de la rivière en train de découper des silences frais comme des tranches de pastèques. Je nourrissais mes yeux d’images venues d’horizons intérieurs, je les réchauffais de tendresse ; alors elles passaient la fenêtre, oiseaux de haut vol, mêlées aux couleurs du vent. En peu de temps, j’ai pris le faciès des coureurs de nuages et toujours ma tête renouait le fil du merveilleux malgré les taloches de l’instituteur, que quarante ans d’exercice avaient rendu imperméable au rêve.
{…}
Il fut bientôt admis que j’étais un cancre, ce qui me valut la place du fond, à côté de Destino Fatal. Je ne dirai jamais assez le bienfait de cette disgrâce, tout le fruit que mon innocence a tiré de ce voisinage, même si Nono, l’instituteur, a souvent juré le contraire. Destino Fatal était un garçon d’une grande richesse d’imagination qu’étranglait le carcan de l’école.

L’homme aux sept noms et des poussières, p. 18-20

 

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SOMMAIRE
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par Dr Ayelevi Novivor

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