“Bi-musicalité dans la musique “traditionnelle” de la Caraïbe” par Martha Ellen Davis

Article Laméca

"Bi-musicalité dans la musique “traditionnelle” de la Caraïbe"

Martha Ellen Davis (2003)
University of Florida

Texte de la conférence donnée à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003 - Sainte-Anne, Guadeloupe)
Laméca / Festival de Gwoka de Ste Anne / DAC Guadeloupe

 

RÉSUMÉ: La musique "traditionnelle" de la Caraïbe n’est ni homogène ni figée. Plutôt, la culture orale musicale d’une période donnée dans le temps est le résultat de couches culturelles accumulées dans cet endroit, ce secteur social et ce contexte de performance. Cet article examine des études de cas réalisées au cours de voyages sur le terrain en République Dominicaine et à Porto Rico, et dans lesquels, dans le contexte des rituels populaires religieux, les genres et les styles musicaux d’origine européenne et africaine peuvent coexister au cours du même événement sans se mélanger. Ainsi, certaines cultures musicales “traditionnelles” des communautés caribéennes peuvent être perçues comme étant bi-musicales par nature. Cet article invite le lecteur à reconsidérer ce que signifie musique caribéenne “traditionnelle”, ainsi que le concept même de “traditionalisme.”

 

Martha Ellen Davis lors de sa conférence à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003).
© Médiathèque Caraïbe

Dans son film “Deconstructing Harry,” Woody Allen dit: “La tradition n’est qu’une illusion de la permanence.” La musique “traditionnelle” de la Caraïbe, vue depuis l’époque actuelle fait donc simplement référence à des pratiques plus anciennes. Le terme implique des pratiques principalement issues des sociétés paysannes, c’est-à-dire, où l’on pratique une agriculture de subsistance, parce qu’elles sont considérées comme des gardiennes plus fiables des pratiques anciennes que le milieu urbain. Néanmoins, les vieilles “traditions ” musicales ne sont pas figées. Elles sont plutôt le produit de nombreuses années de contacts et d’évolution culturels, pré- et post-conquête, et d’une dialectique constante entre ville et campagne et entre pratiques lettrées et non lettrées.

Les “traditions” musicales orales caribéennes découlent d’origines diverses en ce qui concerne le groupe ethnique, la classe sociale, les pratiques, lettrées ou non lettrées, et l’époque. Il en résulte une histoire vivante des traditions musicales caribéennes, dans laquelle le passé est imbriqué dans le présent. Une performance musicale est un “objet” temporel, qui, depuis les cent vingt dernières années, a pu être capturé électroniquement aux fins d’analyse. Comme un rocher dont un géologue historien peut étudier la stratigraphie pour reconstruire son développement, un morceau de musique, un style, ou un ensemble de musique “traditionnelle ” (c’est-à-dire non lettrée) peut être étudié par le musicologue historien. D’autres aspects de la culture peuvent aussi être soumis à une analyse historique formelle —plus particulièrement la culture du langage et la culture matérielle (qui comprend la nourriture en tant que culture matérielle comestible!)

 

La stratigraphie musicale caribéenne

Le biculturalisme, ou le multiculturalisme, dont les formes musicales font partie, semblent être une conséquence commune de la conquête et de vastes mouvements de populations. Par exemple, parmi les populations amérindiennes des Petites Antilles, où les Arawaks ont été conquis à la suite d’incursions par les Caraïbes, les chroniqueurs européens ont découvert que les hommes parlaient le Caraïbe, la langue des conquérants, alors que les femmes parlaient l’Arawak, la langue des conquis. La culture musicale refléterait probablement les mêmes différences. Même aujourd’hui, on trouve, une autre forme de multiculturalisme dans la culture musicale des Kunas de Panama. Une caractéristique fondamentale de la culture musicale Kuna est la façon dont l’éclectisme et l’innovation y sont encouragés. Cette attitude peut être attribuée à leur position géographique au carrefour des Amériques, qui, pendant des millénaires, a facilité les contacts avec diverses autres cultures (Smith 1985). Pour les Kunas, la conquête européenne semble avoir simplement apporté une source bienvenue d’idées musicales nouvelles.

Dans le cas des contacts entre Amérindiens, Européens et Africains qui se sont produits aux Amériques, mes découvertes dans la Caraïbe hispanique indiquent que les rituels populaires religieux représentent le contexte musical le plus conservateur, ce qui correspond aux théories de Melville Herskovits. Si l’on pousse plus avant ses observations, les contextes religieux ne conservent pas seulement les traditions africaines, mais aussi les traditions européennes, amérindiennes, et peut-être même également d’autres traditions. J’ai trouvé au moins deux pratiques ethniques coexistant côte à côte, même dans un unique morceau, dans les contextes religieux —mais également dans d’autres genres. Dans les contextes religieux, la musique, faisant partie de la liturgie populaire, est par conséquent plus lente à changer. Donc, je soutiens que la bi- ou multi musicalité est plus commune dans les contextes sacrés, les styles, et les genres des pratiques religieuses populaires, tant catholiques que protestantes.

Au contraire, l’hybridation d’éléments musicaux d’origines ethniques diverses dans l’évolution de nouveaux styles, genres, et instrumentations, se produit également dans la musique jouée dans d’autres contextes, plus particulièrement la musique de danse profane. La musique utilisée à des fins de distraction permet certaines modifications sans mettre en péril son objectif social.

 

Le temps, l’espace, et le rôle des hommes et des femmes dans les rituels populaires religieux

Dans les contextes populaires religieux, le résultat des contacts culturels n’est pas toujours une fusion, mais plutôt la coexistence de composantes, qui demeurent discernables en tant que caractéristiques subtiles. C’est le cas avec la musique la plus sacrée d’origine européenne autant qu’africaine. Toutefois, dans le cas des musiques religieuses les moins sacrées, comme les Salves non liturgiques, l’évolution est bien sûr permise. La Salve con pandero ou la Salve con palos semblent être le résultat d’une fusion de traditions diverses. Leur rythme de base, proche de la dénommée “habanera” (que l’on prétend en fait être originaire de l’île d’Hispaniola), semble être un dénominateur commun. Le degré d’orthodoxie musicale d’un genre particulier paraît être déterminé par la fonction sociale de la musique.

Au cours des manifestations religieuses populaires, les composantes musicales d’origines ethniques différentes sont assignées respectivement à différentes positions spatiales et temporelles à l’intérieur du cadre physique et de la procédure rituelle, et elles présentent des associations spécifiques entre hommes et femmes. En ce qui concerne la différentiation temporelle, dans les manifestations populaires catholiques de la Caraïbe, il semble exister une répartition temporelle qui révèle une progression de l’européen/lettré vers l’africain/non-lettré et du sacré vers le moins sacré ou le non liturgique. Par exemple, à Hispaniola, les rituels populaires religieux Haïtiens et Dominicains (cérémonies vodoun et fêtes des saints dominicaines ou velación, respectivement) commencent par une prière d’inspiration européenne et une prière chantée, soit française soit espagnole (le cantique et le rosaire chanté et les Salves liturgiques de la Virgen [Salve Regina] ). Certains collègues du Ghana ont souligné qu’il s’agit là d’un concept Ouest Africain, et pas simplement du produit des contacts culturels dans le Nouveau Monde. Là-bas, ils disent qu’ils « mettent ce qui est nécessaire [c’est-à-dire obligatoire] avant ce qui est important [c’est-à-dire agréable] ».

Dans le contexte caribéen, il semble y avoir également une progression dans les rituels populaires, depuis le rituel le plus purement européen, africain, ou amérindien vers le rituel et la musique “créole” (dans le sens d’hybride, développé dans le Nouveau Monde). Un cas de rituel dans lequel la musique sacrée d’inspiration africaine précède la musique profane et créole/hybride est la Danse du Big Drum de Carriacou, un rituel dédié à la commémoration des ancêtres, documenté par l’ethnomusicologue Lorna McDaniel (1998). D’abord, les “danses de la nation” sont exécutées par les descendants de divers groupes ethniques africains. Ensuite, ayant accompli cette obligation sacrée, les participants exécutent des“danses créoles” récréatives.
On peut retrouver un modèle similaire chez les Protestants afro caribéens. Par exemple, dans l’enclave afro nord-américaine de Samaná, en République Dominicaine (occupée en 1824-25), le service traditionnel de l’église (Méthodiste et Africaine Méthodiste Épiscopale-A.M.E.) utilise des hymnes d’origine anglaise ou anglo-américaine. Le service formel se termine ou est suivi par des spirituals spontanés (appelés “hymnes”), de musique religieuse non-lettrée (Davis 1981 et 1983). Sur l’île anglophone de Montserrat, le même modèle temporel du sacré /européen suivi par le profane /africain est associé à la veillée. Dobbin (1986:41), observant un événement spécifique, rapporte: “Les hymnes [probablement Anglicans ou Méthodistes] n’étaient chantés que jusqu’à minuit, heure à laquelle tout cérémonial chrétien disparaissaient, remplacé par des jeux et des chansons populaires.” Par conséquent, que ce soit dans le rituel populaire catholique de la Caraïbe hispanique ou dans le rituel protestant de la Caraïbe anglophone (des sectes non-pentecôtistes), pour des célébrations organisées en l’honneur des déités ou des morts, il semble exister une progression temporelle dans le contexte rituel, des pratiques d’influence européenne et lettrée vers des pratiques d’influence africaine et non-lettrée.

La relation spatiale entre les deux composantes culturelles est également significative. Dans le catholicisme populaire, la place de la musique d’influence européenne est près de l’autel, le site sacré d’influence européenne. Les tambours sont joués la plupart du temps loin de l’autel, dans la chapelle populaire, au site sacré africain, le pilier central (poteau-mitan)—ou à l’extérieur, même si les tambours peuvent être tirés jusqu’à l’autel à des moments rituels. Dans l’enclave afro-Porto Ricaine de Loíza Aldea pendant la fête carnavalesque de St. James (Fiesta de Santiago Apóstol), le site du rosaire chanté et celui de la danse de la bomba sont éloignés de plus d’un mile (de Medianía Baja à Medianía Alta).

La dynamique masculin/féminin est associé à la fois avec les dimensions spatiales et temporelles des rituels, ainsi qu’avec les genres musicaux. Les femmes sont associées à l’autel, aux prières et aux prières chantées d’origine européenne que l’on y accomplit. Les hommes sont associés aux longs tambours (palos).

 

Bi-musicalité individuelle

À la différence de certaines sociétés dans lesquelles la bi-musicalité reflète exclusivement une division entre hommes et femmes (ou d’autres formes de divisions sociales), la bi-musicalité caribéenne est commune, tant sur le plan individuel que collectif. C’est-à-dire que, dans le secteur principalement rural qui pratique la religion populaire, tous les genres font partie de la culture musicale générale, bien que des individus puissent ne pas participer activement à tous. D’autre part, certains musiciens, particulièrement des hommes, peuvent bien sûr participer activement à plus d’une tradition musicale. Ils peuvent chanter le Salve Regina sacré hispanique sans accompagnement à un moment, puis se retrouver à jouer des longs tambours la minute d’après. Kenneth Bilby a constaté le même phénomène en Jamaïque (1985:203).

 

Conclusion

Mes observations de bi-musicalité dans les “traditions” musicales caribéennes représentent la culture musicale dans la tranche de temps comprenant les trente-quatre dernières années. Durant cette période, j’ai pu observer que la tendance est de s’éloigner de la bi-musicalité et de se rapprocher de la synthèse. Cette tendance comporte un éloignement de l’orthodoxie dans les pratiques musicales et autres pratiques religieuses populaires, qu’elles soient d’origine européenne, africaine, résiduelle amérindienne ou autre. Musicalement, cela implique la disparition croissante de gammes modales, de structure antiphonale, et de caractéristiques vocales particulières. En ce qui concerne la danse, la danse des tambours dominicaine (baile de palos), est traditionnellement une baile de respeto (danse de respect) semi sacrée, et donc dansée sans que l’homme et la femme ne s’étreignent et avec le minimum de contact corporel entre eux. Avant le début de ma période d’observation, une nouvelle tendance a vu le jour, qui était de la danser en s’étreignant. Dans le domaine des sexes, la tendance est également à l’éloignement de rôles spécifiques masculins/féminins dans les associations de genres et les performances vocales et instrumentales. En conclusion, je prévois que la Caraïbe continuera de perdre ses “traditions” musicales faites de spécificité d’ethnie, de classe, et de sexe, et développera une culture musicale hybride, “créole“, avec ses nombreuses variantes en changement constant.

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Références Citées

Bilby, Kenneth M.
1994

"The Caribbean as a musical region". In Caribbean Contours, edited by Sidney W. Mintz and Sally Price, pp. 181-218. Baltimore and London: The Johns Hopkins University Press.

McDaniel, Lorna
1995

The Big Drum ritual of Carriacou: praisesongs for re-memory of flight. Gainesville, Florida: University Press of Florida.

Davis, Martha Ellen
1981 

"La cultura musical religiosa de los "americanos" de Saman"·. Boletín del Museo del Hombre Dominicano 15, pp. 127-169.
1994 
"Bi-musicality in the cultural configurations of the Caribbean". Black Music Research Journal 14:2, pp. 145-160.

Dobbin, Jay B.
1986 

The Jombee dance: A study of trance ritual in the West Indies. Columbus: The Ohio State University Press.

Smith, Sandra.
1985 

"A form of pre-Colombian musicianship?" Paper presented at the Thirtieth Annual Meeting, Society for Ethnomusicology, Vancouver, British Columbia, Canada

 

A propos de l'auteur
Martha Ellen Davis (Docteur ès Ethnomusicologie de l'’Université de l'Illinois aux USA), est née en Californie. Elle a développé l'essentiel de sa carrière en République Dominicaine, son terrain de recherches. Elle y a été Professeur à l'Autonomus University de Saint-Domingue (université publique), Curateur en Anthropologie socio-culturelle au musée Dominicain de L'Homme, Chercheur aux Archives Nationales de Musique et a été récemment admise à l'Académie Dominicaine des Sciences. Elle compte au nombre de ses publications La otra ciencia : el vodú dominicano como religión y medicina populares (L'autre science : le vodou dominicain religion et médecine populaires), qui lui a valu le prix National Dominicain de Non-fiction. Martha Davis a aussi mené des recherches en Espagne (aux îles Canaries et à León), à Porto Rico, à Trinidad, au Brésil, au Pérou, à New York City, à Miami ainsi qu'en Floride en milieu rural. Elle a aussi enseigné à l'University of Florida, Indiana University, University of California, Brown University, Harvard, et à la Queen's University de Belfast, en Irlande du nord. Elle a été à la tête du comité d'Ethique et a récemment contribué à la création de la section Ethnomusicologie appliquée de la société d'Ethnomusicologie (SEM).

 

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