2. L’administration coloniale, des logiques multiples

Dossier Laméca

Administrateurs des colonies.
Des Amériques à l'Afrique (1880-1939)

2. L'ADMINISTRATION COLONIALE, DES LOGIQUES MULTIPLES

 

Si l’administration se développe localement, elle se déploie dans l’espace colonial et l’une de ses particularités est le recours à la migration comme moyen de promotion. En tant que colonies, la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique sont des rouages de l’empire français ce qui signifie que toute affectation peut s’effectuer à l’échelle de l’empire. Non pas qu’il soit impossible de gravir les grades de l’administration des colonies localement, mais les promotions sont facilitées par l’acceptation d’un départ dans une autre colonie.

Au niveau de l’empire, l’administration est divisée en deux grands corps: d’une part le cadre local, propre à chacune des colonies et placé sous la tutelle du gouverneur, d’autre part le cadre central, basé à Paris. Ce dernier revêt un prestige que les cadres locaux n’ont pas, car réservé aux seuls citoyens français. Les cadres locaux quant à eux, sont ouverts à tout habitant de la colonie, y compris ceux qui n’ont pas la citoyenneté française (1). De ce point de vue, les habitants des trois colonies d’Amérique se trouvent donc dans une situation unique, dans la mesure où tout en étant colonisés, ils sont également citoyens depuis l’abolition de l'esclavage en 1848 (2).

Le paquebot Colombie achemine nombre de Guadeloupéens, Martiniquais et Guyanais vers la France.

L’emploi d’originaires des colonies dans l’administration coloniale vient combler plusieurs besoins du gouvernement français. Tout d’abord, l’établissement d’une administration locale, précieuse à l’instauration de nouvelles règles dans les territoires nouvellement émancipés de l’esclavage formel. D’autre part, la création d’un réservoir de forces humaines nécessaires à l'établissement de cadres administratifs en Afrique. Les climats tropicaux étant considérés comme préjudiciables aux blancs, jusqu'aux années 1920, les vocations françaises sont faibles numériquement. Il paraît donc tout naturel de recruter parmi les populations des colonies que ce soit directement en Afrique ou dans l’une des quatre “anciennes” colonies. L’acclimatation du blanc aux régions de la zone tropicale est en effet, considérée comme potentiellement mortelle. Au jeune homme qui envisage une carrière coloniale, on dépeint un environnement hostile, où la faune et la flore doivent être approchées avec extrême précaution. Après la Première Guerre mondiale, ce point de vue s'infléchit quelque peu, mais sans pour autant qu’un terme ne soit mis au recrutement des originaires des colonies.

 

Entrer dans l’administration coloniale

En fait, entre les années 1880 et la fin des années 1930, ce sont plusieurs milliers de martiniquais, guadeloupéens et guyanais qui s'engouffrent dans l’administration coloniale laquelle demeure un aimant puissant pour les jeunes recrues du système scolaire. Parmi ceux-ci, bon nombre se rendent en Afrique. La formation des administrateurs s’effectue au sein d’établissements d’enseignement supérieur au recrutement compétitif et s’inscrit généralement dans le cadre de la migration. En effet, sur place, seule la Martinique possède un établissement d’enseignement post-baccalauréat avec son école préparatoire de droit. Les résidents de Guadeloupe et Guyane désireux de poursuivre des études, doivent donc se rendre soit en Martinique soit en France. Ceux qui en ont les moyens, effectuent le voyage transatlantique afin de s’inscrire, en général, soit à l’École Coloniale soit en faculté de droit. Un pourcentage important d’Antillais et de Guyanais entre ainsi dans le cadre central de l’administration.

Il existe en effet deux corps administratifs: le cadre central, directement placé sous l’autorité du Ministère des colonies et les cadres locaux, placés sous l’autorité du gouverneur de la colonie. Loin d'être affectés uniformément dans les diverses colonies de l'empire, ils sont avant tout envoyés en Afrique-Occidentale française (AOF), en Afrique-Équatoriale française (AEF) et à Madagascar. Les affectations en Asie ou en Afrique du Nord se font beaucoup plus rares. On assiste en fait à la constitution d’une hiérarchie administrative dans laquelle la couleur de peau tient une place essentielle. Au bas de cette échelle administrative se trouvent les cadres locaux avec de nombreux Africains; au-dessus, le cadre général, où les originaires de Guyane, Guadeloupe et Martinique, avec ceux de la Réunion et des autres colonies, représentent environ 20% du personnel. Et au sein même de ce cadre général cette hiérarchisation raciale est maintenue, puisque les plus hauts postes sont occupés de manière quasiment exclusive par des administrateurs Blancs.

Afrique-Occidentale française (AOF), les huit colonies françaises d'Afrique de l'Ouest (1895-1958), correspondant aux pays actuels suivant : la Mauritanie, le Sénégal, le Mali, la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Niger, le Burkina Faso, le Togo et le Bénin.
Wikipedia

 

Les locaux abritant le gouvernement général de l’Afrique-Occidentale française à Dakar (Sénégal) dans les années 1920.

 

Afrique-Equatoriale française (AEF), les quatre colonies françaises d'Afrique Centrale(1910-1958), correspondant aux pays actuels suivant :  Gabon, la République du Congo, le Tchad et la République centrafricaine).
Wikipedia

 

Les locaux abritant le gouvernement général de l’Afrique-Équatoriale française à Brazzaville (Congo) dans les années 1920.

 

Des Amériques à l’Afrique

Les Antillais et les Guyanais se retrouvent en Afrique dans une position des plus ambiguës. En tant que colonisateurs, ils se doivent de suivre les directives de leurs supérieurs hiérarchiques et de marquer leur appartenance au groupe dominant en se conformant à ses règles, alors qu'en tant qu'originaires de Guadeloupe, Martinique et Guyane, ils demeurent aux yeux de leurs collègues blancs, des colonisés. Cette position génère nécessairement contradictions, obstacles, frustrations, compromissions. Ainsi, leur vie demeure enserrée dans des conventions multiples, dont il ne peut être question de s'échapper, sous peine d'être mis au ban de la société coloniale. Le bon déroulement d’une carrière en dépend bien souvent, puisque ces administrateurs antillais et guyanais ne sont généralement pas considérés comme des administrateurs à part entière par leur hiérarchie. Chaque année, tout administrateur fait l'objet d'évaluations qui constituent son dossier personnel. Ce sont des pièces qui jouent un rôle déterminant dans l'évolution d’une carrière, notamment pour ce qui est de l’obtention de promotions et autres avantages. Le rôle de l’administrateur est bien entendu de servir la politique coloniale française sans la mettre en cause. Pourtant, la simple présence de colonisés au sein de l’appareil administratif colonial souligne bien toute l'absurdité des principes qui sous-tendent la politique coloniale. Alors que celle-ci prône la supériorité de l’homme blanc, il n’en demeure pas moins que partout où elle opère, l’administration coloniale compte des colonisées dans ses rangs.

Dans un tel contexte, les relations entre Africains et Antillais sont très diverses. Les comportements des administrateurs recouvrent un large éventail et leur position de colonisés n'empêche pas les violences à l'égard des Africains. Cependant, malgré le contexte colonial, il est parfois possible de créer un espace de dialogue. Sur le plan politique, les Antillais sont quelquefois des porte-parole d’Africains. Un des grands thèmes dont les administrateurs guyanais et antillais se font ainsi l'écho, est celui du droit à payer "l'impôt du sang", c'est-à-dire le droit d'effectuer le service militaire au même titre que les Français, sans être relégué dans des régiments réservés aux colonisés. Aux colonies, les lieux où une rencontre entre Africains et Antillais peut avoir lieu, sont assez peu nombreux et celle-ci s'opère notamment au sein des loges maçonniques. Ainsi, nombre d'administrateurs coloniaux originaires de Martinique, Guadeloupe et Guyane sont affiliés à des loges maçonniques en Afrique, en France, ainsi que dans leur colonie d’origine. Certaines de ces loges sont également établies en AOF, AEF et Madagascar, et dès 1899 le Grand orient de France ouvre, à Paris, la loge "France et colonies", consacrée aux questions coloniales. Enfin, parmi les administrateurs certains vont jusqu'à mettre en cause la politique coloniale française, ce qui inévitablement les met dans une position intenable et conduit souvent à la démission.

La chanson "Negues bon defenceus" interprété en 1936 par l'Orchestre Antillais du Bal Blomet avec au chant le guadeloupéen Sosso Pé-en-Kin (1901-1940).
Aborde avec ironie la participation des soldats Noirs à la Première Guerre mondiale et à l'invasion italienne de l'Ethiopie (1935-36).

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(1) C’est le cas de la plupart des habitants des colonies françaises en Afrique et en Asie qui sont placés sous le statut de l'indigénat.

(2) Outre la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe, la Réunion, également, a un statut similaire. En Afrique, les habitants des Quatre Communes de Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis connaissent eux aussi des situation semblables. À ces deux groupes s’ajoutent des cas individuels en Asie ou en Afrique, de personnes ayant la citoyenneté française.

 

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SOMMAIRE
1. L’administration coloniale au centre des évolutions économiques et sociales après la période esclavagiste
2. L'administration coloniale, des logiques multiples
3. Félix Eboué, René Maran, Camille Mortenol... des figures emblématiques
Liste des administrateurs coloniaux originaires de Martinique, Guadeloupe et Guyane nommés en Afrique entre 1880 et 1939
Bibliographie

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par Véronique Hélénon

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2021