1. L’administration coloniale au centre des évolutions économiques et sociales après la période esclavagiste

Dossier Laméca

Administrateurs des colonies.
Des Amériques à l'Afrique (1880-1939)

1. L'ADMINISTRATION COLONIALE AU CENTRE DES EVOLUTIONS ECONOMIQUES ET SOCIALES APRES LA PERIODE ESCLAVAGISTE

 

Occupant des pourcentages élevés des populations actives de Guadeloupe (22,7%), Martinique (24,4%) et Guyane (30%), l'administration représente un des principaux secteurs de l’activité économique, loin devant sa part dans la population active de la France hexagonale (18,7%) (1). Les professions de la fonction publique offrent des avantages qui les rendent particulièrement attractives aux yeux d’une bonne partie de la population: sécurité de l’emploi, salaires garantis, abattement d’impôts, retraite assurée et bonifiée, ainsi qu’une majoration de 40% du salaire (2). Vu son importance numérique et donc économique, ce secteur joue un  rôle important dans la vie quotidienne, et façonne à bien des égards nombre de dynamiques sociétales.

Si cet appareil administratif tentaculaire semble une émanation de la période récente, avec la loi de départementalisation de 1946, qui vise à doter la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane d'infrastructures s’alignant sur celles de la France, il est en fait un produit de la période coloniale. On en trouve en effet les fondations durant la Troisième République qui consolide les dynamiques lancées après l’abolition de 1848. Une fois l’abolition proclamée, il s’est agi d'établir les assises de la société post-esclavagiste, et l'administration en est l’un des éléments essentiels du dispositif mis en place.

 

Les bases de la société post-esclavagiste

L’abolition officielle de 1848 marque certes une étape importante, mais elle amène également son cortège de nouvelles questions et problèmes au cœur desquels se trouve la question du travail. Sous la pression de soulèvements dans le nord de la Martinique, le gouverneur, Rostoland, annonce l’abolition de manière anticipée. Ce faisant, il prend bien la précaution d’ajouter que cette liberté ne saurait se goûter sans que le passé ne soit oublié. Que ce soit en Martinique, Guadeloupe ou encore en Guyane le message officiel est clair: la transition doit se faire sans remous. Il s’agit d’une condition majeure, pour la France, de la garantie de succès de la nouvelle société en voie de construction. En Guadeloupe le gouverneur Layrle annonce qu’il a décidé d’avancer la date de l’annonce, selon lui, pour récompenser les esclavagés qui n’ont pas suivi la voie martiniquaise et ne se sont pas révoltés. Layrle présente la liberté promise comme une récompense de ce qu’il considère une bonne conduite et il enjoint “les nouveaux concitoyens” de continuer “d’être modérés et sages”.  De même, Pariset, gouverneur de la Guyane, tout en proclamant l’abolition, considère le 10 août 1848, que “l’ordre et la tranquillité n’ont pas cessé un moment de régner dans le pays”. Il félicite la population pour sa “soumission aux lois”, ses “progrès dans la civilisation”, et son “attachement au sol en le fécondant par [le] travail”.

La biguine "La montagne est verte" (recueillie en Martinique aux débuts des années 1920 par Victor Coridun), interprétée ici par Augustin Gourpil et enregistrée par Alan Lomax le 20 juin 1962 à Sainte-Marie (Martinique) >>>
Chanson emblématique de l'idéologie assimilationniste schœlchériste.

La contradiction constitue le soubassement de la nouvelle société mise en place par le gouvernement français. Alors qu’officiellement, la société post-esclavagiste doit se bâtir sur une page blanche et que les anciennes divisions ne sauraient plus être, tout est fait pour que la hiérarchie sociale et économique établie pendant la période esclavagiste perdure. La France s’annonce novatrice, bienfaitrice, accordant ce que l’on appelle alors l’abolition immédiate et garantissant la citoyenneté à tous les habitants des “vieilles” colonies (3). Dans la visée française, ces nouveaux droits passent par un oubli du passé, apparemment dans le but de remodeler les cartes sociales et tous sont déclarés égaux aux yeux de la République. Pourtant, c’est bien aux non-blancs, à tous ceux qui ont connu les tortures de l’esclavage que s’adresse l’injonction d’oubli, tandis que la minorité blanche se voit renforcée par plusieurs mesures venant conforter sa puissance économique. Ainsi, les anciens esclavagistes se voient indemnisés pour la perte d’une main d’œuvre gratuite, qu’ils continuent néanmoins d’exploiter. Parmi les mesures dont ils bénéficient, l’on compte: des compensations financières, un système bancaire facilitant le passage à l’économie post-esclavagiste en leur faveur, l’immigration forcée de travailleurs en provenance d’Afrique, d’Inde et de Chine, une législation visant à maintenir les nouveaux libres sur les plantations où ils avaient été mis en esclavage.

La biguine "Manman la grèv baré mwen" (écrite et composée au début du 20ème siècle par Léona Gabriel à partir d'éléments de chansons populaires), interprétée ici par Malcousu Florius, Augustin Gourpil,  Casimir Grivalliers, Raoul Grivalliers... et enregistrée par Alan Lomax le 20 juin 1962 à Sainte-Marie (Martinique) >>>
Evoque la tragique grève générale des usines sucrières en Martinique de janvier et février 1900 dont les ouvriers réclamaient une augmentation de la journée de travail à deux francs, notamment à un certain "Misyé Michel" (Michel Hayot, directeur de l'usine de Rivière-Salée).

 

L’émergence de l’administration

Les sociétés post-esclavagistes se développent sur un modèle colonialiste qui, officiellement, propose l’égalité de droit aux non-blancs, à la condition cependant, que ceux-ci épousent les valeurs républicaines. Cela passe entre autres par la mise en place d’un système scolaire dont les programmes sont établis à Paris, et des structures façonnées sur le modèle français. Le système administratif, déjà présent, est développé sur une large échelle, contribuant à une évolution majeure et en profondeur des sociétés de Guyane, Martinique, et Guadeloupe. En offrant des débouchés nombreux, hors du domaine de la canne-à-sucre, les carrières administratives modifient de manière importante les perspectives. La volonté des anciens esclavagés d’échapper au monde de la canne rencontre le souhait du gouvernement de bâtir des colonies modelées selon son idéal. De ce double point de vue, l’accès à ces carrières offre en effet des avantages appréciables, que le travail de la canne-à-sucre ne présente pas.

La biguine "La Défense ka vini folle" (composée vers 1881, Martinique).
Témoigne du combat de l'avocat, journaliste et homme politique martiniquais Marius Hurard (1848-1902) en faveur de la laïcité et de l’école publique.
Républicain, Marius Hurard fonde en 1878 le journal Les Colonies opposé à celui des usiniers, conservateurs et catholiques, La Défense coloniale, mentionné dans la chanson.

 

Hors de l’univers de la plantation, le monde du commerce, de la presse, ainsi que les professions de la santé (pharmacien, docteur en médecine) ou domaine judiciaire (avocat, avoué, notaire), ouvrent déjà d’autres perspectives, mais très vite, ce sont les emplois administratifs qui prennent le pas en matière d’ascension sociale et jouent un rôle considérable dans la formation de nouvelles élites. Que ce soit à la Guadeloupe, ou à la Martinique, les observateurs locaux ne manquent pas de noter la croissance rapide de ce nouveau secteur économique. L’évolution est notable et elle est d’ailleurs ressenti par certains comme la manifestation d’un changement sans doute inéluctable, mais pas toujours bien accepté.

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(1) Chiffres de l’INSEE pour l’année 2011, Antian'échos. Notons qu’outre les trois secteurs de la fonction publique (fonction publique de l’Etat, fonction publique territoriale, fonction publique hospitalière), “des missions de service public sont assurées par certains organismes publics qui ne font pas partie de la fonction publique, par des organismes privés financés par les collectivités publiques, ainsi que par des entreprises publiques (La Poste, la SNCF, la RAPT, EDF, GDF, Aéroports de Paris, etc.)” offrant donc davantage de postes de type administratif en France. (Ministère de la transformation et de la fonction publique).

(2) A la suite de la grève menée conjointement en Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion, du 15 mai au 16 juillet 1953, les fonctionnaires locaux obtiennent des bénéfices jusque-là accordés uniquement aux fonctionnaires blancs, originaires de France, en poste hors France hexagonale. Cette grève fait suite à deux autres grèves portant sur des revendications similaires, à la Réunion du 18 au 25 mai 1948, puis en 1950 dans les quatre départements dits d’outre-mer.

(3) Les dites "vieilles colonies" sont au nombre de quatre: Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion. Elles font partie de l’espace colonial français depuis le 17ème siècle.

 

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SOMMAIRE
1. L’administration coloniale au centre des évolutions économiques et sociales après la période esclavagiste
2. L'administration coloniale, des logiques multiples
3. Félix Eboué, René Maran, Camille Mortenol... des figures emblématiques
Liste des administrateurs coloniaux originaires de Martinique, Guadeloupe et Guyane nommés en Afrique entre 1880 et 1939
Bibliographie

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par Véronique Hélénon

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, 2021