“La musique salsa en tant que libération expressive, au carrefour culturel des années 1970” par Marisol Berríos-Miranda

Article Laméca

La musique salsa en tant que libération expressive, au carrefour culturel des années 1970

Dr Marisol Berríos-Miranda (2003)
University of California, Berkeley

Texte de la conférence donnée à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003 - Sainte-Anne, Guadeloupe)
Laméca / Festival de Gwoka de Ste Anne / DAC Guadeloupe

 

Introduction

“Our Latin Thing”
21 août 1971.
“Hello, hello, okay : everybody happy? YEAH! Everybody hot? YEAH! (frappe la clave trois fois)
pa pa pa -- pa pá
pa pa pa -- pa pá
pa pa pa -- pa pá

Marisol Berríos-Miranda lors de sa conférence à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003). © Médiathèque Caraïbe

Vous entendez le clave, qu’est-ce qui se passe? Cheo Feliciano donne le signal et Ricardo (Rey) fait scintiller ses dix doigts magiques les touches, libérant ces envolées sonores qui nous touchent au plus profond de notre être. Nos cheveux se dressent, des frissons chauds et froids courent le long de notre colonne vertébrale. Tout l’orchestre démarre. Les trompettes nous percent les tympans d’un plaisir indescriptible, on veut embrasser le monde entier. On saute de joie, on siffle, on danse. (Voix-off du film ‘Our Latin Thing” 1971).

Le film “Our Latin Thing” Nuestra Cosa Latina, Notre Chose Latine (1971) tourné au club Cheetah près du Bronx à New York, a montré pour la première fois aux Latino-Américains vivant hors des Etats-Unis la réalité de la vie à New York, la Grosse Pomme. ‘Our Latin Thing’ a été le premier documentaire sur la salsa en tant qu’expression de l’identité sociale urbaine Latino-Américaine. On y voyait le célèbre Barrio et ses vieux immeubles délabrés, insalubres, pleins de chair humaine entassée dans chaque centimètre carré, des hardes rapiécées en train de sécher aux fenêtres. Il nous montrait toute la détresse et l’isolement dont on avait toujours refusé de croire qu’ils puissent exister dans la ‘capitale du monde’(Calvo Ospina 1995:79). Le film décrivait également l’émergence de quelque chose que les Portoricains avaient recherché tout au long des années 60: un son nouveau, similaire aux motifs harmoniques et rythmiques du “son” Cubain, mais qui marquait la naissance d’un nouveau style.

En l’espace d’une seule décennie, les années 70, la musique salsa est devenue le style et l’expression musicale favoris des habitants des centres urbains dans toute l’Amérique Latine. La popularité internationale sans précédent de la salsa était le résultat d’une confluence entre plusieurs conditions sociales et événements historiques distincts: le dilemme portoricain du statut colonial, les mouvements des droits civiques et de la « Black Pride » (fierté noire) aux Etats-Unis, la révolution cubaine avec son impact et ses retombées considérables, la migration urbaine et la nécessité d’une alternative latine à l’hégémonie du rock anglais. Pour les Portoricains en particulier, mais aussi pour les Latinos en général, la salsa représentait une espèce de libération des dilemmes culturels et politiques de cette époque, une libération qui était expérimentée à différents niveaux:

1) Premièrement, comme d’autres genres musicaux, la salsa représentait un refuge pour les Latinos après le travail ou le week-end; à la maison ou dans les clubs de danse, elle offrait une libération du corps et de l’esprit à travers l’expérience de la musique et de la danse,

2) Deuxièmement, la salsa remettait en question les hiérarchies oppressives des valeurs culturelles et musicales, c’était la musique du peuple pour le peuple, et

3) Troisièmement, la salsa offrait de nouvelles possibilités aux Portoricains de se libérer de leur dépendance et de leur identification avec les Etats Unis, une liberté culturelle qui résonnait aussi dans les cœurs des musiciens et des publics des villes de toute l’Amérique Latine.

Mon analyse de la salsa en tant qu’instrument de libération se fonde sur le travail du théoricien culturel Anglo-Jamaïcain Stuart Hall qui étudie de quelle façon la culture populaire répond aux problèmes des relations de pouvoir. Il écrit:

“Le rôle du ‘populaire’ dans la culture populaire est de fixer l’authenticité des formes populaires, les enracinant dans l’expérience des communautés populaires dont elles tirent leur force, nous permettant de les considérer comme des expressions d’une vie sociale subalterne qui résiste au fait d’être constamment rabaissée et marginalisée.” (Hall 1996:469).

Parce que la salsa est née d’un secteur de la société brutalement marginalisé et qu’elle a néanmoins gagné une immense popularité et une totale acceptation dans diverses couches de la société, pas seulement dans les classes inférieures, je soutiens que c’est un parfait exemple de “résistance au fait d’être constamment rabaissé et marginalisé.” La salsa a remis en question ce concept d’inférieur et de marginal en étant acceptée dans chaque foyer de l’Amérique Latine urbaine.

Stuart Hall exprime aussi son intérêt pour “… les stratégies culturelles qui peuvent faire une différence… et changer les dispositions du pouvoir.” (Hall 1996:468). De la même façon, je m’attache à montrer comment la salsa a fait une telle différence.

Mais, qu’est-ce que la salsa? La salsa est une musique de danse qui emprunte ses formes, qu’elles soient musicales ou lyriques, à la vaste musique populaire vernaculaire Afro-Caribéenne, plus particulièrement au “son” cubain, à la rumba et à la guaracha. Elle a grandit dans les Barrios de New York pendant la fin des années 60 et pendant les années 70, grâce à des musiciens portoricains qui réarrangeaient et recombinaient les genres musicaux cubains et portoricains. Elle est devenue un mouvement de changement social et de reconnaissance nationale. Ses paroles chantaient la lutte des pauvres et les choses de la vie même. Par exemple, les paroles de Anacaona, de Cheo Feliciano parlent de la princesse Taína qui, d’après la légende, a résisté et combattu l’asservissement par les espagnols.

 

La Salsa en tant que libération

1) Libération du corps et de l’esprit à travers la danse.

Ce qui a été filmé au Cheetah, et ensuite diffusé internationalement, était l’une des activités favorites des Latinos en général et des Portoricains en particulier – la danse.

Dans ce cas précis, il s’agissait de danser sur la musique la plus populaire du moment, jouée et produite par leurs compatriotes portoricains/latinos. L’acte libérateur de la danse est merveilleusement exprimé dans un dicton populaire vénézuélien, “Y quién me quita lo bailao” (et qui peut me prendre ce que j’ai dansé ?). Pour des groupes de gens sous le joug du colonialisme, ce sentiment de liberté est particulièrement fort, et devient souvent une question de survie.

De plus, danser la salsa n’est pas chose facile (et je m’en rappelle chaque fois que je l’enseigne!). Et tout le plaisir vient justement de cette difficulté, de la maîtrise d’une relation sophistiquée entre le son, le rythme et le corps. La salsa se danse en couple, et elle est d’autant plus énergisante et plaisante lorsque le couple est en parfaite coordination avec les rythmes de la musique. Le lien qui unit les danseurs et les auditeurs lors d’un spectacle de salsa est exprimé dans le concept d’afinque [1], l’entrelacement étroit des différentes strates rythmiques, des mélodies et des harmonies dans un groupe de salsa et la relation intime entre danseur et musicien. C’est la qualité la plus importante dans un groupe, car c’est celle qui pousse le public à écouter et à danser avec enthousiasme.

Un groupe de salsa tente de jouer de cette façon entrelacée et de faire ainsi l’expérience du plaisir que produit cette communication musicale, une valeur importante de la communauté dont la salsa est issue. Lorsqu’un groupe de salsa joue afincao [2], il prend le pouvoir sur les oreilles de ses auditeurs et sur les corps de ses danseurs, créant ainsi une communion magique entre public, danseurs et musiciens.

Outre l’afinque, le nouveau style appelé salsa était caractérisé par de nouvelles sonorités (instruments agressifs), et un son impétueux qui était rude, aussi rude que la vie dans les Barrios de New York et d’autres grandes villes. Le spécialiste vénézuélien de la salsa César Miguel Rondón, identifie le pianiste portoricain Eddie Palmieri comme l’une des figures centrales dans la transition de l’"ancien son latin" [3] vers ce qui allait devenir la salsa: Rondon décrit la façon dont Palmieri arrangeait les trombones de manière spécifique “d’une façon qui semblait toujours âpre et agressive”. Le son des trombones ne pouvait reproduire les “constructions sonores des orchestres de jazz” et “la musique a cessé d’être ostentatoire pour devenir rebelle, la pompe a fait place à la violence” (Rondón,1980:25).

La création d’un style musical qui soit en harmonie avec notre expérience de vie est épanouissante d’une façon essentielle et profondément humaine, comme l’explique l’ethnomusicologue Stephen Feld:

Le style est plus qu’un simple reflet statistique du lieu ou de l’époque, plus que des choix modélisés faits sous la contrainte. Ce sont les ressources humaines elles-mêmes qui sont mises en scène pour matérialiser la réalité de la vie sociale sous forme sonore. Le style est lui-même la réalisation, la cristallisation de l’implication personnelle et sociale; c’est la façon dont la performance et l’engagement imprime une marque humainement signifiante sur l’expression sonore. Le style est une émergence, le moyen par lequel une connaissance nouvellement créative se développe à partir d’une expérience participative ludique, apprise, ou ordinaire. (Feld 1988: 107)

Et une telle réalisation de style est particulièrement libératrice pour des gens qui n’ont pratiquement aucun contrôle sur les institutions culturelles et les symboles de leur société. Stuart Hall souligne l’importance du style dans la musique noire (par distinction au répertoire), arguant que:

Dans le répertoire noir, le style …est devenu lui-même le sujet de ce qui se passe. Et il indique de quelle façon, chassés d’un monde logocentrique …les membres de la diaspora noire ont trouvé la forme profonde, la structure profonde de leur vie culturelle dans la musique.” (Hall 1996:470)

La salsa incorporait la substance de la vie quotidienne du barrio, la cosa cotidiana. Dans la salsa nous entendions notre rumba [4], notre plena, notre bomba, notre seis, notre son, notre guaracha, notre cumbia, notre gaita, nos problèmes quotidiens de sentiment et de vie sociale, aussi bien que le plaisir et la joie de vivre. On entendait ça dans le monde entier, et c’était notre vie, avec notre musique, avec notre danse. Quand la salsa a conquis le devant de la scène, d'innombrables Portoricains et Latinos partout se sont reconnus dans ses sonorités, dans son style.

 

2) Libération des hiérarchies oppressives des formes culturelles et musicales.

Cela a conduit à la deuxième forme de libération—la validation de notre style à travers des enregistrements, des vidéos, et des manifestations communautaires qui nous ont libérés des hiérarchies oppressives des formes culturelles et musicales. Le 17 août, 1971 au Cheetah Night Club à New York, des centaines de gens, principalement des Latinos et des Africain Américains, dansaient au son de la salsa des Fania All Stars, avec un groupe comprenant certains des meilleurs musiciens latins de la scène New Yorkaise. Fania a enregistré et filmé cet événement, l’a baptisé “Our Latin Thing,” l’a diffusé dans le monde, et était loin de se douter des ramifications que ce produit allait connaître. Car, comme l’a dit Calvo Ospina: “La réussite de Fania ne reposait pas tant sur le film lui-même, mais plutôt sur son impact en tant que document social, l’expression joyeuse d’une réalité difficile.” (Calvo Ospina 1995:79). Ce qu’il y avait d’extraordinaire au sujet du spectacle de 1971 au Cheetah, c’était justement son aspect “ordinaire”, puisque ce spectacle représentait, incarnait et symbolisait notre chose latine, notre vie quotidienne, la cosa cotidiana. A travers ce spectacle et le film qui en a été tiré, la salsa a donné forme et reconnaissance à la culture du barrio. Une reconnaissance encore réaffirmée par son succès international, puisqu’ont jouait de la salsa dans des millions de foyers et lors des tournées internationales des Fania All Stars qui les ont menés jusqu’en Australie.

A travers cette représentation de la vie urbaine du barrio, la cosa cotidiana, la salsa défiait un système de valeur oppressif qui ignorait (et continue d’ignorer) la valeur d’une telle expérience. Je me revois en train de répéter ma sonate de Kavalevski au piano lorsque j’étudiais la musique à l’Université de Porto Rico au milieu des années 70, et je me souviens m’être fait réprimander pour m’être égarée dans une envolée de salsa. J’ai entendu plus d’une fois frapper à la porte, et une voix me dire “allons, allons Marisol, ne te laisse pas distraire par ces histoires de salsa, concentres-toi sur la musique.”

En plus de cette validation, la salsa permettait la formation de nouvelles alliances. Elle bousculait les hiérarchies culturelles, non seulement en opposant la culture latino à la culture anglo-saxonne, mais aussi en incorporant le style africain, défiant ainsi une société raciste. La popularité de la salsa suivait de près les mouvements des droits civiques et du Black Power, et plaisait aux Portoricains qui rejetaient violemment le racisme qui avait parfois dressé les Portoricains noirs et blancs les uns contre les autres dans la jungle sans merci de New York. Ceux qui rejetaient ainsi le racisme affirmaient et cultivaient les liens entre Latinos et Noirs, à travers des genres musicaux qui ont précédé la salsa, comme le boogaloo et le Latin soul (voir Flores 2000).

Deux novateurs portoricains dont la musique a pavé le chemin de cette nouvelle intégration raciale de la salsa ont été le chanteur Ismael Rivera et le joueur de timbales Rafael Cortijo, qui ont pris la bomba et la plena afro-portoricaine au rythme desquelles ils avaient grandit dans leur île et les ont incorporés dans l’ensemble conjunto de style cubain. Ils étaient de Santurce, le plus grand et l’un des plus important Barrios portoricains. Ismael Rivera se souvient de la façon dont le mouvement black power retentissait dans la communauté des années 60:

…Nous jouions devant des foules immenses le week-end et on faisait notre truc … …et les gens venaient nous voir et ça leur plaisait… Je ne sais pas, ils disaient qu’on jouait d’une manière différente … Je ne sais pas… Ca devait être la faim….

… Je parle de faim parce que ça ressemblait à de la colère, avec une force, une volonté désespérée d’échapper au ghetto, inconsciemment…vous comprenez… C’était l’époque de la révolution des noirs à Puerto Rico… Roberto Clemente… Peruchín [5]… Romaní [6]… Les noirs entraient à l’université…Paff… Et Cortijo et son groupe accompagnaient cette faim, ce mouvement… Je veux dire, ce n’était pas prémédité, vous savez, ce sont des choses qui arrivent parfois et à Porto Rico c’est ce qui se passait à ce moment-là. C’était l’affaire du peuple, des noirs, c’était comme s’ils ouvraient nos cages, et elles s’ouvraient sur la colère, et Clemente a commencé à multiplier les succès [dans la haute société] et on y est entrés, vous voyez, avec notre musique. (Berríos-Miranda 1999:23) (cité par Figueroa Hernández 1993:17)

En adoptant la musique d’Ismael et Cortijo, et la salsa en général, les Portoricains ont entamé une nouvelle relation avec leur héritage africain, un héritage cultivé et facilité par la salsa.

La salsa s’adressait aussi à une expérience urbaine qui traversait les frontières raciales, qui unissait les noirs et les blancs dans leur expérience partagée du déracinement, de l’aliénation, des privations et de la dévalorisation culturelle. Lorsque les Portoricains ont immigré à New York pour améliorer leur sort, le choc a été brutal. New York ne ressemblait en rien à Porto Rico, et encore moins à l’image qu’on leur avait brossé de ce qui les attendait. Et cela a été une des expériences les plus dégradantes que les Portoricains ont eu à endurer dans leur histoire en tant que peuple. Dans ces circonstances, la musique est devenue non seulement importante mais essentielle, “une façon de survivre” (Calvo Ospina 53). Tout ce qui jouait en leur faveur dans cette lutte était leur fierté et leur Barrio, plus un immense désir d’échapper à ce cercle de misère humaine. Dans ce contexte, la salsa est devenue un élément de l’équation du ‘salut’.

 

3) La salsa a libéré les Portoricains de leur dépendance et de leur identification avec les Etats-Unis, une liberté culturelle qui résonnait au cœur des musiciens et des publics des villes de toute l’Amérique Latine.

En dépit des similitudes de la vie urbaine à travers l’Amérique Latine, et la joie partagée que ressentaient les habitants du barrio en voyant leur vie et leur culture représentés dans la salsa, la relation des Portoricains à la salsa était unique à cause de leur statut colonial. L’expérience Portoricaine de l’immigration urbaine étaient aggravée non seulement par la perte de leur environnement natal et des visages qui leur étaient familiers, mais surtout par la perte de leur langue. Leur sentiment de déracinement et de dévalorisation était particulièrement insoutenable. Pendant 100 ans de domination coloniale par une culture complètement différente de la leur, la passion du peuple portoricain pour la musique et la danse l’a néanmoins aidé à préserver et à réinventer une identité distincte. La troisième forme de libération que je vais examiner est donc la plus évidente : la libération politique pour un peuple colonisé.

Pendant les années 60, le monde fut le témoin d’une série d’événements internationaux d’envergure: la révolution cubaine, la montée des mouvements des Droits Civiques et de Black Pride (fierté noire) aux Etats Unis, la Guerre Froide contre les pays du bloc de l’Est, le processus de décolonisation en Afrique et dans la Caraïbe anglophone, et la prolifération des mouvements de libération en Amérique Latine. Inspiré par ces événements, les indépendantistes Portoricains ont cherché à attirer l’attention de l’Assemblée des Nations Unies sur la situation coloniale de Porto Rico. Les Portoricains vivant dans l’île se sont mobilisés pendant les années 70 pour protester contre le colonialisme et réclamer de meilleures conditions de vie, alors que la croissance urbaine s’accélérait. Et à New York de nombreux Portoricains s’identifiaient au combat des Noirs Américains contre la ségrégation et pour l’égalité sociale. (voir note en bas de page sur la relation entre les Portoricains et les Africains Américains dans l’armée.)

A ce carrefour culturel et avec la création de la salsa et le succès international sans précédent qui a suivi, les Portoricains ont senti qu’ils n’avaient pas besoin de s’identifier à la musique du colonisateur étranger. Les portoricains étaient portoricains, drôles, excellents musiciens, issus d’une culture riche, et non de la colonie des Etats-Unis, non d’une petite île sans ressources naturelles [7], non pas les opprimés pauvres, sans emploi et drogués des grandes métropoles. Les portoricains avaient créé la salsa et le monde l’adorait.

Alors que les connotations politiques de la salsa étaient particulièrement importantes pour les portoricains, elles résonnaient aussi fortement chez les autres peuples d’Amérique Latine. En plus des “rythmes les plus excitants du monde”, comme le disait le pianiste Eddie Palmieri, les paroles de la salsa dénonçaient les injustices politiques et économiques, les inégalités sociales et raciales, l’exploitation, l’oppression et l’asservissement. Et parce que les gens pouvaient écouter ces messages tout en se distrayant, cette façon d’écouter en s’amusant autant pénétrait les âmes et les consciences de la population latino-américaine. Les textes des salsas élevaient la conscience des latinos dans un esprit d’exaltation. Ruben Blades, par exemple, dénonçait l’impérialisme américain quand il chantait, “Si lo ves que viene, palo al tiburón, En la unión está la fuerza, y nuestra salvación”(si vous le voyez approcher, abattez ce requin; c’est dans l’unité que nous trouverons notre force et notre salut); Tite Curet Alonso célébrait la fierté d’être noir: Las Caras Lindas de Mi Gente Negra, son un desfile de melaza en flor, Que cuando pasan frente a mi se alegra, de su negrura todo el corazón”(Les beaux visages de mon peuple noir, sont une parade de mélasse en fleur, et, lorsqu’ils passent devant moi, mon cœur se réjouit à la vue de leur noirceur).

La salsa était libératrice à tous ces titres : en tant qu’expérience exaltante de synchronisme en mouvement, en tant que symbole de la vie du barrio et de la fierté culturelle Latino et en tant qu’affirmation de résistance politique et d’indépendance, et sa force était de combiner toutes ces expériences au même moment, comme le soir du Cheetah en 1971. L’expérience de la salsa en tant que libération était la base de sa popularité dans toute l’Amérique Latine, mais elle était particulièrement importante pour les nationalistes et les partisans de l’indépendance portoricains pris dans l’étau du contrôle colonial.

 

La salsa en tant que mouvement de changement social et politique

Certains Cubains ont défini la salsa comme “Música cubana mal toca’a,” (de la musique cubaine mal jouée)(cit. Cabrera Infante, Nat Chediak) et ces allégations cubaines ont été confortées par les travaux d’ethnomusicologues américains à la fin des années 80 et 90. Plus récemment, les cubains du Sud de la Floride ont utilisé leurs ressources financières et leur puissance médiatique dans un effort tendant à revendiquer la salsa comme une musique cubaine, une force qui est personnifiée par le succès de la chanteuse cubano-américaine Gloria Estefan, et par la fascination que suscite l’histoire et la culture cubaine chez de nombreux Anglo-Américains, comme on l’a vu dernièrement avec le succès du CD et du film Buena Vista Social Club. J’en suis venue à penser, néanmoins, que cette promotion de la salsa comme étant une musique cubaine, et le ressentiment que cela a engendré au sein de la communauté portoricaine, ne se limite pas à une simple compétition entre deux nations. Il s’agit probablement avant tout de discréditer la salsa des années 70, pas seulement parce qu’elle était portoricaine , mais parce qu’elle était libératrice.

Plusieurs incidents récents ont enflammé le ressentiment des portoricains envers l’establishment musical Cubano-Americain à Miami. En 1997, par exemple, un spectacle du chanteur de salsa portoricain Andy Motañez lors du festival Calle Ocho de Miami a été annulé parce que les organisateurs étaient offensés par les relations amicales que Montañez entretenait avec Sylvio Rodriguez, un célèbre chanteur de nueva trova du Cuba socialiste. Les portoricains, en représailles, se sont rendus en masse à l’aéroport International Muñoz Marin à San Juan pour chahuter Celia Cruz (qui avait déclaré plus tôt que la salsa n’était rien de nouveau, une simple version de la musique de danse traditionnelle cubaine). En 2001, le pionnier de la salsa Willie Colón a publié une lettre dans le New York Times qui dénonçait la création d’une cérémonie séparée pour les Grammy awards Latins comme étant un complot des cubains de Miami pour marginaliser les musiciens portoricains (Les Grammies 2002 semblent lui donner raison).

Ces récents développements dans le monde de la musique latine m’ont attristée, sans me surprendre pour autant. On peut comprendre l’antipathie des exilés cubains envers les chansons de salsa des années 70 dont les paroles exprimaient de la sympathie avec les idéaux du monde socialiste qui réclamait justice pour les déshérités : Siembra de Ruben Blades, Justicia de Eddie Palmieri, et La Libertad Lógico, Indestructible de Ray Barreto et tant d’autres chansons de salsa. La salsa, en tant que création des défavorisés pour les défavorisés, a donné voix à une communauté internationale de personnes qui sympathisaient avec beaucoup des changements sociaux que les cubains avaient fuit après la révolution. Il n’est donc pas surprenant que les exilés cubains aisés et politiquement conservateurs, pour qui le message d’anti-impérialisme et de conscience de classe de la salsa constitue une menace, tentent de discréditer la salsa au profit de la “vraie” musique cubaine.

Quelque soit ce que la salsa est devenue suite à sa commercialisation, sa popularité au-delà des frontières sociales, et sa réappropriation par les cubains, elle demeure une force de libération pour les Portoricains, et pour tant de Latinos qui, grâce à la salsa ont fait le serment de soutenir et de défendre haut et fort leur manera de vivir.

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NOTES

[1] Afinque est le nom qui désigne le concept de rythmique resserrée.

[2] Afincao est l'adjectif qui désigne la qualité de la performance entre les musiciens ou entre la musique et les danseurs.

[3] L'"ancien son latin» fait référence au son des orchestres latins comme les Billo’s Caracas Boys, l'Orquesta de Cesar Concepción, la Sonora Matancera, l'Orquesta Casino La Playa et l'Orquesta Aragón, entre autres. Ces orchestres accordaient plus d'importance aux aspects mélodiques et harmoniques des chansons, alors que le nouveau son de la salsa allait particulièrement accentuer l'aspect rythmique. En outre, ces orchestres étaient beaucoup plus importants en quantité de musiciens que les nouvelles formations de salsa.

[4] Le terme rumba à plusieurs significations. Il désigne le genre musical mais aussi une fête. Il est assez courant dans les villes latino-américaines de dire "vamos pa 'la rumba" qui signifie "allons à la fête".

[5] Clemente et Cepeda étaient des stars Noires du baseball portoricains  dont les exploits dans les U.S. Major Leagues étaient une source de fierté intense pour les Portoricains.

[6] Ma mère m'a dit que Romaní était un avocat Noir criminaliste qui a gagné d'importants procès traitant des droits civils afro-portoricains.

[7] Ce dogme enseigné dans les écoles portoricaines à partir du cours préparatoire. Ce que j'ai entendu à plusieurs reprises "Répétez après moi: Porto Rico est une petite île sans ressources naturelles."

 

A propos de l'auteur
Marisol Berríos-Miranda a reçu son Doctorat d'Ethnomusicologie à l'université de California, à Berkeley. Née à Porto-Rico, elle consacre ses recherches et publications à la musique et danse salsa, aux questions d'identité et de style musical, ainsi qu'à la musique et la danse, pratiques quotidiennes et expressions libératrices. Elle compte au nombre de ses écrits, sa thèse de Doctorat (1999), intitulée The significance of Salsa Music to Nationals and Pan-Latino identity (Importance de la musique salsa pour l'identité nationale et pan-latine), un article "Is Salsa a Musical Genre" ("La salsa est-elle un genre musical"), paru en 2002 dans Situating Salsa, et "The Influence and Reception of Puerto Rican Salsa in Venezuela" ("L'influence et la réception de la salsa de Porto-Rico au Vénézuela"), paru dans Cultural Migration en 2003.

 

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