Dossier Laméca

Fonds romans Laméca

un guide de lecture en 16 auteurs caribéens

 

 

« Cette nuit-là fut un supplice digne des temps médiévaux. Beli passait des pleurs étouffés à des crises de rabia tellement violentes qu’elles menaçaient de la projeter hors du lit et de rouvrir ses blessures. Comme une possédée, elle s’enfonçait dans le matelas, se raidissait telle une planche, faisait des moulinettes de son bras intact, battait des jambes, crachait et jurait. Elle gémissait - malgré son poumon perforé et ses côtes cassées - elle gémissait, inconsolable. Mamá, me mataron a mi hijo. Estoy sola, estoy sola. »
La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, p. 142

 

Présentation de l’auteur

Tonalité désopilante, style familier et atmosphère baroudeuse de caïds en herbe, l’auteur dominicain Junot Díaz s’est distingué dès sa première publication à la fin des années 1990, et appartient désormais aux rangs des écrivains les plus populaires de la littérature contemporaine américaine. Né en 1968 à Villa Juana en République Dominicaine, Junot Díaz a grandi dans un foyer modeste. Son père, alors policier sous le régime dictatorial de Rafael Trujillo, décide plus tard de s’installer dans le New Jersey. A l’orée de l’adolescence, Junot Díaz et sa famille amorcent une nouvelle vie en s’installant aux Etats-Unis. L’adaptation se fait difficilement tant les mœurs diffèrent. Pourtant, le jeune homme finit par se fondre dans son environnement jusqu’à devenir l’un des écrivains dominicains contemporains les plus lus aux Etats-Unis. Le prix Pulitzer lui a été décerné en 2008 pour son roman La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao.

Présentation de l’œuvre

Sous des abords quelque peu rétifs, l’œuvre de Junot Díaz se révèle plutôt introspective. Les narrateurs souvent en transition - croissance, changement de quartier, émigration -, cheminent difficilement pour s’adapter. Ce n’est pas par hasard que le narrateur Junior devient une constance dans la plupart de ses écrits. Ainsi, dans Los Boys, le narrateur enfant se raconte avec ostentation et tendresse. Il en est de même pour La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, avec en guise de cadre historique, l’avènement et le règne de la terreur de Rafael Trujillo. A noter que la perspective populaire diffère de l’un des ouvrages de référence sur ce dictateur La fête au bouc du Prix Nobel argentin Mario Varga Llosa. Tandis que This is how you lose her révèle les relations sentimentales instables du personnage Junior ayant du mal à trouver ses marques. Ces multiples narrateurs et personnages attestent du désir de l’auteur de lever les voiles de sa propre histoire. Junot Díaz se distingue par son style bigarré, une langue colorée, mélange d’argots, d’anglais et d’espagnol pour évoquer avec un humour grinçant, les vicissitudes de ses protagonistes.

Passer outre la censure

Dans les œuvres de Junot Díaz, la question de l’adaptation se place souvent au cœur des tourments des personnages. En effet, qu’il s’agisse de s’adapter à un nouveau régime dictatorial, tel que développé en filigrane dans La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao en référence à la dictature sanglante exercée par Trujillo, aux conditions précaires en République Dominicaine, à un nouveau pays, les Etats-Unis dans Los boys, ou à une histoire sentimentale telle qu’on le retrouve dans This is how you lose her, les personnages semblent évoluer dans des sphères mouvantes desquelles il leur revient de saisir le mode d’emploi de survie. Pour exemple, le personnage emblématique d’Oscar Wao, tient son nom d’un quolibet, en lien avec son aspect physique. Obèse, à l’opposé de l’archétype du Dominicain macho, les difficultés qu’il a de s’intégrer en tout lieu, l’ont poursuivies toute sa vie. Son poids, source de mal être et de raillerie, le décourage à la pratique d’un sport, lui préférant le refuge du monde des livres. Choyé et surprotégé dans la sphère familiale, il ne parvient pas à se créer un cercle d’amis, si ce n’est l’amitié ambivalente du narrateur.

Oscar Wao reflète en République Dominicaine comme aux Etats-Unis, les atermoiements, contradictions et défis des personnages de Junot Díaz. Ces questions sur l’identité se posent avec d’autant plus d’acuité qu’à l’étranger, les immigrés pour raisons économiques peuvent devenir des proies faciles ou des bouc-émissaires tout désignés dans certaines sphères. D’un territoire à l’autre, les personnages de Junot Díaz sont confrontés de façon directe ou indirecte à la nécessité de justifier leur appartenance et d’en donner des gages.

Junot Díaz se délecte de l’entremise de mots ou expressions en espagnol dans ses œuvres. La version originale en anglais tout comme la traduction de ces romans en français, restent fidèles à la présence de termes espagnols non traduits. L’usage ponctuel de mots crus ou d’expressions courantes que l’écrivain dominicano-américain affectionne, illustre sans ambages son attachement quasi indéfectible pour son pays natal. La langue anglaise, dans laquelle s’est structurée intellectuellement l’auteur, est devenue naturellement le matériau incontournable de l’écriture. D’ailleurs, l’épigraphe de Gustavo Pérez Firmat dans Comment sortir une Latina, une Black, une Blonde ou une Métisse est révélatrice de son rapport à la langue. Il le cite en ces termes : « Le fait que je t’écrive en anglais dénature déjà ce que je voulais te raconter. Mon sujet : comment t’expliquer que je n’appartiens pas à l’anglais bien que je n’appartienne à nul part » (Comment sortir une Latina..., 8). Dans une langue prosaïque souvent mimétique de l’idiome des latino-américains, Diaz traduit un univers âpre, mais référentiel où l’amour et l’affection entre les êtres prédominent. Ainsi, invectives et mots grossiers masquent une vulnérabilité plus que des comportements déviants. La violence des conditions de vie ne déteint pas forcément sur les personnages issus de familles certes modestes, mais unies et protectrices. « Quelques années plus tôt, quand le problème des rats dans le barrio était devenu incontrôlable (ces malditos faisaient des gosses à la pelle, m’avait dit Abuelo), il s’était construit un piège. (Los boys, 62). » En parallèle, on note dans la version en anglais de This is how you lose her, la simplification des procédés d’insertion d’expressions espagnoles. Ils se coulent dans la syntaxe de la langue anglaise et ne sont signalés par aucune marque typographique : ni italiques, ni guillemets, ni notes de bas de page. En revanche, les phrases intégrales en espagnol, sans être traduites, peuvent faire l’objet d’italique. Ceci dénote le souci de sincérité de Diaz vis-à-vis des racines de son écriture.

Mots clés

République Dominicaine • Etats-Unis • Spanenglish • Exil • Enfance • Intégration, Immigration • Communauté • Registre populaire • Identité • Roman initiatique • Autobiographie • Multiculturalisme • Misogynie • Sexisme • Racisme • Argot • Légende • Sexualité

Bibliographie sélective

  • Comment sortir une Latina, une Black, une Blonde ou une Métisse, nouvelles, Paris, Feux croisés, Plon, 1998 (traduction française).
  • Los boys, Paris, 10/18, Plon, 1998 (traduction française).
  • La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, Paris, Plon, 2009 (traduction française).
  • This is how you lose her, New York, Riverhead Books, 2012.

Pour aller plus loin

Extraits

I’ve seen a picture of her three sons, three little boys tumbled out in the Jardín Japonés, near a pine tree, smiling, the smallest a saffron blur trying to shy away from the camera.

This is how you lose her, p. 67

 

I can’t understand a word you’re saying, he said finally. It’s best if I take care of the English.

It’s a difficult language to master, he said, first in Spanish and then in English.

Mami didn’t say another word. In the morning, as soon as Papi was out of the apartment, Mami turned on the TV and put us in front of it. The apartment was always cold in the morning and leaving beds was a serious torment.

It’s too early, we said.

It’s like school, she suggested

This is how you lose her, p. 124

 

J’ai vécu sans père les neuf premières années de mon existence. Il était aux States, pour travailler, et je ne le connaissais qu’à travers les photographies que ma mère conservait sous son lit dans une poche à sandwich en plastique. Comme notre toit en zinc fuyait presque tout ce que nous possédions était tâché par l’eau : nos habits, la bible de Mami, son maquillage, ce que nous avions de nourriture, les outils d’Abuelo, même notre pauvre mobilier en bois. Ce n’est que grâce à cette poche en plastique qu’il subsistait la moindre photo de mon père.

Los boys, p. 60

 

Je reconnais la moitié des gosses dans le bus. Je me planque sous ma casquette en priant pour que personne n’essaie d’acheter. Elle regarde la circulation, les mains quelque part à l’intérieur de son sac, ne dit pas un mot. Quand nous arrivons au centre commercial, je lui donne cinquante dollars. Achète toi quelque chose je dis, haïssant l’image que j’ai d’elle, farfouillant dans les bacs, froissant la marchandise. Dans le temps, à chaque rentrée mon père lui donnait cent dollars pour mes nouveaux vêtements et elle mettait presque une semaine à les dépenser, alors qu’il ne s’agissait jamais que de quelques T-shirts et d’une paire de jeans. Elle plie les billets en deux. Je te retrouve à trois heures dit-elle.

Je me promène dans les boutiques, en restant bien en vue des caissiers pour qu’ils n’aient aucune raison de s’intéresser à moi.

Los boys, p. 82

 

Ma mère n’avait rien soupçonné, même quand mes fringues ne tenaient plus dans mon placard, mais mon père était plus coriace. Il connaissait le prix des choses et savait que je n’avais pas de boulot stable.

Los boys, p. 83

 

Plus tard, quand, étendus sur nos lits, nous écoutions les rats courir sur le toit de zinc, il lui arrivait de me raconter ce qu’il avait fait. J’entendais parler de tetas et de chochas et de leche, et il monologuait sans me regarder. Il y avait une fille qu’il était allé voir, une demi-Haïtienne, mais il avait fini avec sa sœur. Une autre qui croyait qu’elle ne tomberait pas enceinte si elle buvait un Coca après. Et une qui était enceinte et se fichait de tout. Il avait les mains derrière la tête et les jambes croisées aux chevilles. Il était beau et parlait du coin de la bouche. J’étais trop jeune pour comprendre les trois quarts de ce qu’il disait, mais je l’écoutais quand même, au cas où ça pourrait m’être utile plus tard.

« Ysrael », Comment sortir une Latina, une Black, une Blonde ou une Métisse, p. 12

 

Si j’avais eu la moitié d’une cervelle, j’aurais fait ce que Cut m’avait dit de faire. Largué cette mine d’emmerdements. Quand je lui ai dit qu’on était amoureux, il a éclaté de rire. Je suis le Roi des Vannes, il a dit, et tu viens de m’en balancer une belle, mon pote.

On a trouvé un appartement vide près de la voie rapide, laissé les chiens et le lait dehors. Vous savez comment c’est quand on retrouve quelqu’un qu’on a aimé. C’était meilleur que ça ne l’avait jamais été, meilleur que ça ne pourrait jamais l’être à nouveau. Après avoir dessiné sur les murs avec son rouge à lèvres et son vernis à ongles, des bonshommes et des bonnes en bâtonnets en train de queuter.

« Aurora », Comment sortir une Latina, une Black, une Blonde ou une Métisse, p. 58

 

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SOMMAIRE
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par Dr Ayelevi Novivor

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