Dossier Laméca

Fonds romans Laméca

un guide de lecture en 16 auteurs caribéens

 

 

« Présence silencieuse de la foule
Visage lointain de l’éminence diurne
Que de spasmes à subir
Que de fardeaux à fragmenter
Que d’espaces à façonner
Mais la foi dans les mots
Les mots savoureux de tout horizon
Peut reverdir le courage
Ô firmament prodigue »
Voyance, p. 99

 

Présentation de l’auteur

Haïti n’a jamais quitté le cœur de ce grand poète et auteur que fut Jean Métellus. Né en 1937 à Jacmel en Haïti et mort en janvier 2014 à Paris, il est l’aîné d’une famille de 15 enfants. A l’image de son père boulanger, il prend l’habitude de se lever aux aurores, ce qui lui procure du temps pour la création. C’est sous la dictature de François Duvalier que Métellus est forcé de quitter son pays en 1959 pour la France. Il se consacre alors à de brillantes études de médecine et de linguistique, puis débute une carrière de médecin. Il publie aux éditions Maurice Nadeau en 1961, le très remarqué recueil de poèmes Au pipirite chantant, prémices véritables de sa vocation littéraire. Jean Métellus est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages et récipiendaire de plusieurs prix dont le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française en 2010.

Présentation de l’œuvre

Neurologue de profession, spécialiste des troubles du langage, Jean Métellus se consacre également à la littérature, laquelle représente l’autre versant de sa spécialité. Poète, romancier, dramaturge, essayiste et auteur d’une pléthore d’articles, sa production prolifique émeut le monde des lettres. Car, Jean Métellus investit le verbe d’une dimension sacrée quels que soient les genres littéraires convoqués, afin de revisiter l’histoire récente d’Haïti. Ainsi, sa dense saga sur les membres de la famille Vortex lui vaut d’éclairer les espérances de plusieurs générations d’individus dans un contexte politique et social instable à l’instar de Louis Vortex ou L’Archevêque. La volonté de mettre en lumière les héros de l’histoire d’Haïti a toujours animé l’auteur avec notamment la pièce de théâtre consacrée à Anacaona et mise en scène par Antoine Vitez ou le roman Toussaint Louverture. D’autres romans, plus en phase avec ses expériences en France où il vit, feront l’objet de publications à l’instar de La parole prisonnière, Charles-Honoré Bonnefoy ou Une eau forte.

Le lyrisme

L’omniprésence du lyrisme dans tous les genres littéraires appréhendés par Métellus, le rallie à sa soif du dire. Son écriture sensorielle, rend sa poétique particulièrement magnétique. Son premier recueil Au pipirite chantant, salué par de grands noms de la littérature, atteste d’une plume d’une grande puissance évocatrice qu’il confirme par la suite : « Qui connaît le secret de la paix, sait se taire / Qui reçoit la mesure, demeure dans la lumière » (Voyance et autres poèmes, 73). L’impression chromatique qui teinte ses écrits, crée des atmosphères à l’esthétisme raffiné. Dans cet ordre d’idées, la reine amérindienne ne plie pas devant les colons dans la pièce de théâtre Anacaona, et utilise en dernier recours l’arme la plus fiable en sa possession, le verbe : « J’étais enceinte d’été et de couleurs / Toujours mon chant s’empressait de chasser ma tristesse / De brouiller mes soupçons excitant ma fierté, / m’appelant au combat » (Anacaona, 90). Plusieurs romans de Métellus, particulièrement ceux précédant l’arrivée de François Duvalier au pouvoir, retracent le legs des héros de la révolution, et celui d’anonymes qui ont tenté de rendre intelligibles des impasses conjoncturelles (L’année Dessaline, Les Cacos). Selon les angles, les sensibilités, les sexes, les milieux sociaux, l’Histoire officielle se décline autant de fois, en apportant une compréhension et une perception nouvelles d’un même événement comme le suggère ce passage : « Ce que j’ai remarqué à l’époque et que je continue de ressentir quand je peins me conforte dans l’idée que nous avons plusieurs manières d’exprimer la même réalité ou de proclamer la même vérité, bref de dire la même chose. » (Charles-Honoré Bonnefoy, 62) Il s’agit donc d’une exploration souvent lyrique en profondeur, soucieuse du détail, d’où la présence de centaines de personnages dans les romans de Jean Métellus.

L’exil

La condition d’exilé a habité Jean Métellus la majeure partie de sa vie. Pour autant, cette thématique ne s’inscrit pas au cœur de sa production artistique. Elle l’est de façon plus indirecte dans la manière dont il vit son pays natal et se transporte par le biais de la littérature dans un monde signifiant, invisible aux yeux des autres. La langue, la cuisine, les odeurs, l’entourage familial, les amitiés, les mœurs, les paysages, se précisent dans sa mémoire au fil du processus d’écriture. L’éloignement affute sa plume en transcrivant une vision à la fois dépassionnée et chargée d’émotions. Puis, lorsque la distance temporelle s’élargit, que l’incertitude du retour devient le motif structurel du quotidien, Jean Métellus crée des univers de fiction aux personnages ressemblant à son entourage ainsi qu’aux quatre saisons qui rythment sa vie. Par sa verve créatrice, l’écrivain a tenté d’abolir cette distance depuis la France où il a résidé bien plus longtemps qu’en Haïti, et transmet autant l’intelligible que l’allégorique. L’exil, source de souffrance et de séparations, s’est in fine imposé comme le lieu géographique privilégié de son écriture.

Mots clés

Poésie • Poétique • Haïti • France • Suisse • Exil • Roman • Critique • Dictature • François Duvalier • Religion • Catholique • Vodou • Linguiste • Créole • Parole • Troubles du langage (bégaiement, aphasie) • Saga • Histoire • Epopée • Révolte • Grève • Milice • Héros • Vortex • Famille • Paysannerie • Révolution • Héros

Bibliographie sélective

Romans

  • Jacmel au crépuscule, Paris, Gallimard, 1981.
  • La Famille Vortex, Paris, Gallimard, 1982, 2010.
  • Une Eau-forte, Paris, Gallimard, 1983.
  • La Parole prisonnière, Paris, Gallimard, 1986.
  • L'Année Dessalines, Paris, Gallimard, 1986.
  • Les Cacos, Paris, Gallimard, 1989.
  • Charles-Honoré Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1990.
  • Louis Vortex, Paris, Messidor, 1992; Paris, Maisonneuve et Larose / Emina Soleil, 2005.
  • L'Archevêque, Pantin, Le Temps des Cerises, 1999.
  • La Vie en partage, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
  • Toussaint Louverture, le précurseur, Paris, Le Temps des Cerises, 2004.

Poésie

  • Au Pipirite chantant, Paris, Maurice Nadeau, 1978; Au Pipirite chantant et autres poèmes, Paris, Maurice Nadeau (Lettres Nouvelles), 1995.
  • Voyance, Paris, Hatier, 1984; rééd. Voyance et autres poèmes, nouvelle édition revue, Paris, Janus, 2005.

Pour aller plus loin

Extraits

Les dieux ne sont dieux que parce qu’ils ouvrent les portes à l’espoir, quelle que soit l’épaisseur de la nuit.

Anacaona, p. 24

 

Les fourrures inouïes de midi proclamaient
La beauté des fleurs volées au sommeil
Elles forçaient chaque heure à la patience
chaque jour à la plénitude
chaque matin à la création
Et le mot-verbe emblématique et impérieux
Ordonnait les pas.

Voyance et autres poèmes, p. 94

 

- Eh bien Pascal, ces concours enfantins - ils ne méritent pas d’autres noms - m’ont fait réfléchir sur ce qu’on appelle l’expression d’une vérité et d’une réalité. Vous me suivez ?... Ce que j’ai remarqué à l’époque et que je continue de ressentir quand je peins me conforte dans l’idée que nous avons plusieurs manières d’exprimer la même réalité ou de proclamer la même vérité, bref de dire la même chose.

Charles-Honoré Bonnefoy, p. 62

 

Les enseignants laïcs ou religieux avaient accepté Louis dès son arrivée au cours Sainte Cécile mais l’indifférence polie ou la curiosité de certains dissimulaient mal leur mépris. Comme il s’entendait bien avec sœur Hélène, il feignait d’ignorer leur attitude. Sa foi religieuse intense lui soufflait des paroles de consolation : « Il est souvent très utile à un serviteur de Dieu de souffrir de cette sorte, car le démon ne tente point les infidèles et les méchants, qui sont déjà sûrement à lui, mais il tente et exerce en diverses manières les fidèles dévots ».

Deux élèves avaient quitté le cours privé en raison de sa présence : les parents, cadres supérieurs, volontaires bénévoles pour le catéchisme, avaient jugé inadmissible que leurs enfants aient un Noir pour professeur.

Louis Vortex, p. 68

 

- C’était là, tout compte fait, plutôt le langage de la raison : je me cherchais une famille et imaginais la trouver dans l’église catholique. J’ai toujours pensé que l’homme, surtout l’homme arraché à sa terre natale, à ses habitudes, était fragile. Je ne mérite aucune louange pour mon existence morale de ces derniers mois. Au moment où je me jugeais le plus méritant, l’hypocrisie en moi atteignait son comble. Contrairement à ce qui se passe chez autrui, c’est la faiblesse qui a joué le plus grand rôle dans ce que tu appelles de l’abnégation. C’est par peur que je suis devenu vertueux et non par courage.

Louis Vortex, p. 86

 

Entre-temps la plupart des villes de provinces avaient reçu le mot d’ordre de grève de l’U.N.E.H. Des militaires arrivèrent très vite sur place pour faire régner le calme et procéder à de nombreuses arrestations. Plusieurs parents de grévistes durent se réfugier dans la plaine de Léogane, dans celle du Cul-de-Sac ou dans la vallée de Jacmel, tellement la répression fut violente et féroce. Des patrouilles entières parcouraient les coins et recoins du pays pour découvrir les camocains. Même les paysans qui connaissaient bien l’arrière-pays ne savaient où se cacher ; les champs, les mornes regorgeaient de costumes militaires, de tenues officielles, de crosses de pistolets et de fusil. Le pouvoir avait décidé de frapper un grand coup : prenant prétexte de l’enlèvement et du mot d’ordre de grève, il se livra à une véritable chasse aux opposants de toutes origines, les arrêta, les élimina sans aucun procès.

L’année Dessalines, p. 80

 

J’entends mener ma vie à ma guise. Sans doute ai-je hérité ce désir et cette capacité de mon arrière-grand-père ou de ma grand-mère paternelle, n’est-ce pas, papa ?

- Et de mère ! dit Marthe qui s’était levée pour aller prendre des assiettes.

- Mais non, dit Callisthène, mais non, Marthe, tu es une mulâtresse.

- Non, mon cher, une quarteronne.

- Marthe, comment peux-tu dire des choses de ce genre, tu ne connais même pas la nationalité des aïeux (allemands, polonais, français ?), d’où te vient ce vocabulaire si ce n’est de préjugés désuets ? Quelle est la différence, Marthe, entre une quarteronne et une mulâtresse ?

- Tu veux m’insulter devant mes propres enfants ? Je n’ai pas le droit de savoir avec quel va-nu-pied Clivia veut sortir ? Et, et, et avec qui qui elle prétend se marier ! C’est-à-dire que que que que je n’ai pas mon mot, mon mot, mon mot aussi à dire.

L’année Dessalines, p. 128

 

 

Il y a des êtres humains à qui on interdit de dire ce qu’ils désirent exprimer, à qui on impose de jouer un personnage qu’ils ne veulent pas ou ne souhaitent pas incarner. Ce sont des individus quasi mutilés, en permanence obligés de tenir le discours d’autrui, qui deviennent, d’une manière ou d’autre, bègues à certains moments. L’hésitation est telle qu'elle peut les conduire au mutisme. Ils préfèrent alors se réfugier dans les conduites aberrantes pour ne pas avoir à parler ; ce qu’ils sont souvent contraints d’énoncer ne les passionne pas, ne les concerne pas, ils préfèrent se taire.

La parole prisonnière, p. 82

 

- Un bègue, chère madame ne se trompe jamais, il hésite, mais ce qu’il dans la conscience est très clair et lui interdit toute divagation. Sa parole est d’une sincérité à toute épreuve. Il ne peut ajouter au handicap qui l’empêche de s’exprimer, la fantaisie de déguiser ses émotions.

La parole prisonnière, p. 123

 

 

- Qui se ressemble s’assemble, s’esclaffa Durocher.

- Parole de sagesse ! approuva Osiris en hochant la tête.

- Je vois très bien comment tout ça se terminera, dit Catulle Désyr, par un mariage entre Soline et Cadny. Ils feront un couple idéal : l’un des oncles de Soline, Sylvain, ancien président — pendant quinze petits jours -, était lui aussi médecin. Ça sera la fête chez les Vortex. Mais quand nous reviendrons au pouvoir, nous qui sommes aujourd’hui au ban de la société, on les fera sauter. Et on y reviendra forcément car nous possédons l’argent, les relations, et nous savons manœuvrer le peuple. Croyez-moi, mes amis, le désespoir n’est pas de mise !

L’Archevêque, p. 43

 

- Mais si tu les suis ? Qui aura commencé ?

Ce n’est pas mon problème, on a été injuste envers moi, et moi j’ai besoin de vivre pour moi peut-être, mais surtout pour nos six filles et pour toi. Les hommes sont cruels, ce sont eux qui ont tué Dessalines, Dessalines, le libérateur. De moi, ils ne feront qu’une bouchée. C’est pourquoi je prendrai le premier train en marche.

Jacmel au crépuscule, p. 159

 

- Laisser tomber une fille de famille qui a déjà un nom dont il pourrait profiter, pour la fille du sacristain, quand même ! Hein !

- Vous n’y voyez pas, dit Murat, une preuve d’indépendance d’esprit qui tranche nettement avec le comportement moutonnier de nos concitadins, bref une preuve supplémentaire d’intelligence et un heureux tempérament au sens pascalien du terme ?

- Là, je vous arrête, dit Isaac. J’étais aux premières loges dans cette affaire. La décision de choisir la fille du sacristain lui a été inspirée non par sa mère comme on aurait pu le croire, mais par un certain Lériné, cordonnier de profession. Un véritable anarchiste. Il est de la promotion de frère. Ce n’est donc pas un gamin. Il ne veut travailler que pour pouvoir se nourrir et s’habiller. Il refuse de confectionner plus d’une paire de chaussures par semaine car, dit-il, ça lui suffit pour vivre.

Jacmel au crépuscule, p. 176

 

Des poètes, se disait-elle, j’ai la passion, la folie, la déraison, mais il faut plus que des démesures pour faire un poète, il faut l’amour, un amour passionné, fou, déraisonnable, tel l’amour d’une mère, qu’elle nourrit, nettoie, fortifie. Un simple attachement n’inspire jamais. C’est le don total de soi qui définit l’amour. L’amour, c’est l’aveuglement complet et aussi… mais… comment vient l’amour ? … une grâce.

La famille Vortex, p. 44

 

Lui qui voulait à tout instant s’embellir même du malheur des autres, s’immortaliser même au prix des autres, se réveiller même en étouffant ses proches, lui, Hermann, ne comprenait plus les visages, leur espérance ni même les miettes de leur aveu. Loin de toute manipulation et se rappelant les temps primitifs où tout se jouait sur la place publique, il ne lui restait que l’amour : mais un amour désincarné, indifférencié, purement spirituel, dont une femme comme Hannah, enracinée dans la vie et le monde ne pouvait se contenter.

Une eau-forte, p. 102

 

D’instant en instant, l’astre accroissait l’importance de l’arrière-pays comme pour défier la palette des peintres et les mots des poètes. Se mêlaient à cette lumière nocturne et une espèce d’arc-en-ciel enlacé à la nuit, gaspillant sa forme, sa vigueur et ses couleurs. Le bruit des heures qui passent et la pulsation propre de la terre venaient troubler les parades de la nature qui se couche. La luxuriance rafraîchissante des tons et des sons avait lassé les étoiles impatientes de se lancer, dans l’ombre fugace des nuages, à l’assaut de la voûte qui retentit de nos voix et de nos vœux.

Une eau-forte, p. 120

 

Les marchandes affluaient vers le marché et les rues commençaient à s’animer et chacun parlait de l’arrivée des Américains : ils promettaient de donner du travail à tout le monde mais tuaient en même temps ceux qui osaient parler, qui vouaient que le pays reste libre et indépendant comme en 1804.

- On n’aura plus besoin d’aller à Cuba, on aura trop de travail ici même dans le pays d’Haïti disaient certains.

- Menteurs, répondaient d’autres, je pars demain pour Cuba avec mes frères et ma femme.

Les Cacos, p. 100

 

Indigné par les récents événements, Thémistocle décida d’entreprendre une lutte sans merci contre l’occupant. Vers la fin du mois d’août, à son instigation, plus de deux cents paysans venus des environs de l’Arcahaie se réunirent. Cette masse d’hommes essoufflés et farouches avait répondu à l’appel de l’ancien commandant à cause de la loi instaurant la corvée et faisant obligation aux paysans d’aller percer des routes dans des conditions déplorables. Tous ces paysans, pieds nus, armés de pioches et de piques, se dirigèrent vers le nord, ils empruntèrent d’étroits sentiers, où même les bêtes de sommes s’écroulaient.

Les Cacos, p. 105

 

Ayant levé tout interdit, ils initièrent François-Dominique au traitement des hommes et des animaux par les feuilles. Les deux vieillards veillèrent avec attention et patience sur ce gringalet dont tout le monde pensait qu’il ne vivrait pas longtemps - car à quatre ans Toussaint était sur l’habitation le plus menu de sa génération -, et se donnèrent pour première tâche de lui apprendre les espèces médicinales.

Toussaint Louverture, le Précurseur, p. 28

 

Et Toussaint se rappelait l’histoire de deux jeunes métropolitaines qui, dès leur arrivée dans la colonie s’étonnant de voir des esclaves aller nus, demandèrent à leurs parents : « pourquoi donc ne pas les vêtir décemment ? » Les parents de répondre : « pourquoi ne vous demandez-vous pas d’habiller nos vaches, nos mulets et nos chiens ? »

Toussaint Louverture, le Précurseur, p. 58

 

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SOMMAIRE
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par Dr Ayelevi Novivor

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