Dossier Laméca

Fonds romans Laméca

un guide de lecture en 16 auteurs caribéens

 

 

« L’imaginer simplement était déjà exorcisme : sommer un souffle, une tessiture, une pulsation à débusquer des lunes, à traquer des soleils ; exister ailleurs d’ellipses et de pointillés, comme il survivait ici dans l’éclipse ou l’ascèse, pour que la géométrie de l’espace épouse enfin une certaine algèbre du cœur. »
La fraction de seconde, p. 12

 

Présentation de l’auteur

Ecrivain antillo-guyanais, né à Cayenne en 1927, d’une mère guadeloupéenne et d’un père guyanais, Bertène Juminer s’est illustré dans une double carrière de médecin spécialisé dans la parasitologie et d’enseignant, qui lui a valu d’exercer en Tunisie, en Iran, au Sénégal ou en France. De retour en Guadeloupe, il a endossé le rôle de responsable universitaire à l’Université Antilles-Guyane. En marge de cette vie professionnelle particulièrement riche, Bertène Juminer a publié cinq romans entre 1961 et 1990, principalement aux éditions Présence Africaine.

Présentation de l’œuvre

Longtemps rattaché à la maison d’édition présence africaine, Bertène Juminer s’approprie les lourds défis post-indépendance ou post-colonisation tant sur les plans individuel que collectif, inhérents à cette période. Qu’ils aient pour lieu d’ancrage l’Afrique, la Guyane, les Antilles françaises ou la France, ces premiers écrits de fiction dissertes, témoignent néanmoins d’une inclination réelle pour l’essai. C’est encore jeune médecin que Bertène Juminer publie en 1961 son premier roman d’essence autobiographique, Les bâtards, suivi deux ans après par Au seuil d’un nouveau cri. Préfacé par Aimé Césaire, son premier roman retrace les pas d’un jeune étudiant antillais de retour chez lui, qui cherche sa place dans une société coloniale profondément inégalitaire. Par la suite, ses œuvres porteront l’empreinte des préoccupations sociétales qui animent l’auteur, avec un intérêt accru pour la place des anciens colonisés dans leur pays d’origine ou dans les anciennes colonies.

Une plume à l’épreuve du temps

En tant qu’écrivain, Bertène Juminer tend à affiner son style au fil des romans. Il est à ce titre significatif qu’Aimé Césaire est signé la préface de Les bâtards, occasion pour le grand poète de prodiguer critiques et conseils constructifs que le jeune écrivain semble avoir assimilé au gré de ses publications. En effet, sans doute honoré de l’identité de son préfacier, Bertène Juminer a nourri une exigence stylistique et idéologique propres aux écrivains appartenant au courant de la négritude, laquelle lui permet de parfaire les subtilités de procédés littéraires entre la première parution et la dernière parution près de trente ans plus tard. Dans un premier temps, très proche de l’essai autobiographique, le romancier peaufine au fil des publications son écriture en recourant à une variété de figures de styles et formes d’évocation, comme l’atteste cet exemple : « Il croyait alors entendre, scandé par une profonde pulsation de tam-tam, le message symbolique d’une autre musique née de la surréalité fascinante d’œuvres sans prétention artistique aucune, à travers lesquelles l’angoisse quotidienne des hommes interpellait l’infinie puissance des dieux. » (La fraction de seconde, 15). Transparaît de cette citation, un solide fil conducteur du projet littéraire exaltant la quête d’une osmose entre le dire et le vécu. Dans cette optique, le narrateur fait d’ailleurs référence à la poésie lyrique de Saint-John Perse (La fraction de seconde, 16).

Une réflexion sur le statut du colonisé

Dès son premier roman, Bertène Juminer inscrit la problématique de la place du colonisé ou post-colonisé au cœur de ses intrigues. Influencé par la période post-indépendance des pays d’Afrique et d’Asie, des écrivains africains et antillais à l’instar de Frantz Fanon, ont eu un impact significatif sur son écriture. En effet, qu’ils soient étudiant, détective, intellectuel ou autre, les personnages de Juminer sont empreints d’inconstance et tiraillés par l’impossibilité d’être pleinement eux-mêmes. En ce sens, Les héritiers de la presqu’île contraste dans la tonalité légère avec les deux premiers romans mettant en exergue les impasses traumatisantes laissées sur le compte des populations anciennement colonisées. Pour exemple, le protagoniste sénégalais de ce roman se fait appeler Bob Yves Bacon, alors que son nom civil est Mamadou Lamine N’diaye. Cette forme d’usurpation d’identité atteste de la nécessité d’épouser des codes exogènes pour tenter de s’intégrer y compris chez soi. Les héritiers de la presqu’île et le dernier roman de l’auteur La fraction de seconde ne visent pas directement à faire une démonstration, le soin porté aux appendices de la langue comme à l’intrigue donnent l’impression d’une maturité littéraire. La fraction de seconde contient au cœur des tensions que vit Florentin, le protagoniste, davantage de lyrisme. De fait, l’auteur laisse cours à une verve poétique longtemps contenue par son engagement littéraire.

Mots clés

Guyane • Afrique • Antilles françaises • Colonialisme • Aliénation • Identité • Emancipation • Engagement • Panafricanisme • Théâtre • Prix Littéraire • Oralité • Conte • Histoire • Exil • Acculturation • Autobiographie • Fiction Romanesques

Bibliographie sélective

  • Les bâtards, Paris, Présence Africaine, 1961, Rééditions 1977.
  • Au Seuil d'un nouveau cri, Paris, Présence Africaine, 1963, Rééditions 1978.
  • La revanche de Bozambo, Paris, Présence Africaine, 1968, Rééditions 2000.
  • Les héritiers de la presqu'île, Paris, Présence Africaine, 1979.
  • La fraction de seconde, Paris, Éditions Caribéennes, 1990.

Pour aller plus loin

Extraits

- Je vais tout de même te dire ceci : tu vas être ma femme, un jour. En moi, à côté du mari, il y aura le colonisé, l’homme sans support historique reconnu, sans avenir personnel, et qui a soif de se réaliser. Tu n’as jamais éprouvé cette soif, parce qu’aucune frustration ne t’a touchée.

- Tu n’es pas un colonisé. La France t’a adopté.

- Adopté ! Ce mot qui nous met dans la condition d’enfants recueillis, avec tout ce que cela implique d’aléas : un passé ignoré, l’avenir miné... En classe, on m’a fait seriner des choses ineptes.

- Ineptes ?

- Oui. Par exemple que mes propres ancêtres étaient des gens sans importance, et qu’il valait mieux me réclamer des Gaulois… Comme si les miens s’étaient toujours trouvés aux confins de l’histoire, sans y participer.

Les Bâtards, p. 19

 

« Nous sommes des bâtards issus d’un mâle gaulois et d’une fille africaine exilée à bord de l’Amazone. En postulant jusqu’aux limites notre extraction européenne, nous découvrons notre position d’êtres culturellement nés d’une mère inconnue ; et notre option culturelle même nous fait constater une autre tare ; nous sommes historiquement des anonymes, des renégats. En définitive, nous voici doublement dépersonnalisés : au titre de la Culture comme à celui de l’Histoire ! »

Les Bâtards, p. 83

 

En disparaissant, tu accomplissais un acte révolutionnaire, lançais au vent une protestation superbe, et même s’ils ravalaient ta fuite, ils n’en extrairaient pas moins la brûlante signification. De quel droit décidaient-ils d’infliger pareille apothéose à ta négation ? Seul contre tous, tu acceptais ce combat inégal t’interdisant de te retourner et montrer les dents ; ne pouvant pas vaincre, tu retardais farouchement leur amère victoire.

Au seuil d’un nouveau cri, p. 193

 

« A une époque barbare, pré-baobabiste, Bantouville, après avoir été une petite cité lacustre au bord de la Sékouane, s’est appelée Paris et a été la capitale d’un pays assez avancé. De nombreux Africains l’ont alors visitée et ont tenté d’y implanter la saine éthique nègre. Mais des querelles intestines ont créé une telle anarchie sur tout le continent blanc, que le la République baoulienne s’est vue obligée, dans l’intérêt de la Paix et de la Civilisation universelle, d’imposer sa loi. Bantouville est maintenant une magnifique cité de trois cent mille habitants parmi lesquels règne la concorde. La superbe avenue des Champs-Baobabs, connue du monde entier et percée au début du siècle des ingénieurs africains, témoigne de l’effort de civilisateur de la Baoulie éternelle… etc. »

La revanche de Bozambo, p. 18

 

Le jour se lève timidement sur les contreforts de la butte Mozamba. C’est l’heure où maraîchers, éboueurs et rémouleurs s’emparent du macadam abandonné par des noctambules douteux : marlous dragueurs, cathiapes ou mokobites assoiffées, tafars impavides, mibounes ou makoumêts irritables, bardaches et autres ramasseurs de savonnette usagers du boubou voltigeur de Tantousie. C’est aussi l’heure indécise où prennent corps les rêves de ceux qui exercent des métiers honnêtes, tandis que s’établit une trêve entre actionnaires des entreprises locales, spécialisées dans l’exploitation des horizontalese.

La revanche de Bozambo, p. 81

 

Il est une fatalité qui, de tout temps, n’a pu être conjurée ni même niée avec quelque chance de convaincre : la migration des Africains vers l’Occident, dût-elle déboucher sur l’acquisition d’un diplôme, les dénature ou les dévalorise au regard de leur société traditionnelle ; tandis que celle des Occidentaux vers le Tiers Monde les surclasse toujours. Cette loi ne souffre pas d’exception. Quoi qu’il fasse, homme de culture ou prolétaire, le Nègre d’Occident demeure frustré, d’où qu’il vienne. Il végète dans une impasse, intensément culpabilisé vis-à-vis d’un environnement qui le refuse ; il l’est tout autant envers les siens auxquels il ne pourra plus s’intégrer. Il sait que son combat pour se faire admettre ou simplement reconnaître par la conscience occidentale n’aura jamais de fin, de même qu’un repli sur sa base de départ comportera les pires aléas pour le néo-nègre que le destin a fait de lui.

Les Héritiers de la presqu’île, p. 55

 

Florentin évitait alors de s’éloigner. Où irait-il ? Avec qui ? Et pour quoi faire ? La mer, par ses ressacs et cantilènes, ses artifices d’éternité, agissait sur lui en remontoir de ses artifices de l’exil ; elle en était aussi le dictame. La regarder appelait une délivrance : se saisir au hasard d’une de ses crinières d’écume ; enfourcher à cru l’un de ses mille et mille coursiers aux sabots de vent ; partir, flèche empennée d’une jumelle traînée d’embruns, vers un rendez-vous en instance aux jachères de toujours ; pointer la constellation élue d’outre-cible - Croix du Sud ou Poussinière - qu’il avait tant et tant vu scintiller naguère depuis le seuil d’une maison natale. L’imaginer simplement était déjà exorcisme : sommer un souffle, une tessiture, une pulsation à débusquer des lunes, à traquer des soleils ; exister ailleurs d’ellipses et de pointillés, comme il survivait ici dans l’éclipse ou l’ascèse, pour que la géométrie de l’espace épouse enfin une certaine algèbre du cœur.

La Fraction de seconde, p. 12

 

Mais dès lors que l’oralité tient lieu de vanne à la Mémoire, on n’écaille pas en vain la rouille de son ethnie : tout récit devient déclamation glorieuse ou cuisante et, chemin faisant, l’Histoire s’efface devant l’Epopée.

La Fraction de seconde, p. 56

 

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SOMMAIRE
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par Dr Ayelevi Novivor

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