IV. Comparsas havanaises – 1. Comparsa El Alacrán

Dossier Laméca

Le carnaval à Cuba

IV. COMPARSAS HAVANAISES
1. Comparsa El Alacrán

 

Comparsa El Alacrán.
source : lajiribilla.cubaweb.com

El Alacrán (le scorpion) est l’emblème de cette comparsa, peut-être la plus célèbre de Cuba avec la Conga de Los Hoyos de Santiago (1). Elle est également connue pour être celle qui joue la conga la plus rapide de toutes les comparsas havanaises, et l’une des plus anciennes en activité, fondée en 1908, dans le quartier de Jesús María, dans le solar Los Carretones, situé dans la rue Vives, entre les rues Águila et Alambique. En 1919, elle disparaîtra lors de l’interdiction des comparsas noires au carnaval. Elle se réorganisera en 1938 et changera de quartier, pour déménager dans le Cerro. Elle reste encore aujourd’hui très respectueuse de ses propres anciennes traditions et compte de très anciens membres.

Originellement, tous ses participants étaient des Blancs (qui se peignaient le visage et le corps en noir), et nombre d’entre eux étaient membres de la potencia abakuá Ekoria Efó Taibá (2) (et/ou de la potencia Ekerewá Momi Efó de Jesús María, selon les sources). Le seul comparsero noir d’El Alacrán était son directeur, Gerónimo Ramírez Faure « Nito », ouvrier de l’industrie du tabac, qui fut également l’un de ses principaux danseurs, et y jouait le rôle de Torcuato (ou Don Guato). À l’époque, les gens d’El Alacrán se déguisaient également au besoin en femmes, puisque la comparsa ne comprenait que des hommes.

Comparsa El Alacrán.
source : guije.com

 

1912 - La guerre entre El Alacrán de Jesús María et El Gavilán de San Lázaro

El Gavilán en 1908 : des Blancs peints en noir.
Notez le symbole de la comparsa sur l’une des farolas à droite : le Gavilán ou l’Épervier.
Carte postale

En 1912, une terrible guerre eut lieu entre El Alacrán et la comparsa concurrente El Gavilán, du quartier de San Lázaro, dirigée par un homme connu sous le nom de El Fiscal, et dont les membres étaient d’une potencia abakuá rivale, la Ebión Efó (3). Cette année-là, au carnaval de La Havane, El Alacrán avait gagné le premier prix, Los Chinos Buenos (4) le second prix et El Gavilán le troisième.

Gerónimo Ramírez lui-même raconte : « Un soir, au croisement des rues San Lázaro et Belascoín, les deux comparsas rivales se rencontrèrent. Les gens d’El Alacrán saluèrent avec respect ceux d’El Gavilán, mais ceux-ci leur répondirent en les attaquant au bâton et au couteau. La bataille fit trois morts et de nombreux blessés. Les gens d’El Gavilán dérobèrent le scorpion d’El Alacrán, un emblème fait de fil de fer et de carton. Ils l’attachèrent au pied du Torreón de San Lázaro, avec un écriteau qui disait : si à Jesús María il y a des hommes, qu’ils viennent délivrer ce scorpion que ceux de la Ebión Efó retiennent prisonnier… La honte fut telle à Jesús María que le Blanc qui avait laissé prendre le scorpion fut égorgé ».

Il s’agissait d’une rixe entre Blancs, non entre Noirs. Le milieu bourgeois blanc havanais, et en particulier sa jeunesse, avait été à la fin du XIXe siècle un foyer indépendantiste important, ce qui fut une des raisons principales de l’interdiction et des persécutions envers la société abakuá de la part du gouvernement colonial, celle-ci ayant compté dans ses rangs nombre d’entre eux.

« Tous, Blancs et Noirs, crièrent vengeance. Et la vengeance engendra une autre tragédie : ceux de la potencia Ekerewá, majoritaires chez El Alacrán, alliés aux Chinos Buenos, fils de Chinois et de Noirs, également de Jesús María, envahirent San Lázaro (beaucoup de sources affirment que cette seconde bataille eut lieu aux alentours du Parque Trillo). Ils récupérèrent le scorpion prisonnier et laissèrent sur place un crapaud, le symbole de Los Chinos Buenos, avec un écriteau qui disait : « Nous vous avons apporté le crapaud, pour que vous lui fassiez la même chose qu’au scorpion (…) ».

Les Gavilanistes ne tardèrent pas à répondre : « ramenez le crapaud à la flaque (nom que l’on donnait à Jesús María) et nous viendrons pour l’écraser ». Et ainsi fut fait : la foule de San Lázaro attaqua Jesús María. Ils arrivèrent de nuit, silencieusement, tapis de tous côtés, sur terre comme sur mer. Certains arrivèrent en voiture, d’autres à cheval, d’autres encore en bateau, débarquant sur le quai de Tallapiedra. Mais ils étaient attendus : c’est un nommé Diego Apazote qui donna le signal de la bataille, un coup de sifflet, et tout Jesús María se mobilisa d’un seul coup. La bataille eut lieu au carrefour des rues Alambique et Vives, en face du solar Los Carretones. Les femmes jetaient de l’eau bouillante depuis les terrasses, et même les enfants se battirent à coups de bâton et de pierres. Le scandale fut tel que la Mairie de La Havane interdira le défilé des comparsas pour des années.

 

La reformation dans le Cerro

En 1937, quand la Mairie autorisa à nouveau les comparsas à défiler, El Alacrán se reforma (5) , mais en changeant de quartier pour celui, populaire, d’El Cerro, et plus précisément d’une partie nommée El Canal, parce que Santos Euligio « El Niño » Ramírez, le fils de Gerónimo, y avait déménagé. El Niño, Iyambá (dignitaire principal) de la potencia Usagaré Sanguírimoto Efó, était un musicien ayant participé à des septetos de son comme Los Azules Tradicionales, La Rosa et Botón de Oro.

Les nouveaux lieux de répétitions de la comparsa se situeront près au coin des rues Cepero et Recreo, puis plus tard au coin des rues Recreo et Resguardo. La comparsa répétait tous les samedis, puis plus fréquemment à partir des 45 jours précédant le carnaval, puis tous les jours (sauf les samedi et le dimanche) dans les deux dernières semaines. Après le carnaval, la comparsa faisait relâche pendant trois mois. Les membres de l’ancienne version d’El Alacrán auraient fait promettre à Santos Ramírez que celui-ci ne laisse jamais la comparsa pénétrer à nouveau dans le quartier de Jesús María à cause des drames du passé. La direction de l’ensemble se composait alors de :

-Directeur général: Santos Euligio Ramírez Arango « El Niño » ?;
-Sous-directeur : Domingo Ramírez « El Patón » ;
-Chorégraphe: Ricardo Flores « Macho » ;
-Directeur musical: Ramón Mendoza « Mongo Malacara » ;
-Président: Félix Huerta « Félix Botella » ?;
-Trésorier: Rogelio Ugarte « Yeyo » (6).

El Alacrán, baptême des farolas, danseuses d’Ochún.
photo : AFP

Dans le document de Emilio Roig, relatant de manière très détaillée le carnaval de 1937, curieusement, le nom d’El Alacrán n’apparaît nulle part, en tout cas pas autrement que dans des références historiques antérieures à 1914. De nombreuses sources affirment pourtant que la comparsa a participé au carnaval de 1937. La raison pour laquelle elle n’y aurait pas participé, peut-être au dernier moment, est sans doute expliquée ici :

« Años después, en 1937, la comparsa El Alacrán, en su entrada al Cerro, tuvo otros encuentros violentos, principalmente con una comparsa atípica que ya existía, llamada Serrana, cuyos integrantes eran hombres homosexuales (7) ».
(Des années après, en 1937, la comparsa El Alacrán, au moment de pénétrer dans le quartier de El Cerro, fut impliquée dans de nouveaux violents heurts, principalement avec une comparsa atypique appelée La Serrana, dont les membres étaient des hommes homosexuels).

A La Havane, il n’est pas étonnant qu’il y ait eu des altercations entre des homosexuels, aussi pacifiques soient-ils, et un groupe d’hommes composé essentiellement d’abakuá, société où l’homosexualité est interdite et condamnée. Ce fait aura sans doute suffi pour que l’on interdise à El Alacrán de participer au carnaval, par crainte de nouveaux heurts. L’évènement n’a à notre connaissance pas été commenté : a-t-il été volontairement passé sous silence, afin de ne pas envenimer l’affaire ?

 

Le spectacle : la Dotación de l’ingenio et la Matanza (8) del Alacrán

La comparsa depuis ses débuts met en scène une légende coloniale, dans le batey (9) d’un ingenio (10), avec de nombreux personnages emblématiques, jouant une saynète dont le scénario est le suivant :

-María Josefa, est une esclave, femme de
-Ñangoró (11), assistant du
-contremaître Torcuato (ou Don Guato).
Une fête a lieu dans l’ingenio, et les esclaves de la dotación jouent et dansent. Au beau milieu des réjouissances, María Josefa s’écroule, atteinte d’un mal mystérieux.
-Tata Cuñengue (12), ou Papa Cuñengue, un vieux devin de 121 ans, tire alors les caracoles (système de divination yoruba utilisant des cauris), qui révèlent le mystère : elle aurait été piquée par un animal inconnu.

Il faut alors trouver l’animal et le tuer. La dotación (l’ensemble des esclaves) de la plantation parcourent les champs, qu’ils fouillent en abattant la canne, et on finit par capturer un animal, que Tata Cuñengue identifie comme un scorpion, et à qui Ñangoro donnera la mort d’un coup de machette, sur l’ordre du chef-contremaître Venancio.

On célèbre alors la guérison de María Josefa, la fête redoublant d’intensité. Participent également d’autres personnages, qui sont :

-José Guyere, le jeune fils de María Josefa et de Ñangoró,
-le veilleur de nuit Francisco,
-le cuisinier chinois,
-la negrita Toribia,
-le Gallego (Galicien) Sereno,
-la Abuela, femme du Gallego,
-le guardacandela (13), et jusqu’au propriétaire
-Don Raimundo, amoureux secrètement de la negrita Toribia…

L’histoire jouée devant le jury du carnaval pouvait durer une vingtaine de minutes, puis sa durée a été ramenée à dix minutes. Elle est racontée ainsi par Santos Ramírez :

« Dans l’ingenio La Demajagua, pendant une longue période, le moulin à broyer la canne fut paralysé, jusqu’en 1844 où on a pu l’utiliser à nouveau. Don Raimundo arrive au batey, et appelle le contremaître principal Venancio afin qu’il organise les préparatifs au moulin. Celui-ci appelle à son tour le contremaître Torcuato pour qu’il s’en charge.

Le mayoral : Torcuato, réunit la dotación, nous allons commencer la molienda.

Torcuato : Buelolooooo…

La dotación répond, en chantant en chœur : E e e, a a a. Ils forment un cercle et entonnent :
Buenas noches caballeros, ¿cómo andan por acá, al cabo de tanto’ año’ ?
(Bonsoir messieurs, comment allez-vous par ici après toutes ces années ?)
Dotación va a trabajá (la dotación va se mettre au travail)

Le mayoral : Torcuato, qu’on aiguise les machettes.

Torcuato : Buelolooooo…

La dotación : E e e, a a a

Torcuato : Juntá toitico el mundo pa’ afilá machete
(réunissez tout le monde pour aiguiser les machettes)

La dotación : Ya va a afilá machete (bis) (on va aiguiser les machettes)

Torcuato : Maora’, ya to’ machete tá afilá (contremaître, toutes les machettes sont aiguisées)

Le mayoral : Commencez à couper la canne !

Torcuato donne l’ordre et on commence à couper la canne en chantant dans la langue africaine :
Tumba la caña, échala al conductor (coupe la canne, emporte-la au chauffeur)
Avísale al sereno que el perro se soltó (préviens Sereno que le chien s’est sauvé)
Tumba la caña y vamos a ver (coupe la canne et voyons)
Si ese guarapo negro se puede beber (si ce jus de canne noir peut se boire)

Dans la dotación il y a un jeune garçon nommé José Guyere, qui joue au lieu de travailler. Toute la dotación a cessé le travail pour le regarder jouer, et Sereno le saisit et l’amène au mayoral. On le sermonne pour avoir nuit au travail de la dotación.

Le mayoral : Apellez Ñangoro et dites-lui qu’il vienne chercher le garçon, et qu’il l’oblige à apprendre un métier.

Ñangoro attrappe la garçon par la chemise et lui demande en chantant :
Dime José Guyere : tú quie’ se’ capintero ? (dis-moi José : tu veux être charpentier ?)

Le chœur : Mu, siño’ tata, ese ficio non men guta (non, señor tata, ce métier-là ne me plaît pas)

Ñangoro : Dime José Guyere : tú quie’ se’ sinvergüecero ? (dis-moi José : tu veux être un voyou ?)

Le chœur : Sí, siño’ tata, ese ficio sí men guta (oui, señor tata, ce métier-là me plaît)

Ñangoro l’emmène au Barracón et le met en pénitence.

Torcuato : Maora’, gente quie su mecé da permiso pa’ balá y tocá ante empesá mole caña
(contremaître, les gens sollicitent que Votre Bonté donne sa permission pour danser et jouer avant de commencer à broyer la canne)

Le mayoral : Bien : Torcuato, ils ont la permission, car justement aujourd’hui c’est le Jour des Rois.

Torcuato : Patía de gente, empieza a tocá y balá, maora’ da permiso.
(Vous tous, commencez à jouer et à danser, le contremaître en donne la permission).

La dotación commence à danser et à jouer, en chantant une rumba qui dit :
O, La Habana, o, La Habana

Peu après on entend un cri venant du champ de canne et la rumba s’arrête, Toribia, une negrita, arrive soudain en courant et dit au mayoral qu’un animal a piqué María Josefa.

Le mayoral : Torcuato, appelle Ñangoro, et dis-lui qu’il voie quel est cet animal qui a piqué María Josefa.

Le chœur : Ñangoro, te llama el maora’, a ver si tú conoce esa animá

Que dice to’ lo’ Congo que tú mismo va matá
(Ñangoro, le contremaître t’appelle, pour voir si tu connais cet animal
dont tous les Congos disent que tu dois toi-même le tuer)

Ñangoro rapporte l’animal, et la dotación qui est en train de regarder le docteur soigner María Josefa, soudain surprise, chante en faisant sonner toutes les marugas de la fête :
¡ Waaaaa… !

Le contremaître demande à Torcuato s’il connaît l’animal, et lui, surpris, répond que non.

Le mayoral : Torcuato, appelle Ñangoro.

Ñangoro arrive, et à la même question il répond effrayé :
Ñangoro : No tá conocé ese animá. (je ne connais pas cet animal).

On appelle le Chinois : celui-ci sursaute en le voyant et répond qu’il s’agit d’un caméléon.
Le contremaître fait appeler le Gallego (le Galicien), qui, les moustaches tremblantes, répond qu’il s’agit d’une cucaracha (une blatte).

Enfin, on appelle Tá Cuñengue, le sorcier doyen de la dotación, qui tire les cauris et dit :
Weloloooo…

Le chœur : We e e, a a a…

Tá Cuñengue : Ese son un salacrán (ceci est un scorpion).

Le chœur : Ooo…

Le contremaître fait appeler Ñangoro pour qu’il tue l’animal, d’un coup de machette.

Le chœur : Ñangoro, mata ese animá ! (Ñangoro, tue cet animal !).

Ñangoro : Ahora mismo yo lo va matá (je vais le tuer immédiatement)

Le chœur : El alacrán ya se murió, porque Ñangoro lo mató ! (le scorpion est mort, Ñangoro l’a tué !)

María Josefa dime que fue ? (María Josefa dis-moi ce qui s’est passé).

Que el alacrán me picó los pies (le scorpion m’a piqué les pieds). »

Le même genre de scène théâtrale existait dans l’ancienne comparsa El Majá (le Serpent), où « les personnages étaient le Negro Brujo (le Noir Sorcier), el Amo (le Maître), la Niña Hija del Amo (la fille du Maître), el Chino Mayoral (le contremaître chinois), el Guardiero (le surveillant), el Calesero (le cocher), et les autres esclaves de la dotación. L’animal agresseur était cette fois le majá ou la culebra, la femme mordue était la Niña, et le Sorcier l’acteur final (14) ». El Alacrán, composée de Blancs à sa création, a repris et modifié ce thème, sans qu’on sache si elle ait jamais compris d’anciens membres d’El Majá.

 

L'ère actuelle

Le 16 août 1975 disparaît Santos Euligio Rámirez Arango, à l’âge de 72 ans. La direction de la comparsa est alors reprise par son fils, Santos José Ramírez Ugarte « Santico », jusqu’à sa mort le 28 octobre 2000. C’est sa veuve Regla María Fuentes Pérez qui deviendra dans un premier temps directrice, puis à partir du 14 août 2001 son fils Santos Eduardo Ramírez García, la comparsa étant dirigée par la même famille depuis quatre générations. D’autres familles sont présentes dans la comparsa, comme celle des dix frères Valdés, celle des Alonso, des Morales, des Massip et des Menéndez.

Santos Ramírez Jr. et sa mère Nancy.
photo : AFP

La comparsa comprend actuellement 200 personnes, se divisant en cinq parties :
-la Direction,
-le Piquete Musical (l’orchestre), avec dans les années 1970 et 1980 entre 30 et 45 musiciens,
-les Figurantes, qui comprend tous les personnages particuliers spécifiques du spectacle,
-la Dotación, l’ensemble des couples de danseurs,
-les Achoneros (et Faroleros), et
-la Carroza (le char) (15).

 

Les farolas, la musique et la danse

Farola et danseur d’Obatalá.
photo : AFP

El Alacrán débute généralement sa prestation avec 15 farolas qui représentent notamment les orichas du panthéon yoruba ou lucumí :

-la rouge et noire représente Eleguá
-la verte représente Ogún
-celle dont les couleurs sont le bleu de prusse et le jaune représente Ochosi
-celle dont les couleurs sont l’orange, le vert et le bleu représente Inle
-la farola blanche porte à sa cime une colombe et représente Obatalá
-la rouge et blanche porte à sa cime un coq et représente Changó
-la jaune porte à sa cime un paon et représente Ochún
-la bleue et blanche représente Yemayá
-la jaune et verte représente Orula
-celle de Oyá comporte les couleurs rouge, bleu, blanc, jaune, rose, vert, et orange
de plus,
-la farola dite El Esqueleto (le squelette) représente Egun, les ancêtres yoruba
-celle dite La Demajagua représente une cloche
-celle dite Los Alacranes comporte les couleurs rouge, marron clair, vert et noir et porte plusieurs scorpions.
-celle dite Esclavo Negro est habillée de la même façon que les danseurs de la dotación
-celle dite Esclava Negra est habillée de la même façon que les danseuses de la dotación

À chaque farola est associé un danseur représentant l’oricha dans son costume traditionnel. Les costumes sont de style afro-cubain, confectionnés par les membres de la comparsa, à leurs frais, aidés par des contributions déposées traditionnellement par des spectateurs dans la jarre située à l’entrée du local de répétition, rue San Salvador. Dans la période suivant 1959, la comparsa a eu recours à des aides de l’état cubain, qui financera les costumes, la comparsa étant considérée comme patrimoine havanais.

Dans le mois qui précède chaque carnaval, une équipe réduite de la comparsa se réunira pour construire de nouvelles farolas ou rénover les anciennes, et pour cela l’état cubain autorisera exceptionnellement certains travailleurs à quitter leur poste pendant le temps nécessaire à l’ouvrage (16).

Chaque farola sera ensuite baptisée à la bière, et pour cela on chantera des chants pour chaque oricha représenté, accompagnés par les tambours batá et/ou un conjunto de güiro (chékeres). Un danseur (ou une danseuse) revêtu du costume spécifique à chacun d’eux sera également présent, évoluant devant chaque farola. Le baptême des farolas est un rituel indispensable permettant de chasser les influences maléfiques avant de participer au carnaval. Il se réalise devant les autorités municipales du quartier. Une vingtaine de couples en costume de la comparsa est également présente, ainsi que… la police, car le quartier du Canal del Cerro où a lieu le baptême est considéré comme l’un des plus instables de la capitale. Si la coutume de cracher (pour le vaporiser) le liquide sacramental est bien africaine, nous avons vu plus haut que la tradition du baptême des farolas peut provenir d’Espagne, et non d’Afrique comme l’affirment beaucoup de Cubains. Les farolas d’El Alacrán seraient les plus grandes de Cuba. La plus petite mesure 1m80 et pèse entre 30 et 35 kilos.

Tambours batá d’El Alacrán.
photo : AFP

Les musiques d’El Alacrán ont comme source les compositions de Santos Ramírez, son second directeur. Tumbando Caña est devenu un hymne folklorique, en 1939 selon Santos Ramírez Jr., quand de la comparsa rivale El Barracón sortit une chanson satirique (puya), qui disait : « Ya tu Alacrán no tumba caña » (Désormais ton Alacrán ne coupe plus la canne), ceci mit le feu à l’esprit du vieux Santos, qui le jour suivant répliqua avec une nouvelle conga :
« Oye colega no te asombres cuando veas, al Alacrán tumbando caña »
(Écoute, camarade, ne te fâches pas si tu vois, El Alacrán couper la canne)

Bien d’autres thèmes de Santos Ramírez passèrent dans le répertoire rumbero et conguero.

L’orchestre d’El Alacrán comportait dans les années 1950 et 1960 environ 20 musiciens, percussionnistes et trompettistes, plus des tambours batá et des güiros (chékeres) qui accompagnent les chants yoruba aux orichas. Les tambours batá ne figurent plus au programme, et l’orchestre de guïro est sur un char, ayant compté quelques-uns des meilleurs musiciens du genre : Roberto El Cardenero (de Cárdenas), El Papa, Robertico (fils d’El Papa), El Papi « de Danza Contemporanea ». La comparsa a compté de nombreux musiciens renommés, parmi eux Guillermo « El Negro » Triana, étranger au Cerro, mais originaire de Jesús María, le quartier où elle est née (17). Actuellement elle compte environ 35 musiciens. La comparsa aurait un répertoire de 64 chansons.

El Alacrán est la plus ancienne des comparsas actuelles, et la plus traditionnaliste. Javier Campos ajoute : « Dans toutes les comparsas il y a une majorité de jeunes, mais pas chez nous, où les plus nombreux sont des anciens : il y a beaucoup de vieux, qui sont là depuis longtemps ».

Les couleurs de la comparsa sont celles du drapeau cubain, mais le bleu est la couleur dominante, l’oricha Yemayá étant associée à la comparsa. Santico Ramírez explique que dans sa famille on raconte deux versions, qui peuvent très bien co-exister, de l’origine de la couleur de la comparsa (18) :

-La sœur de Gerónimo Ramírez était fille de Yemayá, et aurait souhaité que la comparsa adopte cette couleur et ce patronnage en hommage à son oricha.
-La comparsa aurait été à ses débuts sponsorisée par l’équipe de baseball d’Almendares, dont l’emblème est un scorpion, et dont la couleur est le bleu, et par suite d’un accord entre Gerónimo et le président du club, El Alacrán aurait adopté à la fois l’emblème et les couleurs de l’équipe.

Le corps de ballet de la comparsa comporte 52 couples de danseurs, qui représentent les esclaves d’une plantation sucrière.

Les principaux orichas du panthéon (représentés non seulement par les farolas, mais également par des danseurs en costumes représentatifs de chaque divinité), marchent en tête de la comparsa. Un Indio (indien caraïbe), immobile, avec sa lance, figure également dans le cortège, sur le char, avec la cloche de La Demajagua.

Quatre personnages de la Cuba coloniale sont également représentés : Cecilia Valdés (19), Rosa la China (20), María Belén Chacón (21) et María la O (22), quatre femmes emblématiques de la littérature créole cubaine des années 1930.

La chorégraphie du corps de ballet, ou dotación, est essentiellement basée sur le geste du coupeur de canne.

Pochettes de disques.
A droite, couverture d’un cd du Conjunto Folklórico Nacional.

Les comparseros portent un pantalon blanc ou noir, une chemise bleue, (ou rouge selon les années) un foulard au cou et un chapeau de paille (sombrero de yarey). Ils s’inclinent d’abord à droite, effleurant le sol avec leur machete, puis à gauche, imitant le geste de tirer à soi la canne. Ils sont accompagnés de leurs partenaires féminins, vêtus de tuniques de coton bleu, foulard sur la tête, anneaux aux oreilles, maruga (sorte de chacha cubain), mocha (machete large à bout arrondi), et un morceau de canne fraîche à la main. Un des moments culminants de la danse est quand s’entrechoquent les machetes.

El Alacrán a remporté de nombreux prix, dans de nombreux carnavals dans l’île, et dans diverses catégories (spectacle, musique, farolas, etc…). Elle conserve toutefois son caractère sulfureux puisqu’elle est interdite à Matanzas, où plusieurs fois des rixes ont à nouveau eu lieu. Il est dommage que ni El Alacrán, ni aucune comparsa célèbre ne sorte jamais du territoire cubain. À notre connaissance seules la Conga de Los Hoyos de Santiago, Los Guaracheros de Regla et la FEU ont pu se produire à l’étranger. Ces deux dernières, nous le verrons, peuvent être considérées comme des comparsas d’état, privilégiées.

 

Chants de la comparsa El Alacrán

Oye, colega : no te asombres cuando veas (bis)
Al Alacrán tumbando caña (bis)
Costumbre de mi país, mi hermano (bis)

Sí , sí, tumbando caña

A chapear, montero
Tumbar caña, sí puedo

El diablo me lleva, Mamá
Dígale que no, por dios
Dígale que no, Mamá
Dígale que no, por dios
(Coro) :
El diablo me lleva, Mamá
Dígale que no, por dios

Yo me voy con El Alacrán
Aunque mi madre me pegue
Aunque mi madre me pegue
Yo me voy con El Alacrán

Tumba la caña
Anda ligero
Mira que viene el Mayoral
Sonando el cuero

Adónde está El Alacrán, Ñangoró (bis)
Que no lo veo venir, Señores
Allá viene, cómo viene (bis)
Sí, viene soltando chispas
Y viene echando candela

Mi Mayorá, sí (bis)
Mira que yo está mirando, ay dios
Un alacrán colorá (bis)
Mi Mayorá, sí
Mayorá mira esa animá
Que está metido en el arroyo
Mi Mayorá, sí

Ya te sorprendí ¿y qué ?
¿de qué me vas a tratar ?
¿y qué ?
Si tu sabes que soy alacrán

Vamos a trabajar
Mayorá, mayorá
Yo traigo mi mocha
Para tumbar la caña (bis)

Dilo como yo : asere kó,
ahí na’ ma’, dilo como yo
Tumba la caña, Criollo,
Antes que la quemen
(bis)
Túmbala, túmbala
porque sino el diablo te lleva
pa’ la mar

Mándeme, Mayorá, mándeme (bis)

Allá, tumba’ore’, allá

Caballero’, El Alacrán
Viene arollando hasta afuera, y ya se va (bis)

Salimos por el Prado otra vez (bis) ?
No sé porqué
me siento un ruiseñor ?
El alacrán este año está mejor
Picó, picó, picó
Así lo quiso Dios. (23)

Ya picó, ya picó (24)

(Écoute, collègue : ne te fâches pas quand tu verras
El Alacrán couper la canne
C’est un coutume de mon pays, mon frère

Oui, oui, couper la canne

Allons désherber la terre, paysan
Couper la canne, ça, je peux

Le diable m’emporte, maman
Dis-lui que non, je t’en prie
Dis-lui que non, maman
Dis-lui que non, je t’en prie
(Chœur) :
Le diable m’emporte, maman
Dis-lui que non, je t’en prie

Je m’en vais avec El Alacrán
Même si ma mère me bat
Même si ma mère me bat
Je m’en vais avec El Alacrán

Coupe la canne
Allons-y, ligueur
Regarde : le Mayoral arrive
Faisant sonner son fouet

Où est El Alacrán, Ñangoro ?
Je ne le vois pas venir, messieurs
Le voici, quelle arrivée !
Oui, il vient en faisant des étincelles
Et en crachant le feu

Mon Mayorá, oui
Regardez ce que je vois, mon dieu !
Un scorpion noir
Mon Mayorá, oui
Mayorá regardez cet animal
Au beau milieu de la rue
Mon Mayorá, oui

Je t’ai déjà surpris une fois, et alors ?
Tu vas me traiter de quoi ?
Et alors ?
Si tu sais que je suis de l’Alacrán

Nous allons travailler
Mayorá, mayorá
J’ai en main ma machette
Pour couper la canne

Dis-le comme moi : asere kó (25)
C’est comme ça, c’est tout, dis-le comme moi
Coupe la canne, Créole
Avant qu’ils ne la brûlent

Coupe-la, coupe-la
Parce que sinon le diable t’emportera
Jusqu’à la mer

Commande-moi, Mayorá, commande-moi

Làs-bas !, tambours, là-bas !

Messieurs, El Alacrán
Vient, emporte tout sur son passage, et s’en va

Nous sommes sortis sur le Prado encore une fois
Je ne sais pas pourquoi
je me sens comme un rossignol
El Alacrán, cette année est meilleur
Il a piqué, piqué, piqué
Dieu l’a voulu ainsi

Il a déjà piqué, piqué)

Ancienne pochette du disque Santero, premier disque commercial de musique yoruba, paru en 1947.
Si cette version n’est peut être pas la pochette originale et date probablement des années 1950, elle met bien en scène la comparsa El Alacrán, sans rapport puisque le disque ne contient que de la musique yoruba. On y voit sur la gauche des éléments d’une procession abakuá et un Íreme, indissociables de l’histoire de la fondation de la comparsa ; au centre le vieux Tata Cuñengue et le personnage de El Indio ; la farola dédiée à l’oricha Ochosi ; un personnage maquillé de blanc qui peut représenter le surveillant de la plantation ou le Galicien, voire le cuisinier chinois ; et deux femmes en robe de soirée représentant probablement deux des quatre personnages féminins emblématique, María la O, Rosa la China, Cecilia Valdés ou María Belén Chacón.

 

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(1) Nos deux sources principales, pour cette partie de l’article sur les comparsas havanaises, et plus particulièrement pour certaines comparsas sur lesquelles les informations sont rares, sont :

-Revista de Estudios Afrocubanos Vol. V (directeur Fernando Ortiz) décrivant en détail le renouveau des Congas au Carnaval de 1937, et dans ce numéro, plus particulièrement l’article de Emilio Roig de Leuchsenring.

-Helio OrovioEl Carnaval Habanero, Ediciones Extramuros 2005, Cuba.

Afin de ne pas multiplier les notes de renvois, nous n’avons pas jugé bon de les citer systématiquement.

(2) Ekoria Efó Taibá : loge de la société abakuá, composée de blancs, fondée en 1880, dans le quartier de Jesús María, calle Egido, filiale de la potencia Okobio Efó Mukarará.

(3) Ebión Efó : loge de la société abakuá, composée de blancs, fondée en 1882, filiale de Okobio Efó Mukarará, située dans le quartier de San Lázaro..

(4) Comparsa Los Chinos Buenos (ou Los Quemaos) : du quartier de Jesús María. Comparsa issue de la comparsa Los Congos Libres, elle est devenue ensuite la comparsa La Jardinera.

(5) Curieusement, dans un article de Emilio Roig de Leuchsenring intitulé Las Comparsas Carnavalescas de La Habana en 1937, (paru dans la revue Estudios Afrocubanos, éditée par la Sociedad de Estudios Afrocubanos, dirigée par Fernando Ortiz, article relatant précisément quelles comparsas défilèrent en 1937, et décrivant leurs particularités après renseignements pris auprès de leurs directeurs respectifs), aucune mention n’est faite du fait que El Alacrán aurait défilé cette année-là. N’a-t-il à nouveau pris part au carnaval havanais qu’en 1938 ? Ou sa réputation sulfureuse a-t-elle fait qu’elle a été boycottée par la Sociedad de Estudios Afrocubanos? Nous tenterons plus loin d’apporter une réponse à cette question.

(6) Sancristobal.cult.cu – El Cerro.

(7) La Jiribilla – Revista de Cultura Cubana, 2008.

(8) Matanza : mise à mort, action de tuer.

(9) Batey : locaux d’une sucrerie, généralement en zone rurale.

(10) Certaines sources précisent qu’il s’agit du célèbre ingenio La Demajagua, situant précisément l’histoire narrée par la comparsa au 6 janvier 1844, jour du Día de Reyes. La Demajagua, située dans la région de Manzanillo, fut le point de départ de la première guerre d’indépendance cubaine, dans laquelle le dueño (le propriétaire terrien), Carlos Manuel de Cespedes, libéra ses esclaves le 10 octobre 1868, initiant du même coup le combat indépendantiste, en faisant sonner la cloche de l’ingenio que l’on appellera elle aussi désormais La Demajagua. Il est possible que cette volonté de situer la scène jouée par El Alacrán dans la plantation de Carlos Manuel de Cespedes soit une modification plus récente du scénario initial, ceci afin de lui donner une dimension plus patriotique. Il est vrai que celui-ci n’apparaît pas dans l’histoire, et que l’action se situe bien avant 1870, mais le fait d’associer La Demajagua à la pièce jouée donne de toute façon au dueño de l’ingenio un caractère plus sympathique, car Carlos Manuel de Cespedes, héros révolutionnaire, ne saurait être vu comme un esclavagiste cruel, mais plutôt comme quelqu’un qui avait la réputation de bien traiter ses esclaves.

(11) Ñangoró : nom de personnage, à caractère nettement abakuá. Nyógoró : Íreme ou Diablito de Efor qui alla en procession à Efik quand on alla chercher le fils du roi des Efik, déjà consacré Abasongo (un des grades ou plaza des sociétés abakuá, ancêtre légendaire), Lydia Cabrera, La Lengua Sagrada de los Ñañigos, 1988.

(12) Tata Cuñengue : personnage à caractère nettement congo, sorcier et/ou devin présent dans de nombreuses histoires et chansons à Cuba. En 2009, Victor Marrero, qui jouera longtemps le rôle de Tata Cuñengue, à l’âge de 79 ans, fêta ses 70 ans de présence dans la comparsa qu’il intégra quand il avait 9 ans.

(13) Guardacandela : ouvrier d’une sucrerie chargé de surveiller les plantations de canne pour prévenir les incendies ou donner l’alerte en cas de départ de feu ou de quelque autre accident.

(14) Fernando Ortiz – Los Viejos Carnavales Habaneros, in Estudios Etnosociológicos, 1954, Cuba.

(15) Sancristobal.cult.cu – El Cerro.

(16) Entrevue réalisée avec le maître percussionniste Javier Campos Martínez, membre d’El Alacrán dans les années 1970 et 1980.

(17) Id.

(18) Marianela González - Entrevue avec Santito Ramírez (lajiribilla.cubaweb.cu, 2008).

(19) Cecilia Valdés : personnage de la nouvelle du même nom de Cirilio Villaverde, de 1839, femme métisse, fille illégitime de planteur blanc et trafiquant d’esclaves, héroïne et personnage central à la fois de la nouvelle et de la zarzuela (opéra en deux actes créé à partir de la nouvelle) d’Ernesto Lecuona en 1932.

(20) Rosa la China : autre personnage central d’une autre zarzuela de Ernesto Lecuona, de 1932.

(21) María Belén Chacón : héroïne de l’Élégie pour María Belén Chacón d’Emilio Ballagas, de 1930.

(22) María la O : autre personnage central d’une troisième zarzuela de Ernesto Lecuona, de 1930.

(23) Id.

(24) Asere : mot carabalí, salut des abakuá passé dans la langue courante à Cuba.

(25) On peut entendre ces chants sur le disque de 1969 de Justi Barretto, Comparsas Cubanas (LP GEMA 3073, USA).

 

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SOMMAIRE

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par Patrice Banchereau

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