Dossier Laméca
Jacqueline Rosemain une musicologue antillaise
D. LES ARCHIVES ROSEMAIN.
LES DONNEES SUR L’HISTOIRE DES SPECTACLES EN GUADELOUPE ET MARTINIQUE AU XIXEME SIECLE
1. Les archives Rosemain et la chemise « Théâtre »
Léguées par le mari de Jacqueline Rosemain ses archives de travail sont constituées d’environ 70 classeurs ou chemises de différentes tailles, correspondant aux brouillons de ses ouvrages publiés et aux recherches préliminaires qui les ont précédées, mais aussi de recherches et de documentations réunies en vue de futures publications. Il y a le résultat d’un travail s’étendant sur plusieurs décennies qui témoigne d’une activité de recherche centrée sur un domaine dont on perçoit la logique à travers les thèmes de la documentation réunie. On trouvera en annexe la liste complète des chemises composant ces archives. Parmi ces chemises figure celle intitulée « Théâtre » qui contient un ensemble de photocopies et de notes de la presse de Guadeloupe et de Martinique au XIXème siècle. Il présente un intérêt certain et concerne une période relativement méconnue de l’histoire des spectacles aux Antilles. C’est le contenu de cette chemise qui sera présenté ici de façon détaillée.
Les données réunies dans cette chemise correspondent manifestement à un travail préparatoire pour une étude des spectacles car outre les documents sources issus de la presse du XIXème siècle on trouve des notes ou des photocopies d’un certain nombre d’autres sources imprimées. Il s’agit de plusieurs dizaines de feuillets, quelquefois groupés, qui couvrent de nombreux aspects de la vie des spectacles tant aux Antilles qu’en France. On y trouve par exemple des photocopies d’extraits du Code de la Martinique (1) ou de Souvenir des Antilles (2) du baron de Montlezun, mais aussi d’études modernes comme celle de Maurice Nicolas sur le théâtre de Saint-Pierre de la Martinique (3) ou du Lexique des troupes (4) de Max Fuchs.
STOP AU 19 sept
2. Les documents sources : photocopies et notes de lecture de la presse
La documentation repose sur les publications de la presse suivantes (5) :
Guadeloupe :
Journal de la Pointe-à-Pitre[6], Pointe-à-Pitre, 1815-1856.
Gazette officielle de la Guadeloupe, Basse-Terre, 1815-1881. L’avenir de la Pointe-à-Pitre, Pointe-à-Pitre, 1841-1878.
Martinique :
Courrier de la Martinique, Saint-Pierre, 1833-1852.
Gazette officielle de la Martinique (formulation des notes de JR mais titre inconnu, correspond probablement à Bulletin officiel de la Martinique, Saint-Pierre, 1834-1917).
Les Antilles, Saint-Pierre, 1843-1902.
Le propagateur, Saint-Pierre, 1854-1895.
Moniteur de la Martinique, Fort-de-France, 1855-1901.
Les colonies, Saint-Pierre, 1878-1902.
3 La nature et le contenu des données réunies
L’ensemble des données réunies par Jacqueline Rosemain comprend 88 feuilles manuscrites de prises de notes de la presse (l’intégralité des données sur la Martinique sont sous cette forme), ainsi que 48 photocopies de cette presse (voir en annexe deux exemples des données brutes réunies et ci-dessous deux exemples commentés). Il n’est pas possible de donner ici une liste exhaustive de l’ensemble de la documentation réunie, qui devra faire l’objet d’une étude à part, mais les caractéristiques globales et un certain nombre d’exemple permettent toutefois de se faire une idée de la richesse de ce corpus :
Guadeloupe Martinique
Dates extrêmes 1826-65 1847-90
Dont nombre d’années explorées 20 16
Nombre de soirées ou articles en 110 195 relation avec la vie théâtrale
Œuvres mentionnées 200 390
Détail des années documentées :
-Guadeloupe : 1826, 1829, 1830, 1831, 1832, 1833, 1837, 1840, 1841, 1846, 1852, 1853, 1854, 1857, 1860, 1861, 1862, 1863, 1864, 1865.
-Martinique : 1847, 1848, 1849, 1852, 1864, 1870, 1871, 1873, 1874, 1875, 1876, 1877, 1878, 1880, 1883, 1890.
4 Intérêt du corpus
Plusieurs caractéristiques des données recueillies présentent un grand intérêt pour une étude de la vie musicale :
-les années explorées ne sont pas toutes continues, mais certains regroupements permettent de suivre l’évolution des spectacles sur des périodes homogènes : Guadeloupe 1829-1833 et 1860-1865, Martinique 1871-1880.
-grâce à ces séquences continues on peut étudier d’une façon cohérente l’évolution des programmes d’opéra.
-avec les annonces de concerts il est possible de se faire une idée du niveau des prestations, avec la présence d’une part de virtuoses, mais aussi la mention de musiciens français lauréats du Conservatoire ou venus d’institutions parisienne comme l’opéra-comique. Il est par ailleurs possible dans certains cas d’avoir une idée de l’effectif des troupes. On note cependant que les orchestres n’y sont jamais détaillés.
-enfin les textes sont suffisamment nombreux pour pouvoir avoir une idée assez fine des publics des spectacles, à travers les critiques et les incidents divers rapportés dans la presse.
De très nombreuses informations nouvelles sont également apportées par ces documents comme celles concernant les théâtres (ceux de Basse-Terre et Fort-de-France étant les moins connus jusqu’ici), les directeurs et les acteurs (dont certains viennent de Saint-Domingue), mais aussi les artistes et les œuvres jouées. Je signalerai parmi toutes ces informations deux ayant un intérêt tout particulier, car elles précisent des points d’histoire musicale restés sans réponse :
-dans la Gazette officielle de la Guadeloupe du 14 juin 1859 il est annoncé que Louis-Moreau Gottschalk se produira, à Basse-Terre (salle du Vieux Gouvernement), avec un flutiste Charles Allard, 1er prix du Conservatoire de Paris[7]. Louis Moreau Gottschalk est tout à la fois un pianiste virtuose de réputation internationale et un des tous premiers compositeurs a s’être intéressé à la musique traditionnelle des Antilles. Sa pièce Bananier composée en Guadeloupe et directement issue de la musique afro-créole guadeloupéenne[8], est par ailleurs jouée en Martinique au cours d’un concert à Saint-Pierre (Le propagateur, Saint-Pierre, 30 août 1876).
-toujours dans la Gazette officielle de la Guadeloupe (2 mai 1865) il est rappelé que M. Dubosc a marqué les esprits en jouant Mabial neuf ans plus tôt dans l’opéra-comique en créole de Paul Baudot Fondoc et Thérèse. On a ainsi une confirmation, absente jusqu’ici, que cette œuvre en créole guadeloupéen a bien été représentée (à Basse-Terre apparemment).
5 Deux exemples de données tirées de la chemise « Théâtre »
Guadeloupe
Gazette officielle de la Guadeloupe, 15 novembre 1831
Ce texte concerne une soirée au théâtre de Basse-Terre, théâtre dont l’existence est mentionnée depuis 1830. Il apporte un éclairage intéressant sur la vie des spectacles. Avec le rappel d’un texte de 1819 on voit qu’un reproche récurrent est fait, celui de la désinvolture des troupes venues de France qui manquent de professionnalisme, devant un public toutefois resté indulgent. On note par ailleurs que l’auteur de la critique ne s’en laisse pas conter et passe en revue l’ensemble de ce qui n’allait pas dans la représentation. On constate enfin qu’à cette date il n’y a pas d’orchestre permanent à Basse-Terre.
Dans la pratique les troupes variées qui se succèdent n’ont pas toujours la compétence et la rigueur pour monter des oeuvres comme celle mentionnée un peu plus tard dans la Gazette officielle de la Guadeloupe du 10 décembre 1831, Le mariage de Figaro (dont l’auteur de l’article nous dit qu’il s’est terminé à minuit « avec regret »). Cette question de l’attitude des troupes jointes aux difficultés de maintien d’un effectif permanent sera une constante de la vie des spectacles en Guadeloupe, comme cela apparaît au fil des publications de la presse.
Martinique
« Grand salon de la Mairie[9] Grand concert vocal et instrumental donné par chevalier Brindis de Salas[10], violoniste cubain, lauréat des Conservatoire de Paris et de Leipzig, avec le concours gracieux de Mme Marchand et de Mr St Aubin et de MM les artistes et amateurs de cette ville.
-Ouverture de la Dame blanche de Boëldieu exécutée par l’orchestre
-Il Trovatore fantaisie pour violon de Alard exécutée par M. Brindis de Salas
-Nos danseuses chanté par M St Aubin
-Les porcherons romance avec accompagnement d’orchestre de Grisard chanté Mme Marchand
-« Otello » caprice de concert exécuté par Brindis
-Valse brillante exécutée par l’orchestre
2ème partie
-Ouverture des Diamants de la couronne de Aubert par l’orchestre
-« Faust » solo de concert par Brindis de Alard
-J’ai le temps chanté par M.
-« Les cent verges » (illisible) chantée par Mme marchand de Lecoq
-« Capriccio burlesco » sur le Carnaval de Venise (Brindis) exécuté par l’auteur
-Polka des marionnettes exécutée par l’orchestre
L’orchestre sera dirigé par M ; Maurice Zay et le piano tenu par M Pornani. »[11]
On a là un exemple caractéristique des programmes de concerts tels qu’on les trouvait au XIXème siècle. Composés d’une succession de pièces instrumentales ou vocales réunies sans véritable souci de cohérence musicale ce sont des programmes dont on peut dire selon l’expression triviale consacrée qu’il y en a pour tous les goûts. L’aspect intéressant ici est la présence d’un soliste de réputation internationale, Brindis de Salas. Cent ans après le début de la carrière parisienne du Chevalier de Saint-Georges, la presence, aux Antilles, d’un virtuose noir comme Brindis de Salas doit être soulignée comme une sorte de revanche de l’Histoire. D’autre solistes de niveau international, soit en Martinique soit en Guadeloupe sont signalés comme Louis Moreau Gottschalk déjà mentionné. Il est par ailleurs notable que les récompenses attribuées à certains musiciens (1er prix du Conservatoire de Paris) figurent explicitement dans la presse. Dans un cas la presse mentionne la récompense obtenue dans ce même Conservatoire, par un martiniquais Souquet-Bassiège[12].
5 La poursuite de l’exploration à travers la presse du XIXème
Le travail d’exploration des sources de la presse fait par Jacqueline Rosemain doit toutefois être poursuivi. En effet elle n’a signalé le dépouillement que d’une fraction de la presse disponible. En l’absence de précisions on ne peut pas savoir si les périodiques non cités n’ont pas été consultés ou s’ils ont été consultés sans résultats. Elle a dépouillé trois des principaux périodiques de la Guadeloupe. La Bibliothèque nationale (BnF) en répertorie 38[13] sur la même période, dont 13 disponibles en ligne sur Gallica. Un rapide sondage montre que les principaux journaux non explorés ne contiennent pas d’informations sur les spectacles. Cela reste toutefois à affiner. Pour la Martinique Jacqueline Rosemain a dépouillé 7 périodiques (47 sont à la BnF dont 14 en ligne) mais a laissé de côté certaines années. Dans un cas au moins l’année non dépouillée (1850, Courrier de la Martinique) contient des données sur les spectacles. Enfin un certain de notes manuscrites doivent être vérifiées, car en l’absence de la source primaire une erreur reste toujours possible. Il y a donc bien la nécessité de reprendre l’exploration là où elle été laissée pour compléter ce corpus de données.
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(1) Code de la Martinique, Saint-Pierre, éd. Thounens, 1807-14, 5 tomes.
(2) Montlezun, baron de, Souvenirs des Antilles, Voyage en 1815 et 1816, aux Etats-Unis, et dans l’archipel Caraïbe, Paris, Gide Fils, 1818, 2 tomes.
(3) Nicolas, Maurice, « Le théâtre de Saint-Pierre au XVIIIème, Les années difficiles », Fort de France, Annales des Antilles n°1 pp. 53-64, 1955.
(4) Fuchs, Max, Lexique des troupes de comédiens, Paris, Dalloz, 1944.
(5) J’ai indiqué ici les dates extrêmes de publications des périodiques. Elles ne signifient pas que l’exploration de Jacqueline Rosemain a porté sur la totalité de la période (voir infra).
(6) Se trouve aussi sous le nom de Journal politique et commercial de la Pointe-à-Pitre.
(7) Récompensé en 1839. Voir Pierre, Constant, Le conservatoire national de musique et de déclamation, Paris, Imprimerie nationale, 1900.
(8) On peut reconnaître dans la pédale rythmique de cette pièce ce qui aujourd’hui est connu comme le rythme du kaladja dans la musique de gwoka guadeloupéen.
(10) Claudio José Domingo Brindis de Salas Garrido (1852-1911) surnommé le « Paganini noir ». Ancien premier prix du Conservatoire de Paris. Carrière internationale du Mexique à Saint-Petersbourg, de la Scala de Milan à New-York et aux Antilles (Porto-Rico, Trinidad). Il a dirigé à partir de 1875 le Conservatoire d’Haïti.
(11) Le Propagateur, 2 mai 1877 (notes manuscrites de Jacqueline Rosemain).
(12) Les Antilles, Saint-Pierre, 22 août 1883. Souquet-Bassiège obtient le 2ème prix d’harmonie en 1883 voir Pierre, Constant op. cit.
(13) Le dossier établi par Gérard Lafleur en mentionne 34 entre 1800 et 1900. La presse en Guadeloupe, Basse-Terre, Conseil Général de la Guadeloupe, 1997.
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SOMMAIRE
Préambule
A. Le contexte du travail de Jacqueline Rosemain autour de Musique dans la société antillaise 1635-1902
B. Les productions
C. Réception du travail de Jacqueline Rosemain
D. Les Archives Rosemain. Les données sur l’histoire des spectacles en Guadeloupe et Martinique au XIXème siècle
E. Une musicologue antillaise Jacqueline Rosemain. Musicologie et question nationale aux Antilles de colonisation française
F. En guise de conclusion
Annexes
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par Dr Bernard Camier
© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, septembre 2024