Dossier Laméca

Jacqueline Rosemain une musicologue antillaise

B. LES PRODUCTIONS

 

Je ne ferai ici qu’une brève présentation des ouvrages eux-mêmes pour en souligner l’originalité, mon objectif étant d’en faire une lecture critique sur le plan de la recherche musicologique.

 

1. Les ouvrages

-Musique dans la société antillaise 1635-1902 Martinique Guadeloupe, Paris, L’Harmattan, 1986

En six chapitres Jacqueline Rosemain étudie l’évolution de la musique dans les deux colonies, en mettant en regard dans chacune de ces six parties les différentes musiques présentes en même temps. Elle met ainsi en évidence les relations entre le contexte social, le pouvoir et les différentes expressions musicales contemporaines. Il en résulte un tableau tout à fait inédit des de l’histoire musicale des différentes époques présentées selon un découpage chronologique spécifique de l’histoire antillaise : 1635-1714, 1714-1789, 1789-1802, 1802-1848, 1848-1870, 1870-1902. Dernier point important et non négligeable elle publie de très nombreuses musiques de chansons populaires, avec partition, dans un ouvrage qui par ailleurs traite de la musique savante des colons.

Cet ouvrage comporte de nombreuses erreurs. Au-delà des erreurs factuelles, qui peuvent exister dans n’importe quelle étude historique, il y a des erreurs récurrentes concernant les sources. Elles contribuent à créer un véritable obstacle à la fiabilité de l’étude.

Le premier problème sérieux posé par les sources dans MDSA est en effet celui de leur usage. Il n’est pas celui auquel on se serait attendu. Il y a d’abord une absence fréquente de notes donnant les références des données utilisées :

  • chapitre 4 (1802-1848), pages 92 à 96 : en cinq pages remplies d’informations variées il n’y a que trois notes de bas de page et une unique référence dans le texte, ce qui est très insuffisant au regard du contenu du texte.
  • chapitre 5 (1848-1870), page 119 : une série de citations d’œuvres jouées dans les années 1850 (dont Fondoc et Thérèse parodie en créole du Devin du village) ne comporte aucune note (il s’agit en fait de certains des résultats du dépouillement étudié en détail plus bas).

    Une autre erreur méthodologique importante nuit à la cohérence de l’ouvrage et à sa force argumentative. L’utilisation sans justification de sources et de commentaires très éloignés de l’époque fragilise le projet initial d’une histoire globale, car il remplace les sources primaires par des sources secondaires non mises en perspectives. Dans ces conditions le risque est grand de prendre pour une donnée historique ce qui est en fait un jugement d’une époque postérieure. On peut en voir une illustration avec le premier chapitre. Traitant de la période allant de 1635 à 1714 Jacqueline Rosemain utilise un certain nombre de sources primaires classiques du XVIIème siècle comme le père Labat, le père Du Tertre ou le père Pellerat mais les combinent avec un ouvrage de Moreau de Saint-Méry (Danse) écrit un siècle plus tard au début du XIXème siècle, un périodique datant de 1835 et deux ouvrages de la seconde moitié du XXème siècle (Francis Bebey et Jocelyn Gabali). Tous ces éléments sont utilisés sans mise en contexte historique. Il est significatif par exemple que le terme « bamboula » soit indiqué comme pouvant être soit bantou (Bebey) soit sénégalais (Gabali) (1) sans que la question soit posée de savoir si ce terme était connu dans ces régions d’Afrique avant 1700 (2).

 

-La danse aux Antilles, des rythmes sacrés au zouk, Paris, L’Harmattan, 1990.
-Jazz et biguine, les musiques noires du nouveau monde, Paris, L’Harmattan, 1993

Les deux autres ouvrages de Jacqueline Rosemain, l’un sur la danse et l’autre sur les rapports entre jazz et musique antillaise, donnent lieu aux mêmes réserves. Deux exemples illustreront cette critique.

On trouve dans La danse aux Antilles un développement sur le menuet congo, adopté d’abord par les petits blancs puis ensuite par l’aristocratie (3). On peut douter de la pertinence du terme « aristocratie » aux Antilles françaises, mais il y a surtout une restriction importante sur le terme «menuet congo » qui, en l’état actuel de nos connaissances, n’est signalé que par un seul auteur, Moreau de Saint-Méry dans Danse (4).

De la même façon dans Danse et biguine au sujet du belair (5) Jacqueline Rosemain envisage son existence depuis les XVIIème et XVIIIème siècles, en évoquant, sans les citer, des textes de colons pour ensuite se référer à Lafcadio Hearn à la fin du XIXème et Pichonnet-Andral et Marcelle-Dubois dans leur collecte de musique traditionnelle de Marie-Galante en 1986 ! Ces données sont correctes mais elles signalent, par leur dispersion, les très importantes lacunes existantes encore actuellement dans la chronologie qui interdisent toute connaissance de l’évolution. Jacqueline Rosemain tente de combler ces zones d’ombre sans pouvoir le justifier.   

Ces deux ouvrages présentent cependant tous les deux les mêmes qualités que MDSA, celles de l’originalité et de la pertinence de la problématique dans un contexte créole, mais en définitive malgré une approche tout à fait nouvelle et une collecte de données très prometteuse aucun n’apporte les résultats que l’on aurait pu escompter. L’absence de respect des règles méthodologiques en font des ouvrages inutilisables pour des travaux de recherche ultérieurs qui auraient pu s’y référer.

 

2. Colloques et revues

a. « Messe en cantiques pour les esclaves (1763) », Marcel Chatillon, Camille Fabre et Jacqueline Rosemain, Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe, 1982, n° 52, pp. 39-63.

Cet article a été écrit à trois avec le docteur Chatillon découvreur du document, le père Camille Fabre en précisant la portée liturgique et Jacqueline Rosemain analysant sa place dans l’histoire musicale. Il faut noter que la reconstitution musicale n’est pas de son fait mais de celle des deux seules ethnomusicologues françaises de l’époque à s’être intéressé à la Guadeloupe, Maguy Pichonnet-Andral et Claudie Marcelle-Dubois. Le commentaire de Jacqueline Rosemain est argumenté et elle met en perspective historique l’ensemble du document en s’attachant également à combattre l’idée reçue sur l’incapacité des esclaves à chanter ce type de pièce. On notera cependant une erreur de taille dans l’attribution d’une Messe « L’homme armé » à Guillaume de Machaut (il s‘agit en réalité de Guillaume Dufay, cent ans plus tard). Ce dernier point illustre l’absence d’environnement dont j’ai parlé plus haut, un reviewing de l’article par un lecteur extérieur ayant certainement corrigé cette erreur.

 

b. « L’influence de l’église sur les danses des esclaves à la Martinique et à la Guadeloupe, XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles » in Les musiques guadeloupéennes dans le champ culturel afro-américain au sein des musiques du monde, Actes du colloque de Pointe-à-Pitre des 25-26 novembre 1986, Paris, Editions caribéennes, pp. 55-66.

Participant à un colloque de haut niveau, avec la présence de Gérard Béhague, Olavo Alen Rodriguez, Marie-Céline Lafontaine, Francis Bebey, Bernard Lortat-Jacob et John Storm Roberts soit certains des meilleurs spécialistes de l’époque, Jacqueline Rosemain a présenté une communication dont le titre et la place signalent en soi son originalité en tant que musicologue. Car intervenant dans un colloque sur les musiques afro-américaines (on pourrait également dire afro-créole dans ce cas précis) elle développe une problématique conforme à ses recherches, c’est-à-dire concernant les rapports de pouvoir dans la musique, au sein d’une société coloniale entre colons (ici l’institution religieuse) et esclaves. Or la discussion qui suit son exposé offre un aperçu rare sur les difficultés de sa tâche dans le contexte des Antilles françaises. En effet dans la discussion Jacqueline Rosemain se montre en difficulté sur son argumentaire historique en ce qui concerne les organisations d’esclaves en nations et on la sent manquer de documentation pour appuyer ses affirmations. Par ailleurs un certain nombre d’intervenants font un lien immédiat entre la situation décrite dans l’exposé, avant 1835 mais surtout au XVIIème et XVIIIème, et leur vécu au XXème siècle. Là encore, établir, sans aucune précaution ni argumentation, une continuité entre des siècles où l’esclavage était légal et l’époque de la départementalisation revient à reproduire les préjugés coloniaux que l’on veut dénoncer, ceux d’une histoire immobile.

Cet échange de questions après l’exposé de Jacqueline Rosemain met en relief deux points importants. Le premier est la difficulté à sortir d’une focalisation exclusive sur la seule musique afro-créole. La deuxième concerne les musicologues eux-mêmes et montre clairement que tout travail dans ce domaine implique une triple formation, en histoire de la musique occidentale, en ethnomusicologie et en histoire coloniale. On notera que, dans la discussion, le musicologue brésilien Gérard Béhague, recentre le débat sur l’église elle-même. Il y a là une intervention très révélatrice d’un musicologue sud-américain habitué, comme les musicologues américains, à traiter à la fois la musique des colons et celle des esclaves.  

   

c. On trouve enfin dans les documents laissés par Jacqueline Rosemain la trace de deux invitation à des colloques l’un en Grèce, l’autre en France (FIAO, 16 octobre 1992) sur la danse.

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(1) Pour toutes ces références se reporter à l’ouvrage cité (MDSA), pp. 177-178.

(2) On a une idée un peu plus précise de la manière dont certains termes parlés d’origine africaine étaient utilisés au XVIIIème siècle aux Antilles avec le dictionnaire congo de Baudry des Lauzières dans son Second voyage à la Louisiane, Paris, Charles, 1803. Pour une discussion portant sur les termes musicaux utilisés aux XVIIème et XVIIIème siècle voir Camier, Bernard, « Quelques termes musicaux afro-créoles dans les textes coloniaux français des XVIIème et XVIIIème siècle » in Etudes caribéennes, 2023, n°10, https:/doi.org/10.4000/etudescaribeennes.28079

(3) La danse aux Antilles, des rythmes sacrés au zouk, Paris, L’Harmattan, 1990, pp. 59-60.

(4) Moreau de Saint-Mery, Médéric Louis Elie, De la Danse, Danse article extrait d’un ouvrage ayant pour titre : Répertoire des Notions coloniales par ordre alphabétique, Parme, Bodoni, 1801.

(5) Jazz et biguine, les musiques noires du nouveau monde, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 56.

 

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SOMMAIRE
Préambule
A. Le contexte du travail de Jacqueline Rosemain autour de Musique dans la société antillaise 1635-1902
B. Les productions
C. Réception du travail de Jacqueline Rosemain

D. Les Archives Rosemain à Laméca. Les données sur l’histoire des spectacles en Guadeloupe et Martinique au XIXème siècle
E. Une musicologue antillaise Jacqueline Rosemain. Musicologie et question nationale aux Antilles de colonisation française
F. En guise de conclusion
Annexes

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par Dr Bernard Camier

© Médiathèque Caraïbe / Conseil Départemental de la Guadeloupe, septembre 2024