“Les enregistrements d’Alan Lomax dans la Caraïbe française en 1962. Un éloge de notre créolité” par Dominique Cyrille

Article Laméca

Les enregistrements d'Alan Lomax dans la Caraïbe française en 1962. Un éloge de notre créolité

Dr Dominique Cyrille (2003)
Lehman College / CUNY (New York)

Texte de la conférence donnée à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003 - Basse-Terre, Guadeloupe)
Laméca / Festival de Gwoka de Ste Anne / DAC Guadeloupe

 

Dominique Cyrille lors de sa conférence à la 1ère édition du Séminaire d'ethnomusicologie caribéenne (juillet 2003).
© Médiathèque Caraïbe

Cet exposé est consacré à la présentation d’enregistrements réalisés par Alan Lomax à la Martinique, à Saint-Barthélémy et à la Guadeloupe en juin et juillet 1962. Ces trois territoires ont été colonisés par les Français au XVIIème siècle avant d'être transformés en Départements d’Outre-Mer en 1946. Ils ont chacun préservé des caractéristiques qui leur sont spécifiques et leur histoire coloniale est contrastée. Les populations de ces territoires -ou de ces ensembles d’îles dans le cas de la Guadeloupe, partagent certains aspects de leur culture cependant. La diversité des expressions culturelles des Franco-Caribéens est mise en évidence dans la variété des documents enregistrés par Alan Lomax.

Le CD intitulé The French Antilles. We Will Play Love Tonight ! d'après un des chants de gwoka enregistrés à Lasserre Morne-à-l'Eau par Alan Lomax, "Nou kay chanté lanmou oswala", paru en 2004 chez Rounder Records dans la série "Caribbean Voyage. The 1962 Field Recording". Un CD attendu impatiemment par plusieurs personnes dans les Antilles françaises qui s’intéressent à la restitution de leur passé historique.

 

Alan Lomax est arrivé en Martinique à la mi-juin 1962. Il a visité Fort-de-France et s'est déplacé le long du littoral Atlantique pour aller à la rencontre des porteurs de tradition. Dans le nord Atlantique, sur les hauteurs de la ville de Sainte-Marie, Lomax a enregistré plusieurs éléments de culture bèlè parmi lesquels des chants de travail, des titims et bien sûr de la musique et de la danse bèlè. Dans le sud Atlantique, il s’est rendu au François où il a recueilli des extraits de Haute-taille, le quadrille à commandement particulier à cette région de Martinique. À Fort-de-France il a rencontré des musiciens de carnaval qui lui ont fait entendre des pièces du répertoire urbain : des biguine-vidés, quelques mazouks parmi les plus connues de l'époque et des valses créoles.

Au cours du mois de Juillet 1962 Lomax s'est rendu dans les îles de Guadeloupe. À Saint-Barthélémy il a rencontré un petit groupe de musiciens dont les noms de famille évoquent les premiers colons Bretons qui sont arrivés en 1659. Les ballades et les chants de marins de tradition française que MM. Magras, Blanchard et Gréaux lui ont chanté parlent de personnages et de lieux qui sont étrangers à la Caraïbe, mais qui sont familiers aux Français de Bretagne ou de Normandie. Les mêmes musiciens lui ont aussi interprété des biguines et des mazouks en provenance de la Guadeloupe dite "continentale" et de la Martinique.

Il a ensuite visité les communes de Morne-à-l'Eau et Capesterre Belle-Eau en Guadeloupe. On était alors à la mi-juillet de l'année 1962. Il y a recueilli plusieurs chants accompagnés au tambour ka (Lasserre, Morne-à-l'Eau) ainsi que des extraits de musique religieuse à Kali emmenée par les travailleurs engagés depuis le sud de l’Inde entre 1854 et 1906 (Sainte-Marie, Capesterre Belle-Eau). Lomax a été le premier à s'intéresser à la musique Indienne des Antilles Françaises car personne avant lui n’avait accordé d’intérêt à ces traditions.

Ainsi au cours de son voyage en Caraïbe française Alan Lomax a enregistré un répertoire riche et varié qui reflète la diversité des expressions culturelles caractéristiques des territoires visités. Ses captations sonores ont été effectuées à l'aide d'un magnétophone de marque Nagra - le nec plus ultra en 1962 - et sont donc d'excellente qualité. À la fois homme de radio et anthropologue, Lomax avait compris que le mouvement des indépendances amorcé en 1962 par la Jamaïque et par Trinidad provoquerait des changements importants qui risquaient d'affecter les expressions culturelles à travers toute la région. Il avait donc voulu recueillir les traditions musicales de toutes les îles de l'archipel antillais avant ces changements, en espérant que ce matériau lui permettrait de déterminer le niveau de développement (de civilisation) des populations étudiées. Il voulait ce faisant vérifier la théorie dite "cantometrics" qu'il était en train de développer. Il ne s'attendait pas à ce que la diversité et la complexité du matériau recueilli lors de ce voyage en zone caraïbe invalident sa théorie. Alors les bandes ont été entreposées dans un placard où elles sont restées quarante ans. Retrouvées après son décès par sa famille, elles ont été confiées à des ethnomusicologues spécialistes de la région caraïbe. Le corpus qu'il a recueilli a alors pris une valeur nouvelle. Il offre un instantané de grand intérêt pour tous ceux qui se passionnent pour l'histoire régionale et plus particulièrement pour l'évolution des musiques traditionnelles au cours du passé récent.

 

La mosaïque musicale des Caraïbes françaises

L'histoire de la colonisation de Saint-Barthélémy la distingue des autres possessions françaises de la Caraïbe. Dotée de sols trop secs pour l'agriculture de la canne à sucre, la plupart des Européens qui s'y sont installés n'ont pas connu la même fortune qu'à la Guadeloupe ou à la Martinique. Ils se sont tournés vers le tabac, le coton et ont surtout pratiqué une agriculture de subsistance. Le besoin de main d'œuvre étant moindre, le nombre d'Africains qui y a été introduit est demeuré très faible. Aussi, quand au milieu des années 1940 les premiers visiteurs sont arrivés à St-Barth, ils y ont découvert une population particulièrement démunie et essentiellement blanche, très peu métissée. Colonie principalement française depuis 1659 malgré quelques transferts de pouvoir avec l'Angleterre, Saint-Barthélémy avait été vendue à la Suède en 1784. Les St-Barths d'origine française ont toutefois continué à y habiter, mais ils se sont tenus soigneusement à l'écart des Suédois qui étaient pourtant propriétaires des lieux jusqu'en 1877. Étant restés entre soi pendant près d'un siècle, plusieurs St-Barths descendants des dix familles arrivées là en 1659 peuvent encore remonter à leurs origines bretonnes et normandes. Ces colons pauvres étaient toujours revenus y vivre après chaque déportation par les Anglais.

Une partie du matériau sonore que Lomax a ramené de Saint-Barthélémy rappelle ce lien. On en a un exemple avec Rossignol dans bois qui figure sur la piste 16 du CD. Ce chant tonal, de forme strophique et de rythme binaire est typique des anciennes ballades françaises. Le porteur de tradition qui l'interprète, M. Félix Gump, était âgé de 68 ans au moment de l’enregistrement.

Rossignol dans bois (Colombier, Saint-Barthélémy, 8 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>

Félix Gump (à gauche) et Léopold Blanchard chantant à partir d'un cahier de chansons (Colombier, Saint-Barthélémy, 8 juillet 1962).
© Alan Lomax >>>

Ce chant est radicalement différent de la musique qu'on entend ailleurs en Guadeloupe ou à la Martinique. Contrairement à St-Barthélémy où les recensements de population en période coloniale ne font état que de quelques centaines de personnes d'origine Africaine, c'est par plusieurs milliers qu'on comptait les déportés d'origine Africaine parmi la population de la Martinique et de la Guadeloupe. Ces femmes et ces hommes avaient été kidnappés sur les côtes d’Afrique de l’Ouest avant d'être réduits en esclavage dans les Antilles pour le bénéfice des colons européens. Au fil du temps les populations africaines de Guadeloupe et de Martinique se sont métissées en se mélangeant à celles qui étaient venues d'Europe et, beaucoup plus tard, de l'Inde. De même, les éléments de culture Africaine qui prédominent dans la musique de la Guadeloupe et de la Martinique se sont chargés d'influences européennes ainsi que d'influences indiennes, mais dans une moindre mesure. Car en effet, dans la Martinique et la Guadeloupe du début des années soixante -au moment de la visite d'Alan Lomax, les travailleurs Indiens dont les parents étaient arrivés entre 1854 et 1906 commençaient tout juste à s'intégrer. Aux yeux des anciens esclaves devenus ouvriers agricoles les nouveaux venus étaient des briseurs de grève et des concurrents déloyaux. Manipulés par les patrons d'usine, ils ont rejeté d'un bloc les Indiens et leur culture. Cette méfiance et ce rejet sont exprimés dans la chanson An vwè Malaba-la, mwen lévé qui figure sur la piste nº 9 du CD.

An vwè Malaba-la, mwen lévé (Lasserre, Morne-à-l'Eau, Guadeloupe, 16 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>

Berthilie Lauzane devant sa boutique, espace où elle organise des soirées jeux et musique et où Alan Lomax enregistre à Morne-à-l'Eau (Lasserre, Morne-à-l'Eau, Guadeloupe, 16 juillet 1962).
© Alan Lomax >>>

Le CD We Will Play Love Tonight regroupe des enregistrements réalisés en Guadeloupe et en Martinique et propose une véritable mosaïque de genres musicaux. En effet, juxtaposée aux ballades françaises évoquées plus haut et à la musique d'influence africaine qu'on verra plus loin, il y a de la musique Kali extraite du répertoire religieux des Guadeloupéens d'ascendance Indienne. Ces extraits ont été enregistrés sur la Basse-Terre, à Sainte-Marie de Capesterre Belle-Eau. Une écoute même superficielle démontre que le style, la forme, la langue des chants, leurs contours mélodiques, l'instrumentation choisie ou encore les séquences rythmiques qui caractérisent cette musique sont aussi éloignés de la musique des descendants d'Africains que le sont les chants des Saint-Barths. Toutes ces musiques contribuent également à la création du paysage sonore à la fois unique et diversifié qui caractérise ces territoires. Elles participent de la richesse culturelle de cet espace géoculturel.

Chant rituel à Kali (Sainte-Marie, Capesterre Belle-Eau, Guadeloupe, 15 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>

Les participants de la cérémonie à Kali écoutant un enregistrement effectué par Alan Lomax (Sainte-Marie, Capesterre Belle-Eau, Guadeloupe, 15 juillet 1962).
© Alan Lomax >>>

La piste nº 4 du CD contient un chant de travail, Adolin do-la, bwa kasé, dans lequel l’influence africaine est particulièrement évidente. C'est un bel exemple de bouladjel (ou boulagèl), un jeu polyrythmique de bruits de gorge, de vocalisations percussives et de battements de mains qui appartient à la famille des musiques gwoka. Le patron rythmique binaire qui le sous-tend ne correspond à aucun des sept rythmes traditionnels du gwoka. Le boulagèl est surtout utilisé là où le tambour est absent, comme par exemple dans les veillées mortuaires.

Adolin do-la, bwa kasé (Lasserre, Morne-à-l'Eau, Guadeloupe, 16 juillet 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>

 

A la recherche du passé historique

Les répertoires de musique afro-caribéenne qui existent à la Martinique et à la Guadeloupe sont hautement comparables. Les caractéristiques qu'ils ont en partage vont bien au-delà du recours à la langue créole pour la plupart des chants. En écoutant les questions que Lomax pose aux porteurs de tradition qu'il enregistre, on comprend que certains genres sont depuis longtemps communs aux deux territoires parce qu'hier comme aujourd'hui les individus qui les pratiquent sont souvent passés d'une île l'autre. Ces répertoires ne sont pas identiques cependant, car il existe des genres qui sont uniques à l'un ou à l'autre territoire. Ainsi les Titims bwa sèch, piste 22 du CD que Lomax a enregistrés dans la région de Sainte-Marie en Martinique. Quand il est venu à la Martinique en 1962 les devinettes de ce type s'entendaient très souvent. Au cours des années 1980 elles se répétaient surtout en milieu rural. Depuis la fin du siècle dernier cependant, elles se sont raréfiées y compris à la campagne. Les jeunes gens ne les connaissent plus et ne savent ni décoder les anciennes, ni en créer de nouvelles. Ces Titims sont en danger de disparition à très court terme si rien n'est entrepris pour les sauvegarder.

Titim, bwa sèch (Pérou, Sainte-Marie, Martinique, 20 juin 1962)
Source : culturalequity.org (archives Alan Lomax) >>>

Raoul Grivalliers (Ti Raoul) devant le microphone et Florent Baratini au tanbou bèlè (Pérou, Sainte-Marie, Martinique, 17 juin 1962).
© Alan Lomax >>>

Car, conséquence imprévue de la départementalisation, les sommes massives envoyées par la France pour le développement de ses anciennes colonies dans les années 1950-60 ont contribué aux profonds bouleversements qui ont affecté les sociétés Guadeloupéenne et Martiniquaise. C’est un processus que l’anthropologue Richard Price a particulièrement bien décrit pour la Martinique dans son livre Le bagnard et le colonel (L'Harmattan, 1998).

Au milieu du vingtième siècle en effet, le retrait des capitaux de l’industrie de la canne à sucre et la fermeture des usines de sucre qui s’est ensuivi a provoqué un exode rural massif. Cet exode a contribué à la désagrégation des structures traditionnelles dans lesquelles les répertoires afro-caribéens avaient émergé. Ce qui à son tour a entravé le processus de transmission des savoirs et des savoir-faire traditionnels. Dans les années 1950, quand les anciens paysans de la Martinique et de la Guadeloupe ont quitté les campagnes pour s’installer en ville une majorité d'entre eux n'a pas transmis à ses enfants les traditions qu'elle avait elle-même apprise de ses parents par souci d’intégration. De nombreuses pratiques traditionnelles parmi lesquelles des chants, des contes, des danses et des coups de tambour ont été déclarées obsolètes dans le nouvel environnement urbain et volontairement mises de côté. Parfois c'était simplement par crainte de représailles : Entre la désapprobation marquée de l'Église et les actes répressifs de la police, confinées dans un univers rural qui n'a cessé de se réduire, les traditions héritées des ancêtres africains se sont en partie perdues.

Depuis les années 1970, leurs descendants se perdent en conjectures en tentant de mieux connaître les genres musicaux qui s'entendaient sur les plantations avant l'exode rural. Ils déplorent la fracture qui s’est installée dans la transmission de leur patrimoine culturel. À la Guadeloupe comme à la Martinique beaucoup se sont mis en quête de leur histoire et de leur passé récent. C’est ce vide là que les enregistrements de Lomax contribuent à combler aujourd’hui. Alors il importe peu qu'ils n'aient pas été réalisés dans un but philanthropique. Ce qui compte, c'est que ces archives permettent de comprendre à quoi ressemblaient les expressions musicales des Caribéens avant que la décolonisation et le passage à un nouveau type d'économie transforme en profondeur les îles de l'archipel. Comme Aimé Césaire l’a dit un jour à Richard Price : « Tout est en voie de changement ou de disparition. Nous avons besoin d’ethnologues comme vous pour enregistrer ce qui est en train de disparaître à jamais » (1998 ; 206, n36).

Ainsi, quand en 1962 Alan Lomax s’est rendu dans les îles des Petites Antilles pour recueillir des extraits de musique populaire, il ne se doutait pas de l'importance que ses enregistrements prendraient pour les descendants des personnes qu'il a rencontrées. De nombreux Guadeloupéens et Martiniquais sont en quête d’un passé qui semble sans cesse fuyant. Pour ceux-là ces enregistrements représentent la trace sonore d’un passé qu’on avait cru perdu pour toujours.

 

Références

  • Bonniol, Jean-Luc. 1983. "Contrepoint Créole". Les Temps Modernes. 441-442, 2048-2071. Avril-Mai.
  • Cyrille, Dominique. 2002. "Popular Music and Martinican-Creole Identity". Black Music Research Journal, Vol. 22, No. 1 (Spring, 2002), pp. 65-83. Center for Black Music Research - Columbia College Chicago and University of Illinois Press.
  • Cyrille, Dominique et Julian Gerstin. 2004. Livret et sélection du CD Caribbean Voyage. The 1962 Field Recording.  The French Antilles. We will play love tonight !, Rounder Records.
  • Cyrille, Dominique. 2006. "Imagining an Afro-Creole Nation: Eugène Mona's Music in Martinique of the 1980s". Latin American Music Review / Revista de Música Latinoamericana, Vol. 27, No. 2 (Autumn - Winter, 2006), pp. 148-170. University of Texas Press.
  • Lomax, Alan. 1962. Enregistrements sonores d'Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962 >>>
  • Lomax, Alan. 1962. Photographies d'Alan Lomax dans les Petites Antilles en 1962 >>>
  • Price, Richard. 1998. Le bagnard et le Colonel. Paris, L’Harmattan.

 

A propos de Dominique Cyrille

Dominique Cyrille, docteur en Musicologie, s'est spécialisée dans l'étude des expressions culturelles de la Caraïbe. De Septembre 2008 à Novembre 2015 elle a été Responsable de la mission patrimoine au centre des musiques et danse traditionnelles et populaires de Guadeloupe, le centre Rèpriz. À ce titre elle a pris une part active à l'élaboration du dossier d'inscription du Gwoka sur la Liste Représentative de la convention de l'UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Habitée depuis toujours d'un grand intérêt pour les échanges interculturels et la compréhension de l'Autre, elle a été dix ans professeur d'université à Lehman College / CUNY (New York, USA) et a contribué en tant que Consultant au succès de projets à visée internationale menés par des organismes culturels aux USA et dans la Caraïbe française.

 

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